Premières rencontres avec l'Afrique noire

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 383, été 2014

Longtemps les Angevins n’ont eu connaissance des peuples africains que par les récits de missionnaires. Le développement des colonies françaises sous la IIIe République amène Angers à faire connaissance avec l’Afrique de façon plus concrète, par le biais de conférenciers relatant leurs expéditions, avec des projections photographiques à la lumière oxhydrique, comme Dybowski, ce 15 mai 1893, qui expose son voyage au centre de l’Afrique.

Le Dahomey à Angers

À la suite des conquêtes coloniales, des agences imaginent de monter des « exhibitions » d’Africains et, bientôt même, des villages noirs qui seront le summum des grandes expositions industrielles et artistiques. Le Continental’ Office du 56 rue de Douai à Paris, dirigé par Dussard, Bourget et Cie, est de ces agences toujours à l’affût, dès leur éclosion, des attractions les plus captivantes. À peine le général Alfred Dodds a-t-il conquis le Dahomey, actuel Bénin, sur Béhanzin Ier – il est reçu en grande pompe à Marseille le 11 mai 1893 – que Dussard et Bourget présentent au palais des Arts libéraux de Paris une troupe de onze Dahoméens, prise parmi les cent quarante-huit indigènes amenés par l’explorateur Théodore Bruneau : un prince, un féticheur, trois guerriers, quatre amazones, une petite fille et un interprète noir qui parle anglais. Les amazones, âgées de 16 à 18 ans, ont été précisément capturées dans une rencontre des troupes du général Dodds avec les soldats de Béhanzin. Ils obtiennent naturellement un énorme succès de curiosité.

Cela n’échappe pas à l’Angevin Jules Breton, ex-directeur du théâtre d’Angers, membre du comité d’organisation de la kermesse de juin 1893, une grande fête de bienfaisance donnée en faveur des sinistrés du gigantesque incendie de l’atelier de sculpture Moisseron et André, quai des Carmes, le 2 mai 1893. Afin d’amener les recettes les plus fructueuses, le syndicat commercial et industriel d’Angers, réuni sous la direction d’Édouard Cointreau, rivalise d’idées. Voilà comment Jules Breton, pensant que les Dahoméens intéresseraient le public angevin et procureraient de nombreuses entrées, se rend à Paris pour négocier avec l’agence Dussard et Bourget. Négociations difficiles, car il fallait obtenir l’adhésion du roi de la tribu de Dahoméens qui ne voulait pas se séparer d’une partie de sa troupe. Il finit par accepter sur l’assurance que deux personnes de l’agence, dont Bourget en personne, se rendraient à Angers avec eux. C’est ainsi que six hommes, quatre femmes et leur interprète, un Dahoméen employé dans une factorerie de la maison Fabre de Marseille, arrivent à Angers le 23 juin 1893. Le chef de la petite tribu s’appelle Cou-Cou.

« Ah, ils ont eu du succès, les Dahoméens ! »

Dès leur arrivée, précise Le Patriote de l’Ouest du 23 juin, ils sont « mis en possession des matériaux nécessaires pour se construire une cahute ». Ils devaient séjourner à Angers trois jours, mais ne repartent que le 28 juin, devant l’obligation « d’autres engagements ». Le 24 juin, la kermesse est officiellement inaugurée, sous la tente de la place Lorraine. Peu au fait de la géographie africaine, le maire Jean Guignard indique dans son discours, selon Le Patriote de l’Ouest, que les Dahoméens vivent sur le bord du Congo, le confondant avec le Niger… Là-dessus, ils font leur entrée au son d’une musique « qui n’a rien de particulièrement agréable pour nos oreilles qui n’y sont point habituées, note le journaliste : elle est due à une sorte d’instrument en os dont semble se complaire à jouer l’un d’eux. Il y a là quatre amazones et six guerriers dont on admire la magnifique structure. Ils se livrent à des chants, à des danses, dans un mail enclos occupé au centre par une cabane en paille qu’ils ont bâtie dès leur arrivée. Sauvages ils sont, mais ils en ont peu l’air et la vue du public leur semble très agréable ; mais ce dont ils se réjouissent surtout, c’est de voir passer la belle monnaie française de la poche des visiteurs dans leur sorte de petite gibecière en cuir. Hommes et femmes sont nus jusqu’à la ceinture » (Le Patriote de l’Ouest, 27 juin).

Voilà donc le premier contact concret d’Angers avec l’Afrique noire et c’est bien sûr le succès : « Les Dahoméens ont captivé la curiosité générale et certainement que tout Angers voudra voir ces types intéressants et réellement bien curieux ». Un succès analogue à celui d’une troupe de théâtre, un succès de foire. Les Angevins les regardent un peu comme des animaux de zoo, et s’étonnent presque qu’ils soient intelligents :

« Tous sont très intelligents, écrit le journaliste du Patriote de l’Ouest, et comprennent avec une grande facilité. Hier matin, nous nous plaisions à jouer avec eux à pile ou face et nous vous assurons qu’ils prenaient un réel plaisir à ce jeu du hasard qu’ils ont aussitôt saisi. »

La presse souligne aussi malignement à plusieurs reprises qu’ils aiment les « bounes petit’ sous », mais qu’avant de partir, la troupe a laissé « bien près de la somme entière » récoltée - plus de 500 francs – « aux Fabriques de France et à La Belle Jardinière où ils ont acheté quantité de cotonnades à grands ramages, des pare-poussière et des chapeaux de paille ».

