Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 371, mars 2013
Les Angevins ont affirmé très tôt leur amour pour le théâtre et ce goût ne s’est jamais démenti, si l’on en juge encore aujourd’hui par le nombre d’associations qui le pratiquent. Les plus anciennes attestations de représentations sont issues de la cour de Bourgogne, autour de 1384, et d’Angers pour 1392-1409. Les étudiants de l’université organisaient des jeux à chaque Pentecôte. La cour ducale prisait aussi beaucoup la farce, à tel point qu’en 1409, la reine Yolande d’Aragon, mère de René Ier d’Anjou, est si captivée par les « jeux ou farces » qu’un larron peut lui couper la manche de sa robe et lui dérober argent et sceau privé sans qu’elle s’en aperçoive. À de nombreuses reprises, le roi René fait donner de grands mystères et il est fort probable que la célèbre Farce de maistre Pathelin ait été composée au château en 1456, par son fou, Triboulet.
Place des Halles
Où se déroulaient les représentations ? À proximité de la principale place de la ville, la place des Halles (actuelle place Louis-Imbach), sur un terrain appelé « le marché aux bestes ». Un grand échafaud de huit mètres de long sur dix de large y était dressé. Au-dessus de la scène, une tribune comprenait diverses salles pour le duc et son entourage, sans oublier des latrines. C’est un procès entre le charpentier et le prévôt de la ville en 1471 qui livre pour la première fois tous ces détails.
Dès lors, cet emplacement est réservé pour « les jeux ». La « clôture » est réparée en 1563, mais les installations théâtrales elles-mêmes devaient être renouvelées par chaque troupe venant donner spectacle, comme le montre une lettre du ministre Saint-Florentin en avril 1738, réglant l’intitulé des affiches : « Sa Majesté a décidé qu’il devoit estre de cette manière :
« De par le Roy et de M. le gouverneur de la province » et que vous [le conseil de ville] et M. d’Autichamp ne serez point nommés, que cependant les comédiens auront son agrément et le vostre, avant de se mettre en devoir de faire construire leur théâtre. » (Bibl. mun. Angers, Ms 1751).
Dans un ancien jeu de paume
Une véritable saison théâtrale se développe à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, organisée en trois périodes : de la Toussaint à début décembre, de début janvier à début mars et de fin avril à juillet ou début août. Les troupes sont mieux connues. Toutes doivent avoir obtenu privilège de jouer. L’aménagement d’un théâtre s’imposait. On le doit à deux marchands, Roch Charrier, également connétable de l’hôtel de ville, qui supporte l’essentiel de la dépense, et Jean Thoribet. Ils font le choix le moins onéreux, en réutilisant un ancien jeu de paume couvert, au fond d’une impasse du bas de la place des Halles, qui désormais sera désignée sous le nom d’impasse de la Comédie. Ce jeu de paume, remontant au moins à 1565, est figuré par Adam Vandelant sur sa vue cavalière de 1576. Il s’agit d’un rectangle long de 33 m, large intérieurement de 6,40 m, par conséquent fort étroit. Les murs maçonnés de grosses baraudes de tuffeau – pierres de taille de grandes dimensions – s’élèvent jusqu’à près de 5 m. Une structure à claire-voie de poteaux en bois supporte la charpente. Toute cette partie est maçonnée lors de l’aménagement du théâtre, en 1762-1763.
Le 10 avril 1763, le gouverneur d’Anjou accorde à Thoribet et Charrier le privilège d’exploiter cette salle pendant douze ans, moyennant un loyer payé à la municipalité. Le 1er juin, elle est inaugurée par la troupe dite des Petits Barons. Péan de La Tuillerie, dans sa Description de la ville d’Angers en 1778, la trouve « très agréable et fort commode ; elle a été peinte par le célèbre Dubois ; le plafond en est superbe ». Le peintre Dubois est aujourd’hui tombé dans l’oubli le plus profond. L’historien d’Angers André Blordier-Langlois décrit plus précisément les lieux, d’après ses souvenirs, dans son ouvrage Angers et le département de Maine-et-Loire (tome 2, p. 178-179), publié en 1837 :
