Les premiers logements ouvriers

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, Conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 427, novembre 2019

En décembre 1854, les bâtiments du nouvel hospice Sainte-Marie sont ouverts. Ils forment encore aujourd’hui le noyau ancien du Centre hospitalier universitaire. La population des trois anciens hospices – Hôpital général de la charité, Incurables et Pénitentes – y est transférée, ce qui libère dans la Doutre un vaste espace triangulaire situé entre les rues Lionnaise, Saint-Nicolas et le boulevard de Laval (boulevard Georges-Clemenceau). Les constructions des anciens hospices sont achetées par la Ville en 1856 afin de « faire disparaître les encombrements et les maisons insalubres dont nos vieilles cités offrent le chaos », comme l’indique le conseiller municipal Nicolas Planchenault, président du tribunal civil, dans son rapport sur le projet de création d’une cité ouvrière, au conseil du 21 février 1855 : « Laissera-t-on dans son état actuel le quartier abandonné par les hospices, perdu par sa voirie actuelle et resté sans habitants, ne convient-il pas que l’administration municipale fasse tous ses efforts pour le tirer de cet état et porter l’air et la vie sur ce beau plateau ? Il reste là, disponibles, 34 400 m2, où s’intercalent seulement trois maisons de nulle valeur, non appartenant aux hospices. »

La cité ouvrière novatrice de Moll

Dès 1854, un projet a été dressé par l’architecte Édouard Moll, précisément architecte des hospices, mais il a sans doute établi ce travail de son propre chef. Il connaissait bien ce quartier de la Doutre, où il était né, rue Beaurepaire, le 26 novembre 1797 et voulait concourir à son amélioration. Son nouveau quartier est un grand quadrilatère divisé en deux triangles symétriques par un boulevard central de 15 m de largeur, reliant en biais la place de la Laiterie au boulevard de Laval. Du côté gauche, des maisons traditionnelles seront bâties. Du côté droit Moll prévoit une cité ouvrière, sur un plan triangulaire, de 128 logements. Seize maisons identiques la composent, à un seul étage sous grenier, ouvertes sur un square. Elles sont divisées en huit logements, desservis par des coursives du côté du square. Chaque logement se compose de deux pièces de 17 m2 chacune. L’air et la lumière, avec leur double orientation rue/square, donnent des conditions d’habitation très salubres. Enfin, élément de progrès alors inexistant dans les maisons modestes : tous les logements sont dotés de lieux d’aisance, situés aux extrémités des coursives, les uns intégrés à l’appartement, les autres accessibles par la coursive.

La cité ouvrière est complétée par un ensemble de bains-lavoirs, logé à la proue du triangle vers le boulevard de Laval. Elle bénéficie aussi d’un grand marché couvert, à l’entrée de la rue nouvelle, du côté de la place de la Laiterie. Deux schémas d’implantation sont prévus pour le marché. Dans le premier, il est divisé en deux halles situées de chaque côté de la rue. Le second reporte le marché uniquement du côté gauche, sous la forme d’une longue halle. Un bâtiment destiné au préposé du marché lui répond du côté droit pour la symétrie. Ainsi Édouard Moll a su concevoir un plan novateur de cité ouvrière, dans la ligne du fouriérisme, mais évitant l’aspect de « caserne » de la première cité ouvrière ouverte à Paris en 1851, la Cité Napoléon. Les modules d’habitation sont de petits immeubles à un seul étage, ce qui préfigure des choix qui se généraliseront quelques années plus tard. Logements, bains et lavoir, square, marché couvert : rien n’y manque et le plan favorise les espaces de rencontre.

Un autre projet, par Dellêtre

Ce n’est pas ce projet qui est présenté au conseil municipal du 21 février 1855, mais celui d’un autre architecte angevin, Sébastien Dellêtre. Il s’est inspiré très largement du projet de Moll pour concevoir le nouveau quartier envisagé par la municipalité. La voie transversale reliant la place de la Laiterie au boulevard de Laval est conservée, mais réduite à 12 m de largeur. La cité ouvrière se trouve toujours à droite, de plan cette fois pentagonal. Sur la gauche, un marché couvert lui fait écho. L’ensemble est axé sur une grande place centrale carrée. Celle-ci a obligé l’architecte à donner à sa cité ouvrière un aspect plus monumental. Les logements ne sont plus de petits immeubles individuels accolés, mais sont intégrés à cinq ailes de bâtiment. L’entrée est marquée par une haute arcade s’élevant sur les deux niveaux de l’élévation, couronnée par un fronton où figure en grand l’inscription « Cité ouvrière ». Pour les façades donnant sur le square intérieur, l’architecte a conservé les coursives, qui soulignent l’aspect collectif de la construction.

