La vie théâtrale à Angers. Acte II, 1871-1914

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 199, novembre 1996

Rareté des subventions, mais qualité des spectacles marquent la vie du théâtre à la fin du XIXe siècle.

C'est dans une merveille de théâtre que le premier directeur, Charles Bonnesseur, prend ses fonctions. Ancien directeur des théâtres de Rouen, poste important, il est venu à Angers attiré par la nouvelle construction. Malheureusement la ville, qui a beaucoup dépensé, ne lui accorde aucune subvention. Il devenait dès lors difficile pour lui de subvenir à tous les frais, de payer deux troupes (opéra-comique et drame), de faire construire dans un théâtre manquant de tout mobilier de scène et décors et, pour finir, de soutenir encore la concurrence avec le cirque-théâtre.

C'est pourquoi le conseil municipal accorde une subvention de 20 000 francs au nouveau directeur Mounier de Joly (1873-1874). Même si dans son contrat le directeur bénéficie de l'exploitation des théâtres de Saumur et de Cholet (il n'y pouvait toutefois donner qu'une représentation par semaine), et bien qu'il ait également pris en location le cirque-théâtre où des spectacles plus légers et plus populaires sont donnés, il est obligé de démissionner en janvier 1874, son orchestre étant insuffisant. Le problème de l'orchestre est résolu en 1877, à l'avantage d'Angers, grâce à un petit groupe d'amateurs passionnés qui fondent l'Association artistique des Concerts populaires : Jules Bordier, pianiste, chef d'orchestre et compositeur ; Louis de Romain, critique musical, fondateur du journal Angers-Revue, qui prendra les noms successifs d'Angers-musical et d'Angers-Artiste ; Jules Breton qui dirigera le théâtre pendant cinq ans. Le directeur du théâtre engage l'orchestre dès sa création, par un traité particulier, approuvé par la ville en 1881. Dès lors l'orchestre de l'Association artistique, composé de quarante musiciens, devient l'orchestre permanent du théâtre.

Concerts populaires


Malgré tout, les directeurs ont fort à faire avec un budget trop lourd, corollaire d'un cahier des charges trop sévère. La subvention municipale est presque totalement engloutie par les frais de l'orchestre. Les recettes seules doivent rétribuer une troupe qui coûte cher ; or les Angevins se montrent très exigeants sur la qualité des spectacles et la variété du répertoire. En décembre 1882, on frôle la catastrophe. Le premier ténor et la première chanteuse quittent Angers. L'un des directeurs disparaît et l'autre démissionne. L'Association artistique reprend la situation en main grâce aux sacrifices pécuniaires qu'elle s'impose en engageant 15 000 F dans l'affaire. Les artistes, constitués en société sous la direction du chef d'orchestre Gustave Lelong, acceptent une diminution de leurs appointements. Ce qui permet de donner en février 1883 la première de l'opérette de Suppé, "Boccace", qui n'avait encore été jouée qu'à Bruxelles.

Devant le succès de l'entreprise, la direction est entièrement confiée à un triumvirat issu de l'Association artistique des Concerts populaires : Jules Bordier, Louis de Romain et Jules Breton. Tous trois engagent une part égale dans l'exploitation du théâtre et l'Association souscrit un capital de garantie supplémentaire. Le conseil municipal élève sa subvention à 42 000 F, somme encore faible si on la compare aux 80 000 F votés par Rennes et Montpellier et aux 140 000 F de Nantes.

Programme prestigieux


De 1883 à 1886, sous la direction de Jules Breton (qui a pour devise : "comprendre est accomplir, accomplir est réussir"), la scène d'Angers égale cette fois les scènes de premier ordre. Troupe homogène, chanteurs hors pair, orchestre supérieur : ce sont pour les mélomanes trois années inoubliables. Chaque mois, une ou deux nouveautés sont montées : "Mireille" de Gounod en 1883, "Carmen", "Les Noces de Figaro", l'opérette "Gillette de Narbonne" en 1884-1885… Trois premières sont particulièrement ovationnées : l'opéra-comique "Lakmé", composé par Léo Delibes d'après une nouvelle de l'Angevin Théodore Pavie (Les Babouches du Brahmane) et dirigé par l'auteur lui-même (30 septembre 1884) ; "Manon Lescaut" sous la baguette même de Massenet (5 mars 1885), donné à Angers un an après la représentation parisienne et surtout "Aïda" de Verdi en février 1886 (qui ne sera joué à Rennes qu'en 1891-1892) dont le succès fait époque dans l'histoire du théâtre (J. Breton).

Jamais on n'avait vu à Angers pareil déploiement de mise en scène. La direction avait fait brosser trois décors nouveaux, Millet, le costumier de l'Opéra, avait fourni quatre cents costumes neufs et tous les cartonnages conformes à ceux de l'Opéra. Les trompettes qui venaient du Caire produisaient un effet saisissant… La pièce ainsi montée fournit douze représentations dans ce dernier mois avec le maximum de recettes. Jamais théâtre n'a été mieux conduit, mais hélas les recettes n'ont pas suivi en proportion des dépenses. Les Angevins n'ayant pas su apprécier à sa juste valeur le régal qu'on leur offrait, Jules Breton démissionne en mars 1886.