À peine la troupe repartie, d’autres reviennent les 13 et 14 août 1893, « exhibés » au cirque-théâtre, place Molière. Il s’agit cette fois de cinquante Dahoméens, dont plusieurs étaient enrôlés dans les troupes du général Dodds et ont reçu des blessures dans les rangs français. Ils sont produits par la Société d’ethnographie coloniale, qui, devant l’immense succès obtenu à Paris au palais des Arts libéraux du Champ-de-Mars, décide d’une tournée en province. Pendant leur court séjour à Angers, la troupe est logée au cirque-théâtre même et nourrie par l’hôtel voisin de la Croix-Dorée (angle de la rue Boisnet et de la rue Petite-Romaine). Au menu : café noir et petit pain le matin ; riz à l’eau, 250 grammes de viande rôtie et un quart de vin rouge à midi ; la même chose pour le repas du soir à la différence que le riz est remplacé par des légumes. Le 15 août, ils partent pour Nantes.

Le village noir de l’exposition de 1906

L’Afrique ne revient à Angers qu’en 1906, sous la forme d’un « village sénégalais, Soudan, Congo ». La mode était aux grandes expositions présentant les dernières créations en matière d’industrie, d’agriculture et d’arts. Des entrepreneurs astucieux avaient fait leur gagne-pain de la « décentralisation » des expositions universelles dans les principales villes de France, tel Alfred Vigé, organisateur des expositions de Rochefort (1898), Poitiers (1899), Lille (1902), Reims (1903), Nantes (1904), Orléans (1905). Ne nous étonnons donc pas qu’il prenne contact en mai 1905 avec le maire d’Angers pour lui proposer une manifestation du même genre. Sans réponse, il revient à la charge le 15 juin et joue sur la fibre patriotique et sociale. Les colossales expositions universelles ne font que favoriser l’importation de l’industrie étrangère, dit-il. Ce n’est pas le cas des expositions de province, utiles pour « protéger notre industrie nationale et montrer que la France produit tout ce qui est nécessaire à ses enfants. » Il offre ensuite de réserver 5 % des entrées au bureau de bienfaisance, omettant de signaler qu’il respecte simplement la loi sur les spectacles…

Après moult prises de renseignements, la municipalité accepte finalement la proposition. Ainsi s’ouvre le dimanche 6 mai la grande exposition de 1906, du Champ-de-Mars à la place Lorraine. Les deux attractions principales en sont incontestablement l’American Toboggan et, comme à Reims, Nantes et Orléans, le village noir. Ce sont cette fois des Sénégalais qui arrivent dans la ville. Comment Vigé a-t-il pu les faire venir de Dakar ? Là encore, il a fallu négocier et sans doute bénéficier de la complicité des députés et maires du Sénégal. Jean Thiam, chef du village, né à Gorée, notable du lieu, conseiller municipal depuis 1904, a peut-être servi de relais pour recruter les membres du village noir, principalement issus des communes de Dakar et de Gorée et donc Français de plein droit.

Les quatre-vingt dix Sénégalais débarquent à Bordeaux le 19 mai et sont aussitôt dirigés vers Angers. Le 21, ils s’installent dans leurs cases, au jardin du Mail, derrière le café-glacier. Les journaux mentionnent que déjà fonctionne l’atelier de bijouterie dirigé par Jean Thiam, tandis que « la mosquée minuscule a retenti des cris du marabout ». Les membres du village sont tenus de présenter en raccourci sur quelques mois (fin mai-début septembre) une année de la vie économique, sociale et religieuse de leur pays et de participer aux fêtes qui la rythment : fêtes de Boukari, du Korité, de l’Asaka (remise de la dîme au marabout), baptême, mariage, distribution du couscous… À Reims, Vigé avait même organisé un marché aux esclaves !

