Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 399, avril 2016
Le Village-Anjou, à la Roseraie, entre l’avenue Jean-XXIII, la rue du Maréchal-Juin, le boulevard Robert-d’Arbrissel et la route de Bouchemaine, aménagé entre 1967 et 1970, fait figure d’opération modèle. Auguste Chupin, président de la Société d’équipement de Maine-et-Loire (SODEMEL) et adjoint au maire Jean Turc, ne voulait pas qu’on oublie « ce qui a été une opération unique en France et qui fit en grande partie la renommée de l’ensemble de la Roseraie, le Village-Anjou, où l’on s’est efforcé de jouer la carte du cadre de vie et de la qualité de la vie à fond. Avec en prime une innovation technique, la fameuse galerie, véritable petit métro où sont rassemblés tous les réseaux. » (Ouest-France, 29 octobre 1980).
Inspiré de Saint-Michel-sur-Orge
« Opération unique », non, mais originale, car elle s’inspire directement du « Villagexpo » de Saint-Michel-sur-Orge (Essonne) commandé par l’État en 1963, inauguré en 1966 par l’Angevin Edgar Pisani, ministre de l’Équipement. En réaction contre le gigantisme des grands ensembles promus par les ZUP, zones à urbaniser en priorité créées par décret du 31 décembre 1958, la deuxième moitié des années soixante voit s’amorcer un retour vers les logements individuels. Le « Villagexpo » de Saint-Michel-sur-Orge présente 187 maisons de 20 types différents, suivant un plan d’urbanisme conçu en forme d’arbre par Michel Andrault et Pierre Parat : un véritable panorama des différentes manières d’habiter la maison individuelle, bénéficiant aujourd’hui du label « Patrimoine du XXe siècle ». Il concilie qualité de l'habitat individuel et construction industrialisée.
Grâce à Edgar Pisani, une délégation d’élus, sous la conduite du préfet René Jannin, prend connaissance de cette réalisation dès octobre 1966. Pourquoi ne pas créer un village-expo à Angers, dans le nouveau quartier de la Roseraie, dont le chantier vient de démarrer ? 5 750 logements collectifs et 800 logements individuels doivent y être construits. Le Village-Anjou émargera à ce programme d’habitat individuel pour 169 pavillons. Aussitôt pensé, aussitôt décidé. En novembre 1966, le préfet, le maire, le directeur de l’Équipement et Auguste Chupin sont reçus par Edgar Pisani. Le ministre approuve le projet angevin - qui réunit la Ville d’Angers, la SODEMEL et cinq organismes constructeurs - et apporte son aide financière. Février 1967 : Michel Andrault accepte de dresser le plan masse de l’opération. Les terrains sont achetés principalement aux pépiniéristes Ferdinand Jean Delaunay et François Delaunay. Des pavillons vont remplacer les vergers de poiriers. Le chantier démarre le 15 juin.
Les objectifs sont clairs : démontrer que l’application des méthodes de construction industrielle à la maison individuelle est possible pour bâtir rapidement, que la diversité des conceptions architecturales et des procédés permet d’éviter la pauvreté et la monotonie ; réaliser des maisons familiales dans les prix plafonds applicables aux constructions HLM du secteur accession à la propriété ; éviter l’écueil de la maison isolée ou du trop grand ensemble en favorisant à la fois l’indépendance des familles et la possibilité de tisser des liens de solidarité ; démontrer les progrès de la technique en matière d’infrastructures.
La première galerie technique souterraine de l’Ouest
Sortir du traditionnel, innover : telle était l’idée essentielle, dans le domaine du bâtiment, mais aussi pour les réseaux. Le Bureau d’études techniques pour l’urbanisme et l’équipement (BETURE) a donc cherché à résoudre les deux problèmes majeurs : obtenir un coût d’établissement raisonnable, diminuer les frais d’exploitation en évitant d’éventrer les chaussées à chaque intervention. C’est ainsi qu’est née la première galerie technique de l’Ouest regroupant tous les réseaux, dont le BETURE avait déjà l’expérience. De près de 3 m de hauteur hors tout et d’1,30 m de largeur, elle abrite au niveau le plus bas les deux réseaux d’assainissement, eaux pluviales et eaux usées séparées. D’un côté de la galerie sont groupés les réseaux rigides, eau et chauffage, de l’autre les réseaux plus souples, électricité, téléphone et télévision. Seuls l’éclairage public et le gaz ne sont pas compris dans cette galerie. Le chauffage sera collectif : une centrale thermique alimentée par l’usine d’incinération des ordures ménagères distribuera de l’eau à 180°. L’appel d’offres est lancé début avril 1967 et les 700 m constituant la première tranche de la galerie sont achevés en deux mois et demi par les établissements Billiard.