« Sa première destination lui donnait une forme allongée peu convenable à la nouvelle, mais c’était un défaut commun à toutes les salles construites dans des jeux de paume, dont l’habitude s’éteignait. Celle d’Angers présentait deux rangs de loges seulement, peu saillantes sur le parterre, peu profondes, et par conséquent très favorables aux dames et à leur toilette ; aux deux côtés de l’avant-scène, selon l’ancien usage, étaient deux balcons renfermant plusieurs gradins. Cet envahissement sur le théâtre était un vice, et nuisait à l’illusion, j’en conviens, mais il n’était pas tout à fait sans grâce. Si cette salle était peu conforme aux règles prescrites, si l’amphithéâtre était un peu loin de la scène, on était bien aux loges, et l’on ne connaissait pas encore la commodité d’être assis au parterre. […] Dans les premiers temps, la salle d’Angers fut agréablement décorée ; on vantait les peintures de son plafond et du devant de ses loges. Je me souviens des palpitations que je ressentais lorsque, en entrant, mes yeux étaient frappés des mots écrits sur son rideau : « Omen felicitatis publicae ». C’était beaucoup dire peut-être, mais que c’était bien le présage de mon bonheur, à moi ! »
D’après le règlement édicté le 9 juin 1764 par le lieutenant général de police (Arch. mun. Angers, FF 41), le prix des places ne devait pas excéder 12 sols par personne au parterre, 24 sols à l’amphithéâtre ou secondes loges et 40 sur le théâtre et aux premières loges. Par comparaison, la journée de travail d’un maçon était payée de 22 à 26 sols. Les domestiques et « gens de livrée » ne pouvaient assister au spectacle, même en payant. À partir de 1768, les spectacles sont assurés par la troupe de Mlle Montansier, déjà directrice des salles de Versailles, puis de Nantes, Tours, Orléans, Le Mans, Rouen, Caen, Alençon… Ce qui permet à Angers de disposer d’excellentes troupes. Les séances commençaient à cinq heures du soir, pour s’achever entre 8 et 9 heures. Deux pièces étaient proposées au public à chaque fois : comédie, puis tragédie, ou opéra. Les programmes sont connus à partir de juillet 1773, grâce au premier journal angevin, Les Affiches d’Angers. Tous les grands classiques sont joués à Angers - Corneille, Racine, sauf Molière, apparemment délaissé – les œuvres des contemporains, spécialement celles de Voltaire, mais aussi Diderot, Regnard, Beaumarchais…, de même que des pièces de circonstances, comme l’Hommage du cœur ou le Bon Angevin, en l’honneur de Monsieur, prince apanagiste, en 1775.
Projets de nouveau théâtre
Malheureusement, la salle est petite et dangereuse. Une seule porte, au fond d’une impasse, permet d’y accéder. Aussi un groupe d’Angevins émet-il l’idée de créer, sur le modèle du Mans, une association par tontine pour financer une construction entièrement neuve. 240 actions de 500 livres chacune seraient vendues. La municipalité approuve ce projet le 13 février 1786 et accepte de concéder gratuitement le terrain nécessaire, mais seulement « lorsque les actions seront remplies ». Utile précaution, car, quoique le prospectus en ait été imprimé par Mame, l’affaire ne reçoit pas le plus petit début d’exécution.
Il faut attendre l’initiative du nouveau directeur du théâtre, Deschamps, pour voir une nouvelle salle s’ouvrir en 1795, place du Ralliement, dans l’ancien bâtiment des universités. Elle n’est cependant pas plus avantageusement configurée que la première : étroite et allongée, mal distribuée et mal greffée sur des murs du XVe siècle. Son promoteur, note Blordier-Langlois, « avait tout uniment supprimé les planchers et appliqué aux parois de ce vieil édifice trois rangs de loges dont les premières saillaient de manière que d’un côté à l’autre, il n’y avait pas plus de dix-huit pieds. Cette salle, par laquelle on s’était flatté de suppléer à l’ancienne, était plus incommode de beaucoup, et manquait de solidité au point d’être un sujet d’inquiétude pour les spectateurs. » Après la fuite de Deschamps, incapable de rembourser ses dettes, le bâtiment est attribué aux hospices en 1804, pour les indemniser de la perte de leurs biens lors de la Révolution.
S’alarmant du manque de sécurité de ces salles, le préfet Marc-Antoine Bourdon de Vatry fait dresser le plan d’un nouveau théâtre en 1807, à aménager dans les ruines de l’abbatiale Saint-Aubin. Après l’avoir approuvé le 13 septembre, la Ville dénonce sa décision le 28 juin 1808, jugeant le projet onéreux et dangereux (Arch. mun. Angers, délibération, 1 D 9) : la construction serait contiguë aux maisons adossées aux murs de l’église Saint-Aubin et seulement séparée du bâtiment qui renferme les archives du département par une étroite rue, qui ne mettrait pas les archives à l’abri des incendies si fréquents dans les salles de spectacles. Les élus municipaux s’orientent plutôt vers un théâtre à élever place du Ralliement, entre les rues Cordelle et Flore (Saint-Maurille), mais ils conditionnent ce projet à l’achèvement des casernes du Ronceray. Le préfet Bourdon part donc en avril 1809, sans avoir, comme il le souhaitait, marqué son administration par un monument durable.