L’inauguration officielle se déroule le jeudi 24 mai. Peu d’Angevins encore connaissaient l’Afrique et le village noir est une immense réussite, si l’on en juge par la presse et les archives. Dans le bilan financier de l’exposition – 214 320 francs de recettes - le village noir vient largement en tête de toutes les attractions avec 38 860,75 francs, tandis que le casino a produit seulement 10 831,25 francs et le toboggan, 8 955,25 francs. Les visiteurs ont pris plaisir à entendre chanter les « nègres, négresses et petits nègres en langage de leur pays, aux sons d’instruments connus d’eux seuls et des plus primitifs ». La foule s’est portée en masse aux diverses fêtes, à tel point qu’il était parfois difficile de se frayer un chemin vers le village…

Un guide au village noir, le docteur Barot

Le docteur Louis Barot – futur maire d’Angers de 1912 à 1914 – est alors certainement le meilleur connaisseur de l’Afrique à Angers, particulièrement du Sénégal et accessoirement du Soudan, du Mali, de la Guinée et de la Côte d’Ivoire. Médecin de la marine, il y a séjourné trois ans, de 1899 à 1901, pour soigner les tirailleurs sénégalais. On ne pouvait trouver meilleur commentateur. Il est d’ailleurs membre du jury de l’exposition. Secrétaire général de la section d’Angers de la Société de géographie commerciale, il guide les membres de la Société dans le village noir et fait paraître, dans le numéro de mai-juin de la Revue de l’Anjou, un article documenté intitulé « Le village sénégalais de l’exposition » où il fait œuvre de pédagogie afin que ses concitoyens évitent tout jugement hâtif vis-à-vis de ces peuples lointains.

Le village sénégalais de l’exposition, écrit-il, est composé de noirs appartenant en majorité à la race ouolove, élément ethnographique dominant du Bas-Sénégal. Il précise que les Ouolofs ont subi un « commencement très appréciable d’européanisation, sinon dans le costume et le langage, du moins dans les mœurs.  […] Au physique, les Ouolofs sont grands, bien découplés, forts, noirs, très noirs, beaucoup plus noirs que les races soudaniennes du Haut Sénégal et Moyen Niger. » À côté des Ouolofs du village se trouvent quelques Toucouleurs, Bambaras et Laobés.

Il émet quelques réserves sur la façon dont le village noir a été agencé, mais, bien dans son époque, n’en formule aucune sur le principe même de l’exposition, analogue à celle d’un zoo humain : « Les habitations habituelles des Sénégalais, chez eux, ressemblent peu à celles que l’administration de l’exposition a mises à leur disposition : ces dernières sont des palais à côté des premières, qui sont en terre battue et recouvertes en chaume ou en palmes. Leur mobilier est identique à celui de leur pays : un lit bas et dur, couvert de nattes, une malle et un certain nombre de calebasses, qui servent indifféremment à la cuisine ou à la toilette. »

Le docteur Barot décrit ensuite les vêtements, les bijoux, les coiffures. « Les femmes sénégalaises sont élégantes dans leur genre. Leur coiffure est bizarre, formée d’une multitude de petites nattes rondes, menues et tremblotantes comme des franges d’épaulettes […]. Un madras voyant, noué sur leur front, cache la partie supérieure de leur coiffure.  Elles sont vêtues d’un boubou flottant, semblable à celui des hommes, et de larges bandes de cotonnade enroulées autour de la ceinture, descendant aux chevilles, et appelées « pagnes ». Elles portent les mêmes sandales que les hommes, autant d’amulettes ou gris-gris qu’eux, avec, en surplus, des colliers de verroterie, des bracelets, des boucles d’oreilles, des bagues ».

Les musiciens, danseurs et griots retiennent son attention. Il détaille les instruments de musique, le balafon (xylophone), la kora (harpe-luth), le diamé (harpe à cinq cordes), le tambourin et le tabala (gros tam-tam), instruments dont il avait réuni une collection, qui jouent un rôle fondamental pour les danses. Or, « la danse tient une place extrêmement honorable dans la vie d’un village noir ; à toute occasion, un noir rit et danse : fêtes, naissances, passage d’un hôte de marque, nouvelle lune, sont autant de motifs de grandes bamboulas ».

Ne pas laisser une mauvaise impression aux Sénégalais

Il conclut en souhaitant que beaucoup aillent visiter le village noir, « mais […] en hommes désireux de s’instruire et de se distraire et non en beaux esprits, persuadés que le cynisme est la force de caractère et la raillerie, de l’esprit critique ; ou en dégénérés à la recherche de sensations nouvelles… », car il veut que les Français laissent sur les Sénégalais une « impression de grandeur matérielle et morale ».

On imagine les réflexions abruptes que devaient faire des visiteurs ignorants… Et les rumeurs n’ont pas manqué. Comme dans d’autres villes, les Angevins ont craint pour leur santé. Malgré la séance de vaccination obligatoire, il a fallu, « en présence de bruits répandus dans le public », que le maire demande une visite sanitaire du village par le docteur Legludic, directeur de l’école de médecine. Le rapport en est publié dans la presse, le 4 juillet :

« J’ai examiné tous les nègres, hommes, femmes et enfants et inspecté toutes les cases. Je puis vous assurer que l’état sanitaire est excellent, que tous les nègres sont en bonne santé et ne sont atteints d’aucune maladie contagieuse. » (lettre originale, Archives municipales d’Angers, 2 F 89).

Après la dernière fête - le mariage sénégalais de Moumar N’Diaye avec Tiaba Faye suivi par une foule énorme sous une chaleur torride - les membres du village noir quittent Angers le 9 septembre pour se rendre à l’exposition coloniale de Paris.