Sept modèles de pavillons
Deuxième originalité, après la galerie technique : le choix de sept modèles de pavillons allant de la conception traditionnelle aux spécimens d’avant-garde.
Pour la première tranche (1967-1968), ce sont :
- Pavillon Grand-Ouest, architecte Pierrès (Cholet), réalisation Ouvriers Réunis du Bâtiment (ORB), procédé Bory-Cebus (béton de 0,20 m avec isolation en roffmate)
- Pavillon Fiorio, architectes Fautrelle et Auvergnaud (Paris), réalisation H. Ducassou à Lorient, procédé Fiorio et panneaux Muceram (complexe béton – briques creuses, béton en façade et plâtre intérieur)
- Pavillon Trélazé, architecte Madelain (Paris), réalisation La Construction Horizontale (Veignes-lès-Tours), procédé Thermoba (panneaux composés d’une ossature bois avec laine de verre, panneau de fibres bois imprégné de bitume, placoplâtre intérieur, murette extérieure en pierre de taille avec vide d’air de 0,10 m)
- Pavillon Anjou, auteur du projet Martial Vié (Angers), réalisation Société Ingrandaise de Préfabrication et entreprise Bigot (Ingrandes), procédé Anjou-Préfab (sandwich béton et hourdis creux ciment, contre-cloison en traditionnel)
- Maison européenne, architecte J.-P. Watel (Bondues), réalisation La Construction Horizontale, procédé Thermoba
- Pavillon Tridimo-Beaupère, architecte Yves Rolland, réalisation Brochard et Gaudichet, procédé préfabriqué intégral (argile expansée pour parois latérales, plancher et plafond)
- Pavillon MEP (Maison évolutive préfabriquée), architecte Jean Saint-Arroman (Paris), réalisation Établissements Pouteau et Cie (Laval et Le Mans), procédé Tracoba (sandwich béton polystyrène de 0,23 m d’épaisseur)
Pour la deuxième tranche de construction (1968-1970) :
- Pavillon Tridimo, architecte Yves Rolland
- Pavillon Chevallier, architecte Yves Rolland
- Pavillon Bellerive, architecte Lesénéchal
- Pavillon M I 68, architecte Gauthier
- Pavillon Anjou SOCLOVA, Martial Vié
- Pavillon Anjou CIPA, Martial Vié
- Modèle économique et Beausoleil, architecte SETAC
Les sociétés de construction, maîtres d’ouvrage, ont leur siège à Angers ou à Cholet : la société HLM de crédit immobilier Les Prévoyants de l’avenir (CIPA), la société coopérative HLM Coin de terre et Foyer (Cholet), la société coopérative HLM Le Cottage angevin (Angers), la Société de construction de logements de la ville d’Angers (SOCLOVA) et l’Association interprofessionnelle d’aide au logement (AIAL).
Exposition-vente
L’originalité de l’opération Village-Anjou s’étend aussi aux procédés de vente. Différentes formules d’accession à la propriété sont proposées, directe ou par le biais de la location-attribution ou de la location-vente. Une exposition et un bureau de renseignements sont ouverts salle Chemellier, près de l’hôtel de ville, du 15 juillet au 30 septembre. La maquette du Village-Anjou, qui a déjà figuré sur le stand de la Ville d’Angers à la foire-exposition, y est à nouveau exposée. L’exposition est ensuite visible au siège du Comité d’aide au logement, 13 place La Fayette, où l’on compte jusqu’à soixante demandes de renseignements certains jours.
Mieux, une exposition grandeur nature est ouverte du 28 octobre au 20 novembre. Le public peut y découvrir les treize pavillons déjà achevés, de 4, 5 ou 6 pièces. Ils sont même meublés et décorés. Les architectes ont fait appel aux commerçants angevins spécialistes en ameublement et équipement électro-ménager. Belluet (ameublement et décoration à Trélazé) a aménagé les pavillons Anjou ; les meubles Rambault, le pavillon Tridimo. Poucan (radio-télévision), H. Simon (Frigidaire), Téléhor (rue Bressigny), Jean Rocher (spécialiste ensemblier de la table), Marcel Bompas (radio-télévision), La Boutique Fantasque (jeux et jouets), Guénault (revêtements de sols et murs) ont été sollicités. Les espaces verts sont l’œuvre du paysagiste Paul Sourisseau (rue Francis-Meilland).
