Saint-Aubin : la tour aux multiples usages

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 192, janvier 1996 et mise à jour, 14 septembre 2023

Puissante silhouette, la tour Saint-Aubin fait partie du paysage familier d'Angers. Quel impressionnant panorama depuis sa plate-forme, jusqu'à la Loire et aux coteaux de l'Aubance !

La tour de l’abbé

Ce n’est pas une tour ordinaire, mais la tour de l'abbé, qui ainsi montrait sa puissance. Les moines ne disposaient que d'un petit clocher de croisée sur l'abbatiale. Le premier étage – étage noble largement éclairé et bien voûté, desservi par un puits – pouvait servir de salle de réception pour les cérémonies de l’abbé, principal possesseur de fiefs dans la ville. L’étage supérieur, doté de quatre cloches, servait de beffroi. Au XVe siècle, le duc d'Anjou paye un veilleur pour guetter du haut de la tour, depuis une échauguette mise en place en 1426.

Selon les mémoires d'un bourgeois d'Angers, la première pierre en est posée par l'abbé Robert de La Tour-Landry en 1130. D'après son style, la construction s'est achevée dans les années 1170. Déjà l’archéologue Godard-Faultrier écrivait en 1867 : « La tour Saint-Aubin est une œuvre d’un seul jet et tout entière du XIIe siècle. » Comme quelques autres tours d'abbayes célèbres – le Bec-Hellouin, la Trinité de Vendôme, Marmoutier, Saint-Florent de Saumur, Saint-Nicolas d'Angers – ou de cathédrales – Rouen, Bordeaux – elle se trouvait complètement isolée de l’église. Mais elle était en communication avec le palais de l’abbé, situé juste au nord (entre les actuelles rues des Lices, Saint-Aubin et du Musée).

Des dispositions de qualité

La salle carrée du rez-de-chaussée est simplement voûtée d’arêtes. Au premier étage, la salle d’honneur forme une pièce de dix mètres de côté sur quelque vingt mètres de hauteur, couverte d’une coupole nervurée sur pendentifs. Deux baies géminées en plein cintre ornent la face est. Refaites en 1904-1905, elles ont été copiées sur une fenêtre ancienne percée au nord de la tour. Le traitement architectural et le décor sculpté des chapiteaux feuillagés, de très grande qualité, contrastent avec les murs de schiste nu, qui laissent une impression d’inachèvement. À l’étage supérieur, quatre puissants arcs surbaissés s’entrecroisent juste au-dessus de la coupole : ils permettaient de supporter les pans de bois de la cage du beffroi des cloches. À partir de ce niveau, la construction passe insensiblement du plan carré à l’octogone, disposition prévue pour servir de support à une flèche qui n’a jamais été réalisée. Avec sa toiture tronquée, remontant à 1823, la tour mesure environ 52 mètres de hauteur. Si la flèche avait été bâtie, elle aurait atteint près de 77 m selon les calculs de Louis de Farcy, par comparaison avec Vendôme.

Une histoire mouvementée

Après six siècles paisibles, l'histoire de la tour Saint-Aubin devient dense et touffue comme l'intrigue d'un roman. Sa hauteur - le clocher le plus élevé de la province après les flèches de la cathédrale - la fait choisir en 1744 par Cassini de Thury et Maroldi pour l'établissement de leur carte. C'est précisément cette qualité qui la sauve à plusieurs reprises de la destruction, car les événements se précipitent.

En 1779, l'abbé vend à des particuliers le rez-de-chaussée de la tour en même temps que l’ancien palais abbatial adjacent. Les cloches sont descendues en 1792, mais le monument rend encore bien des services. Le 3 décembre 1793, l'opticien Pédralio, posté au sommet avec ses instruments, signale l'arrivée des troupes vendéennes venues assiéger la ville. Préoccupée par le ravitaillement des Angevins, l'administration départementale installe au rez-de-chaussée le grand moulin à farine de Fontevraud en 1795. Sa mise en service se révèle être une « entreprise ruineuse », uniquement valable s’il n’existe aucun autre moyen de moudre les grains. Le moulin y reste cependant jusqu'en 1813.

