Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 208, septembre 1997
Mise à jour : 22 mai 2024
Tout un symbole : la foule autour du kiosque, un jour d'été, au jardin du Mail. C'est jour de musique militaire. Demain ce sera la Fanfare de la Doutre. Tout un programme de festivités musicales, chaque saison. La musique en plein air, à la rencontre du peuple : une oeuvre pédagogique.
Le kiosque à musique est l'héritier du pavillon de jardin, répandu dans les parcs à l'anglaise du XVIIIe siècle qui, lui-même, descendait du pavillon oriental, né en Chine. Les premiers kiosques à musique urbains apparaissent en Belgique où les sociétés musicales sont déjà très répandues. Bruxelles construit le sien en 1841. La France ne tarde pas. En 1848, le ministre de l'Intérieur Senard, autorise les sociétés musicales à se produire en plein air et en public. Aussitôt, on imagine de petits "orchestres" couverts. Les premiers sont élevés dans l'Est de la France où les troupes sont nombreuses : Metz en 1852, Strasbourg en 1855, Colmar en 1858. Mais la grande époque des kiosques se situe surtout entre 1870 et 1914.
Angers, ville de tradition musicale, n'est pas en reste, et de très bonne heure. La sixième exposition quinquennale de l'industrie en 1858 a remporté un grand succès au Champ de Mars. Pour la rehausser, on a créé un jardin autour de la nouvelle fontaine jaillissante installée en novembre 1855. Cette première version, temporaire, de jardin du Mail sert de cadre à de brillants concerts. D'où l'idée d'Auguste Rouff, directeur du théâtre : donner un cycle musical dans un jardin permanent. La municipalité accepte l'idée, d'autant que le jardin est réclamé par tous.
Un premier kiosque en bois
Le jardin du Mail est ouvert au public le 25 mai 1859. Pour y donner convenablement les concerts, un premier kiosque en bois est construit, dont se plaint le chef d'orchestre Lefort, le 10 juin 1859 : "Il n'est pas possible de continuer d'une manière convenable les concerts du jardin du Mail si on ne termine pas l'orchestre [le kiosque] comme il avait été convenu dans le principe. L'orchestre devait être fermé sur le derrière par des panneaux pour renvoyer le son en avant et en même temps pour garantir des coups de vent comme nous en avons eus dernièrement qui au milieu de l'exécution d'un morceau enlève toute la musique de dessus les pupitres (…). Il serait urgent aussi de fermer l'orchestre les jours où il n'y a pas de concert, car il y a quelques jours un triangle m'a été pris. On m'a aussi enlevé toutes les balles de plomb suspendues aux pupitres…" (Arch. mun., 1 O 598).
À la fin de l'année, les travaux de "l'orchestre mobile" sont terminés. Ce devait être déjà une jolie construction : en rotonde, pour 120 musiciens (au lieu des 60 prévus), éclairée au gaz… On l'aperçoit sur une photographie de la septième exposition industrielle, en 1864.
Les concerts s'y succèdent : après Rouff, le violoncelliste Cauville organise un programme musical deux fois par semaine, puis l'orchestre symphonique d'amateurs d'Hetzel, en alternance avec les musiques militaires et les sociétés musicales. Le kiosque en bois, très utilisé, vieillit. La ville songe à le remplacer par un édifice de qualité. La nouvelle exposition quinquennale de 1877 accélère la réflexion : le nouveau kiosque doit être prêt pour le grand concours régional de musique, présidé par Gounod.
Un petit monument dodécagonal
Il n'est pas question de réparer l'ancien et le conseil municipal ne regarde pas à la dépense. L'architecte-ingénieur de la ville, Antoine Demoget, conçoit les plans du nouvel édifice et ne néglige rien pour sa décoration. Il en coûtera 16 121 francs. Soit ! Mais pour ce prix, ce sera un petit monument : plan dodécagone - le nec plus ultra en matière de kiosque - soubassement en pierre d'un mètre de hauteur, plancher de chêne, structure en fonte et fer, lambrequin et lanterneau central, décoration somptueuse. Douze piédestaux de granit placés en regard de chaque angle permettront, au moyen d'un plancher mobile, d'augmenter la surface du kiosque pour les jours de fêtes.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il n'y aura même pas d'adjudication publique. Le temps presse. Décidé par le conseil municipal du 5 mars 1877, le kiosque est terminé début mai 1877.
La presse d'opposition persifle : "Le nouveau kiosque, qui va s'élever dans notre jardin du Mail, ne peut manquer d'être merveilleux. Il paraît en effet, que - sans compter les 16 121 F qu'il coûtera - ce petit monument sera édifié sur un plan dodécaèdre. (…) Quel plan, messieurs, quel plan ! Voilà assurément une découverte qui fait rêver et qui procurera quelques moments de douce gaieté, même aux plus modestes élèves de nos écoles communales, laïques ou non. En attendant que "le plan dodécaèdre" et les "dix-huit-z-écoles" enrichissent les colonnes du Dictionnaire de l'Académie, nous engageons M. le conseiller rapporteur à prendre auprès de l'un des instituteurs de ces "dix-huit-z-écoles" quelques notions élémentaires sur les volumes, les surfaces et les plans. (…) P. S. - Rien d'étonnant, on le comprendra, si, pour pareille merveille, on n'a pas voulu de l'adjudication publique et s'il a fallu - dit-on - pour sa construction, au lieu de s'adresser aux entrepreneurs angevins, avoir recours à des étrangers et à des ouvriers parisiens" (Journal de Maine-et-Loire, 20 mars). L'article n'est pas complètement bien informé, puisque la Ville ne fait appel à une entreprise parisienne que pour la structure en fonte et la serrurerie.
Les 20 et 21 mai suivants, l'inauguration a lieu au milieu du splendide concours régional, avec la participation de trois mille exécutants venus de sociétés musicales de toute la France (voir Vivre à Angers, avril 1993). On reconnaît alors que "le nouveau kiosque, très élégant de forme, possède toutes les qualités d'acoustique désirables". Ses "girandoles de gaz répandent une douce clarté et donnent à notre promenade du Mail un aspect féerique et enchanteur" (Le Patriote de l'Ouest). Et l'ouverture de "Guillaume Tell", la polka "Galoubet", "le Beau Danube bleu", la "Marche lorraine" de Louis Ganne de résonner… Une longue carrière est lancée.
Le nouveau kiosque coûta 10 350 francs de plus que prévu. On pensait qu'il durerait vingt ans : cent quarante-sept ans plus tard, c'est encore l'un des fleurons du Mail. La qualité est rentable.