Le 27 octobre 1967, l’exposition est inaugurée en grande pompe par le préfet Jannin, Edgar Pisani ancien ministre de l’Équipement et député de Maine-et-Loire, ainsi que par Jean Turc, maire de la ville. On vante l’effort d’amélioration de la productivité dans le logement qui permet de rendre la maison accessible à davantage de familles. Les prix sont raisonnables, en moyenne 100 000 F (124 700 euros actuels), terrain d’environ 400 m2 compris. « Village-Anjou démontre que le pavillon est viable. Mais, dit Edgar Pisani, l’ère du sur mesure est dépassée, commence celle du catalogue. Village-Anjou est un catalogue vivant de l’habitat moderne. » (Le Courrier de l’Ouest, 28 octobre).
Le premier "villagexpo" de province
L’exposition est accueillie avec enthousiasme ! 2 100 visiteurs s’y pressent pour le seul dimanche 28 octobre… C’est que, d’après une enquête du Centre d’études et de recherches d’aménagement urbain (CERAU), plus de la moitié des 2 000 ménages interrogés désirent une maison individuelle. L’emplacement remarquable, la conception moderne des pavillons – le « summum » étant la maison européenne à double patio et toit en terrasse -, « l’impression d’être chez soi en raison d’une disposition judicieuse des pavillons » (Le Courrier de l’Ouest, 18 novembre) sont la clef du succès. Émerge toutefois une critique fondée : la petitesse des chambres, encore diminuées par les deux salles de bain prévues par les promoteurs. On la constate dans les pavillons Anjou de type VI par exemple, pourvus d’une salle de bain et d’un cabinet de toilette.
L’exposition n’est pas terminée que les deux premiers souscripteurs emménagent dans leur maison le 15 novembre 1967 : une famille originaire de Bretagne et la famille Uttwillers, rapatriée d’Algérie (Le Courrier de l’Ouest, 16 novembre), qui a ouvert à Angers le premier restaurant de couscous, rue Bressigny. Le 5 février 1968, les rues de la première tranche de construction – 75 pavillons – sont dénommées : rues du Village, des Tournebelles, Chantoiseau, place du Village-Anjou… L’Association syndicale des acquéreurs de parcelles du Village-Anjou (ASYVA) est constituée et ses statuts approuvés le 5 juin 1968. Son premier président, Jean Hennin, sera aussi le premier président de l’Union des associations d’Angers-Sud. Le retour à la vie de village, tout en profitant des avantages de la ville, séduit dans l'Ouest, puisque Saint-Herblain en Loire-Atlantique construit son villagexpo en 1968, pour sortir elle-aussi des grands ensembles d'habitat vertical.
Les 94 pavillons de la deuxième tranche sont un peu plus longs à bâtir (septembre 1968-octobre 1970). Les propriétaires se plaignent de l’étalement du planning qui freine la réalisation des parties collectives (espaces verts), de l’éclairage public, du téléphone. Le village est un peu isolé. Le centre commercial secondaire de la Roseraie tarde à ouvrir (fin 1969), le grand ensemble Monoprix au Chapeau-de-Gendarme plus encore.
Si bien que le président Hennin envoie une lettre incendiaire au responsable de l’opération, Auguste Chupin, président de la SODEMEL, le 8 mars 1970 : « Du provisoire qui s’éternise, tel pourrait être intitulé l’article traitant de l’équipement de la Roseraie et en particulier du Village-Anjou. » Le chauffage est provisoire, la centrale thermique était prévue pour mai 1970. L’installation de l’électricité est provisoire aussi. Certains câbles sont encore aériens.
« Le centre commercial ? L’accès nécessite : une paire de bottes, une boussole (la géographie des rues est fluctuante), un sérieux besoin d’acheter. […] Devant ces problèmes, nous sommes en droit de nous poser la question : « Serons-nous encore les victimes des slogans : EDF = confort, sécurité ; Chauffage urbain = confort, coût réduit ; Village-Anjou = dans un écrin de verdure… » (Archives municipales, 1629 W 125).
Quelques années plus tard, ces soucis typiques des opérations en cours d’achèvement se sont envolés. Le Village-Anjou reste une réalisation exemplaire et atypique. Aujourd’hui, c’est un havre de paix très apprécié de ses habitants et ses maisons sont recherchées.