Le projet présente d’autres différences notables. Les lieux d’aisance sont situés de façon moins accessible dans des espaces indépendants, dans les angles en retour d’aile du bâtiment. À l’extérieur, ils sont marqués par des lanternons servant à l’aération. Quant aux bains-lavoir, c’est un bâtiment indépendant, peu important, placé au milieu du square central de la cité. Au rez-de-chaussée se trouve le lavoir avec trois bassins, les bains sont au premier étage, un séchoir occupe le deuxième niveau.

Cité ouvrière, un mot qui fait peur !

Quel accueil le conseil réserve-t-il à ce projet ? On ne sait trop. Aucune appréciation ne figure dans les registres de délibération. La question qui se pose surtout, indique le dernier paragraphe de la délibération, est « de savoir si l’État, en présence d’un programme de cité ouvrière, ou tout au moins d’un quartier qui doit fournir des habitations salubres et à bon marché, avec des halles et lavoirs, accordera une subvention à la ville ou à ses adjudicataires » (1 D 22, p. 171). Le projet est renvoyé pour complément d’étude et on doit s’assurer du concours de l’État. Les terrains et bâtiments des hospices sont bien achetés, mais l’étude reste « enterrée ». À l’époque de la Marianne – insurrection de 5 à 600 ouvriers de Trélazé et des Ponts-de-Cé qui ont tenté de prendre Angers en août 1855 – le mot même de « cité ouvrière » fait peur… Soulignons en tout cas la particulière précocité de ces deux projets, suivant de peu la célèbre Cité Napoléon de Paris.

La rue transversale figurant sur les projets est réalisée en 1863-1866 – c’est l’actuel boulevard Descazeaux – mais la construction est laissée à l’initiative privée. Des maisons bourgeoises et des immeubles de rapport sont bâtis sur le front du boulevard. Le reste des parcelles jusqu’à la rue Lionnaise ne trouve que tardivement preneur, grâce à l’activité débordante de l’architecte-entrepreneur François Moirin. Les terrains situés entre les rues Guitet et Billard, nouvellement tracées et dénommées en avril 1881, lui sont cédés à l’amiable au prix de 10 francs le m2 en 1884.

François Moirin

Et finalement c’est un architecte connu pour ses immeubles bourgeois du centre-ville, de type haussmannien, qui va édifier là le premier lotissement ouvrier, suivant un plan en épingle à cheveux, le long des rues Billard, Lionnaise et Guitet. Il en reste aujourd’hui treize maisons, cinq à l’angle du boulevard Descazeaux et rue Billard, huit rue Guitet. Les bombardements du 17 juin 1944 ont détruit les cinq maisons de la rue Lionnaise et les trois de la partie haute de la rue Billard.

Le choix architectural de Moirin est différent de ceux de Moll et de Dellêtre : des maisons de deux étages, constitués de six logements. À son achèvement en 1885, le lotissement en comprenait 120. Ceux-ci sont plus petits (25 m2) que ceux de Moll. L’accès se fait par la rue. Plus de coursives sur la façade postérieure qui permettaient aux habitants de se rencontrer. D’une façon générale il n’y a pas d’espaces collectifs ni de services communs comme bains et lavoir. Le mode de vie est recentré sur la cellule familiale. Trente ans après le projet de Moll, les logements ne comportent plus de lieux d’aisance. Ce n’est pas un progrès ! Les WC sont regroupés en trois cabinets sur le palier du 2e étage de chaque maison.

Pour l’entrée, François Moirin reprend le thème du grand arc en plein-cintre monumental surmonté d’un fronton. Afin d’éviter l’effet de barre, il utilise astucieusement une alternance de façades verticales – deux étages sous pignon – et horizontales – comble brisé à lucarnes. Un parti pris très original et très soigné, qui donne une grande unité à la construction et la démarque de ce qui sera généralement construit, sur un mode beaucoup plus pauvre, pour la classe ouvrière. Un parti pris qui a l’avantage d’éviter le fameux effet de caserne de l’habitat social.