Son successeur, Hély d’Oissel, revient à la charge. Il demande aux propriétaires de la salle des Halles d’effectuer un minimum de réparations et notamment d’ouvrir une nouvelle entrée pour leur établissement par le boulevard des Pommiers (actuel boulevard Carnot). Un devis est dressé par l’architecte Demarie en 1812.
Le préfet fait en même temps établir un devis de restauration du théâtre de la place du Ralliement par l’architecte de la ville, Mathurin Binet. Ce devis, approuvé par le conseil municipal du 15 novembre 1812, est envoyé par l’autorité préfectorale au ministre de l’Intérieur, assorti d’une lettre de condamnation définitive de la salle des Halles (Arch. mun. Angers, 4 M 2) :
« Cette salle, véritablement hideuse et dégoûtante, n’ayant été ni réparée ni repeinte depuis près de trente ans, est située dans un cul de sac et dans l’emplacement d’un ancien jeu de paume entouré de maisons, de telle sorte qu’on ne peut l’agrandir et qu’il est très difficile d’y pratiquer des dégagemens pour remédier à l’insuffisance de l’unique issue qui existe […]. On y respire un air infect parce qu’il n’y a pas moyen de l’aérer, on y gèle parce qu’on n’ose y établir des poêles dans la crainte d’y mettre le feu ; les planchers des corridors sont tellement pourris qu’il est arrivé plus d’une fois que des personnes qui les parcouraient y ont fait un trou et s’y sont blessées. »
Devant l’entêtement des propriétaires à n’y vouloir faire aucune dépense, il indique qu’il a donc jeté son dévolu sur la salle du Ralliement, au centre de la ville, offrant sept issues bien distinctes pour l’évacuation du public, des loges pour les artistes, un logement pour le directeur et un « assez beau caffé ».
Premier théâtre à l’italienne
Faute de financement, la Ville repousse encore le projet de plusieurs années, jusqu’en 1818 où elle se décide définitivement pour la restauration du bâtiment de la place du Ralliement. Tous les fonds disponibles sur le budget de 1821 sont affectés aux travaux. La première pierre du premier théâtre municipal à l’italienne est solennellement posée par le maire Prégent Brillet de Villemorge le 9 juillet 1821.
Prévus pour durer quinze mois, les travaux ne s’achèvent qu’en mai 1825. La modeste restauration initialement conçue pour 50 238 francs s’est transformée en quasi-reconstruction s’élevant à 285 573 francs ! Aléas du chantier, murs anciens se révélant peu solides, changement d’alignement de la façade : l’architecte Mathurin Binet doit refaire ses plans à plusieurs reprises. Il en résulte un joli théâtre néo-classique, dont l’avant-corps en façade remplace les péristyles traditionnels du XVIIIe siècle. L’effet monumental est cependant amoindri par une médiocre position à l’angle d’une place du Ralliement elle-même peu régulière. La salle de 900 places, en fer à cheval parallèle à la place, par manque de profondeur dans l’autre sens, offre une harmonie de rose et d’or. Un aigle couronne l’avant-scène soutenue par quatre colonnes.
Le nouveau théâtre est brillamment inauguré le samedi 21 mai 1825, par la troupe de la comédie de Nantes, sous la direction de Bousigues, avec une représentation de L’École des vieillards, comédie de Casimir Delavigne, suivie du Roman d’une heure, comédie en un acte d’Hoffmann. Le compte rendu des Affiches, annonces et avis divers d’Angers est naturellement élogieux :
« Nouvelle salle, nouvelle troupe, nouveaux spectateurs, c’est bien du plaisir à la fois. Quelle transition ! Quel contraste ! Au lieu de ce vieux manoir enfumé, un édifice éblouissant de jeunesse et de dorure. Des châssis délabrés, qui ne représentoient plus rien, ont fait place à de fraîches décorations. Enfin, de nombreux amateurs, qu’un hideux aspect ne rebutera plus, sont accourus sous les portiques du temple récemment élevé à Thalie. De forme circulaire et sur cinq rangs, il s’embellit des ornemens les plus analogues à sa destination. Entouré du cortège des Muses et des Grâces, Apollon brille au sommet et enrichit la coupole. Au pourtour de la première galerie, dix-neuf médaillons représentent ceux des auteurs dramatiques que ces divinités comptent parmi leurs premiers favoris. Mais la plus heureuse innovation est celle du foyer, dont les glaces opposées procurent aux promeneurs les illusions de l’optique et d’un panorama vivant. […] À une salle de spectacle dont nous avions si grand besoin, est réuni un café qui n’étoit pas moins nécessaire dans une ville où ce genre d’établissement fut, jusqu’ici, d’une tenue assez négligée. On n’en dira pas autant du nouveau Café de la Comédie. »
Le bâtiment de Mathurin Binet ne vécut que quarante ans : il part en fumée dans la nuit du 4 au 5 décembre 1865.