Angers vue par les écrivains - III

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 213, février 1998

3e série

René Bazin, "La Sarcelle bleue", 1892 :

"…Le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la ligne des murs, et la campagne apparut : culture de maraîchers et vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout cela coupé en carré par des fossés sans herbe. (…) Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait l'impression fugitive de la paix…"

Chanoine Civrays, "Angers après la tourmente", 1944 :

"Avant la catastrophe, il y a cinq ans à peine, Angers était une de ces villes heureuses de province, où dans un décor ancien et charmant, la vie, bien qu'un peu plus nerveuse et secouée qu'autrefois, reste encore délectable et très douce. C'est des coteaux de Pruniers qu'il faisait bon la voir. Là, comme d'un promontoire, dans la belle lumière d'un après-midi d'automne, on l'apercevait, posée sur ses prairies, avec ses clochers et ses tours, et au centre la masse plus sombre de son château, fine et précise telle la miniature d'un vieux livre. Dans le lointain ses toits d'ardoise luisaient au soleil ; un grand ciel d'un bleu léger infiniment doux où roulaient quelques gros nuages blancs s'étendait au-dessus d'elle. Sa vue faisait songer non seulement aux Plantagenêts qui furent ses premiers princes mais au roi René et aux Valois. Elle apparaissait vraiment la capitale de ce beau jardin français qu'est l'Anjou. Cette gaieté du jour, ce silence, cette paix sur le clair paysage, cette image de délicate beauté attendrissaient le coeur comme une peinture de Jean Foucquet ou comme un sonnet de notre Du Bellay.
Et à qui l'abordait de plus près, c'était même impression de mesure, d'harmonie et de calme bonheur".

Armand Lanoux, "Le Voyageur de la Loire", 1965 :

“Château à part, Angers mérite son surnom, “basse ville et hauts clochers”. Je ne sais pas si la fin du dicton, “riches prostituées, pauvres écoliers”, qu’aimait à citer François Villon, est toujours exacte, mais François s’y connaissait en matière d’Arlette-la-Chèvre, de Marion l’Idole, de belle Bouchière, et autres “filles folieuses” ! En tout cas, je n’ai pas remarqué que les écoliers y fussent plus pauvres qu’ailleurs. Angers est la capitale de la tapisserie. Avant la guerre, l’ancien évêché abritait l’écrasante série de l’Apocalypse. (…) Cette puissante geste angevine constitue l’essentiel du plus beau musée de la Tapisserie du monde… En contrepoint, au logis du gouverneur, chantent les tapisseries courtoises. Ces “mille fleurs”, ces verdures sont infiniment séduisantes. Celle qui montre Pierre de Rohan et sa femme jouant de l’orgue dans un jardin, avec la distribution imprévue des personnages, l’interprétation décorative des branches et des feuilles et son harmonie de rouges éteints, de bleus verts et de blondeurs, me paraît contenir toute la gentillesse médiévale. Si Angers brusquement disparaissait, s’il ne subsistait que cette étoffe de laine et de soie, je crois qu’elle permettrait encore aux poètes de reconstituer le charme de la cité.

“La Licorne joue de l’orgue dans le jardin
Pour Viviane et pour Merlin
La Licorne joue de l’orgue au bord du ruisseau
Lorelei le mal d’amour la mort et l’eau”

 

Joachim du Bellay, un illustre prédécesseur

Joachim du Bellay a été pour l’Anjou ce que Ronsard a été pour la Touraine : un bon agent de “public relations”. En inventant “la douceur angevine”, il a eu autant de fortune que le Florentin Francesco Florio avec son “jardin de la France” tourangeau. Il est vrai que, s’il ne reste rien de Florio, les "Regrets", eux, continuent à vivre. "Et plus que l’air marin, la douceur angevine…"
Le portrait est complet en un seul alexandrin, aussi sûr de géographie que de prosodie. Du Bellay vante ainsi cette fameuse douceur, non sans signaler ce qui précisément la menace. Cette douceur, celle de la Pléiade, des Éminences roses et du beurre blanc, on la reporte généralement sur l’Angevin. À l’instar des fonctionnaires charmants inventés par Jean Giraudoux, il faudrait créer le vérificateur des lieux communs. J’imagine ce bon élève de l’École nationale d’administration, humant l’air, se tapotant le menton et chantonnant : “La douceur angevine, la douceur angevine… Voire, voire, si nous y allions voir !”