Sauvée par les plombs de chasse

Hélas, la tour se détériore faute d'entretien. L'État, qui en est resté propriétaire (à l'exception du rez-de-chaussée), n'y fait aucune réparation, de sorte que le préfet la trouve en 1805 « dans le plus grand état de dégradation. » Un décret impérial l'autorise à louer les étages au propriétaire du rez-de-chaussée, moyennant l'entretien de l'édifice et « l'établissement d'un escalier commode pour permettre aux gens de l'art de suivre les opérations du cadastre général ». En 1811, le beffroi intérieur supportant naguère les cloches, la toiture et son campanile, ruinés, sont détruits. Les quatre clochetons – ou fillettes - sont arasés en 1818. La toiture n'est rétablie qu'en 1823, à l'exception du campanile. Entre-temps, l'État essaie de se débarrasser de cette encombrante tour, en la donnant au conseil général, qui la refuse. Elle est donc cédée en 1822 au marchand plombier Voisin, à charge de l'entretenir pendant trente ans et, après cette période, de la démolir à ses frais. Le préfet l'autorise l'année suivante à y établir une fabrique de plomb de chasse.

Cette utilisation peu orthodoxe permet à la tour de passer le cap le plus difficile de son histoire, jusqu'à ce que l'intérêt grandissant pour les monuments historiques la fasse classer parmi ceux-ci en 1862. Déjà le conseil municipal de 1843 déclarait y être attaché « peut-être autant qu'à notre clocher ». Elle devient propriété municipale en 1866, pour la préserver de la destruction, ce qui n'empêche pas l'industrie du plomb de chasse de s'y perpétuer jusqu'en décembre 1904. Son état lamentable - le parement de tuffeau se détache par morceaux - lui vaut alors sa première grande restauration sous la direction de l'architecte Lucien Magne (1904-1905).

Multiples usages

Quelles fonctions la tour Saint-Aubin n'a-t-elle pas – fort heureusement – eues ? Gigantesque « porte-drapeau » lors des grandes fêtes (fleur de lys lumineuse pour la visite du duc d'Angoulême en 1814) ; lieu d'observation pour le tracé de la carte d'état-major (1838) ; musée d’art industriel (1911-1934) ; salle de réunion pour les scouts de Maine-et-Loire (1934-1940) ; réserve pour les musées et les plâtres de l’école des beaux-arts à partir de 1945 ; relais de télévision lors de la foire-exposition de 1954. La protection civile l’utilise pour les sirènes et comme poste d’observation. Pour le retour des corps des soldats morts pendant la Seconde Guerre mondiale, puis en Indochine et en Algérie, le rez-de-chaussée est transformé en chapelle ardente (1947-1962).

 

Elle manque aussi de peu d'abriter un réservoir d'eau de Loire (1903), un studio radio (1934), un observatoire astronomique et météorologique (1949), une station du réseau radiotéléphonique du Service départemental d’incendie et même un dépôt pour les Archives départementales qui aurait compté sept étages et quatre kilomètres de documents (1955)…

En 1964, à l’initiative de François Sourice, président de l’Association des commerçants de la rue des Lices, la Ville ouvre le rez-de-chaussée de la tour. Son agencement est confié à Pierre Thézé, directeur de l’école des beaux-arts. C’est le début de sa carrière comme salle d’exposition. De 1968 à 1989, l’association Les Parents des tués y dépose son mémorial, le Livre d’or des tués de Maine-et-Loire et y tient ses cérémonies.

La tour est de nouveau restaurée entre 1962 et 1975. On en profite pour la dégager définitivement des maisons en 1970, ce qui permet de créer un passage de la rue des Lices à la place Saint-Éloi. Chaque année, de nombreuses expositions sont proposées au rez-de-chaussée, à tonalité surtout artistiques. En 2023, le premier étage, fermé à la visite depuis 1934, ouvre de nouveau au public.

Laissons à Paul Viriot le mot de la fin, extrait de son ouvrage Croquis angevins (1890) : « Nous arrivâmes en face de Bouchemaine. […] Au loin, Angers apparaissait noyé et grandi dans le vague des brumes vaporeuses. Mais parmi ses nombreux clochers et ses grands édifices, ce qui frappa le plus nos regards et provoqua notre premier salut de bienvenue, c'est la tour Saint-Aubin. »