Les années suivantes, le théâtre oscille entre qualité et bazar commercial, suivant la plus ou moins grande habileté du directeur, suivant aussi son appât du gain plus ou moins prononcé. Il faut avouer que le public angevin avait l'art de décourager les meilleurs directeurs par son indifférence, alors qu'il se transformait en harpie vis-à-vis des directeurs indignes : ainsi en décembre 1886, le théâtre faillit devenir un conservatoire de boxe et une académie de chausson (Le Petit Courrier, 2 décembre).

Wagner

C'est dans une période de crise théâtrale, en 1891, que Louis de Romain et Jules Breton conseillent de monter l'opéra de Richard Wagner, "Lohengrin". L'oeuvre est donnée pour la première fois, le même jour à Angers et à Nantes, devant des salles combles et pour la seconde fois en France. Mais quelques succès isolés, face à une subvention municipale nettement insuffisante, ne pouvaient faire la fortune du théâtre d'Angers et de ses directeurs qui, chaque saison, perdent de l'argent. Rien d'étonnant à ce qu'ils se succèdent rapidement : vingt-quatre directeurs différents en quarante-trois ans, de 1871 à 1914. C'est quelquefois le drame : le 26 mars 1893, le directeur, Yves Guillon, dans l'impossibilité de payer ses artistes à leur départ, tente de s'empoisonner au laudanum.

Les goûts du public angevin


Pour relever le niveau de la scène d'Angers, Jules Breton et la nouvelle Société des Concerts populaires reconstituée en 1898 reviennent encore une fois à l'oeuvre, de 1898 à 1900. Le maire cède le théâtre à la Société, dénommée Syndicat de garantie, qui a souscrit un capital de 50 000 F. La subvention annuelle est de 75 000 F, plus 10 000 F d'éclairage. A nouveau, une troupe de premier ordre (le ténor venait de l'Opéra de Paris), des choeurs remarquables et même un corps de ballet se produisent sur la scène d'Angers. Malgré cela, la saison se solde par 43 000 F de déficit.

D'abord les petites opérettes légères


Aussitôt le syndicat, véritable Pénélope, se remet à l'oeuvre avec un nouveau capital de garantie, cependant que la ville porte la subvention à 90 000 F. La saison 1899-1900 est encore plus brillante : Jules Breton écrit au maire que la troupe contient des éléments de premier ordre comme on en trouve à peine quelques-uns dans les villes telles que Bordeaux, Lyon, Marseille, où le budget atteint le chiffre de 600 000 F. Las !, les résultats ne sont pas en rapport avec les dépenses. Et Louis de Romain de se plaindre que la classe qui s'intitule dirigeante préfère les petites opérettes légères aux grandes oeuvres artistiques : "Hérodiade" de Massenet, "Sigurd" de Reyer, "La Vie de Bohême" de Puccini, "Tannhaüser".

Le constat d'échec est dressé en conseil municipal, le 12 janvier 1901 :
"Pendant deux ans, le théâtre a été dirigé par des personnes très compétentes à la tête d'une association qui a sacrifié à l'art lyrique plus de 100 000 F de son argent. Malgré ce sacrifice pécuniaire considérable, malgré une phalange d'artistes comme nous n'en avions jamais eus à Angers, malgré le relèvement donné au niveau artistique de notre scène par quelques personnes dévouées, le public des premières places ne prit jamais le chemin du théâtre, et ainsi que l'a reconnu M. de Romain, lui-même, c'est devant des demi-salles, composées des fidèles des petites places, que se jouaient, avec une perfection égale et quelquefois bien supérieure à celle obtenue sur les plus grandes scènes de province, des opéras tels que "Les Huguenots", "Samson et Dalila", etc. alors que ce grand public, qui semblait s'abstenir systématiquement à assister aux représentations de grand opéra, se pressait avec une véritable furia aux guichets de location de notre théâtre pour y voir jouer "Coralie et Cie !" " (Délibération du conseil municipal).

Les directions inégales qui suivent amènent certains membres du conseil municipal, dont Victor Bernier en décembre 1905, à réclamer la mise en régie du théâtre, c'est-à-dire l'exploitation directe par la ville, afin d'éviter d'être à la merci d'un industriel compétent, mais qui n'aura qu'un souci financier et non artistique. Cependant la régie est écartée par la majorité du conseil. Dans ces années qui précédent la première guerre mondiale, l'opérette et l'opéra-comique sont le plus souvent à l'affiche, de temps à autre le grand opéra et une fois par semaine, la comédie ou le drame. L'été, les tournées Baret, Brasseur, Achard ou de l'Odéon offrent à Angers les derniers succès parisiens.

Le répertoire favori du public angevin, entre 1871 et 1914, porte d'abord sur les opérettes : "Gillette de Narbonne", "Miss Hélyett" d'Audran, "La Fille du Tambour Major" d'Offenbach, "Boccace" de Suppé, "La Fille de Madame Angot" de Lecocq, "Les Mousquetaires au couvent" de Varney… Viennent ensuite les opéras-comiques et les grands opéras : "Les Dragons de Villars" de Maillart, "La Favorite" de Donizetti, "Les Mousquetaires de la Reine" et "La Juive" de Jacques-Fromental Halévy, "L'Étoile du Nord" et "Les Huguenots" de Meyerbeer, "Faust" et "Mireille" de Gounod… On peut noter que les Angevins appréciaient particulièrement la musique française : Bizet, Massenet, Gounod.