Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 471, juin 2025
L’eau et l’assainissement ont été une préoccupation de toujours. L’eau dans les villes était un bien rare au Moyen Âge. « Ce n’est qu’à grande peine, déclarait Pierre Damien au XIe siècle, que l’on y trouve de l’eau potable ». De l’eau pour boire, de l’eau aussi pour évacuer déchets et eaux usées. On estime qu’en moyenne un adulte produit 150 grammes de matières et environ 1,5 litre d’urine par jour. Pour une ville comme Angers qui atteint déjà quelque 12 000 habitants au début du XIVe siècle, on arrive à 6 570 000 litres d’urine par an, ce qui équivaut en poids à 6 570 tonnes à éliminer. Alors se pose la question des latrines. Il est bien rare d’en trouver trace dans l’habitat civil avant le XIVe siècle. En revanche couvents et hôpitaux ont des « chambres privaises » depuis longtemps. Les latrines (« camera privata ») de l’hôpital Saint-Jean sont mentionnées dans un article de ses statuts, au début du XIIIe siècle. Aucune précision n’est donnée, il est simplement spécifié qu’il est interdit d’y parler… En tout cas, les fouilles de la grande salle en 1988 ont montré un système d’évacuation des eaux élaboré, avec des canalisations « chasse d’eau ».
Ne pas se laisser déborder par les déchets
En ville, les habitants jettent leurs eaux usées par les fenêtres, se soulagent dans tous les recoins de rues possibles et tout va à la Maine, qui sert de dépotoir. Les rues sont donc très sales, encombrées d’immondices, déposés ensuite dans les fossés près des portes de la ville à tel point qu’ils forment remparts ! Les prairies inondables de Boisnet et des Carmes apparaissent aussi comme des dépotoirs naturels. L’administration ducale s’efforce d’y mettre bon ordre. Le 23 octobre 1464, une grande ordonnance de police sur le nettoiement des rues est prise. « Pour tenir ceste ville d’Angers nete », un calendrier est établi par secteur : « Le lundi se nectiera la grant rue depuis les ponts jusques au portal Saint-Aubin. Le mardi depuis la porte Angevine par la rue Saint-Nor [Saint-Laud] jusques au portal Saint-Michel […] ». Aucune indication concernant les latrines, mais il est interdit de rien jeter dans les rues avant dix heures du soir. De son côté, dans ses demeures, le roi René dispose de retraits (lieux d’aisance). En ville, seules les élites peuvent avoir de ces cabinets en encorbellement, dans les nouveaux hôtels particuliers qu’elles se font construire.

Premières latrines publiques en 1494
Le sujet est si important que la charte municipale accordée par Louis XI en 1475 impose aux habitants de faire des retraits chez eux, sous peine d’amende contre les récalcitrants. Il est aussi au menu des premiers travaux décidés par la municipalité. En février 1489, les échevins passent marché pour la construction des premières latrines publiques, appelées « retraits communs », « maison commune » ou même « maison de ville ». Les charpentiers Henri Mesleart et Jean Morillon sont chargés de les édifier sur des pieux au-dessus de la Maine au port Ligny, précisément au port de la Teinture, juste en aval des Grands Ponts. Cette maison en bois, couverte d’ardoise, n’est achevée qu’en 1494. Elle doit être réparée régulièrement, d’autant que les nautoniers et marchands attachent leurs bateaux aux pieux qui la supportent. En 1538-39, elle est entièrement refaite.
Les habitants peuvent utiliser d’autres latrines communes en Boisnet, à l’extrémité de la rue des Aix, sur le chemin de ronde qui borde le canal faisant office de douve. D’autres emplacements sont utilisés, toujours sur les remparts, en particulier à la porte Saint-Aubin. Ce système abîme les murailles, comme l’indique une délibération du conseil en 1528.

Obligation d’avoir des latrines chez soi
Tout cela est bien insuffisant, mais la municipalité se contente d’émettre périodiquement des injonctions. Le 6 mars 1489, elle réitère l’ordre d’avoir retraits en chaque maison, inquiète des risques d’épidémies « qui souvant ont cours en ceste ville à l’occasion de ce que plusieurs des manens et habitans en icelle n’ont nulz rectraiz en leurs maison et font mectre et gieter sur le pavé de jour et de nuyt de viles ordes [saletés] et abhominables immondices dont la ville est fort infectée ».
Cette mise en demeure est répétée en 1532, 1534, 1536… Des visites domiciliaires sont pratiquées et la mairie s’efforce d’obtenir paiement des amendes infligées aux habitants. Ceux qui ont curé des latrines et mené les ordures en Boisnet sont même condamnés à de la prison. Le 16 mai 1567, la Ville se décide à faire construire de nouvelles latrines publiques, sur l’arche marinière du pont des Treilles : « Sera aussi bastie, faicte et construicte une maison de ville aisée sur les Treilles pour la commodité et aise des manans et habitans et pour la necessité qui en est es endroictz de vau de Maine, poissonnerie et lieux circonvoisins pour éviter au dangier et contagion de malladies ».

Le quai Thomasseau et ses latrines
En novembre 1574, les échevins répondent favorablement à la demande du marchand teinturier Jean Thomasseau de faire construire un quai à son usage sur la place du port de la Teinture, moyennant l’offre de bâtir à l’extrémité un appentis comportant « six créneaulx » de latrines. Le 27 septembre 1575, sans doute pour bénéficier de la jouissance complète de son quai, Thomasseau propose cette fois – à condition d’être tenu quitte des « six créneaulx » - de faire bâtir une nouvelle « maison de ville » sur pieux de chêne, faisant valoir que ce sera plus commode et de plus grand coût que ce qu’il était tenu de faire dans la muraille du quai. Le conseil le lui accorde, profitant de cette offre pour renouveler sans frais le bâtiment des latrines et le faire entretenir à l’avenir par la famille Thomasseau.
La situation n’évolue guère jusqu’au XIXe siècle. Les latrines publiques du pont des Treilles sont détruites en 1749, reconstruites en 1752 et définitivement supprimées en 1783. Quant à celles rebâties par Jean Thomasseau, elles s’écroulent en 1770. D’autres ont été aménagées sous les halles. L’Ancien Régime ne s’est pas montré plus actif dans ce domaine de l’hygiène que le Moyen Âge, au contraire même. Bien des particuliers ont établi des sièges de latrines sur les différents canaux ou égouts de la ville, provoquant encombrements et infections. Dans la plupart des logements que le docteur Lefrançois visite en 1832, il n’y a pas de latrines et on y élève poules, canards et lapins. Un terrain propice aux épidémies ! Rien d’étonnant à ce que le choléra fasse près de trois cents morts cette année-là.

Enfin des urinoirs !
En 1835, le comité de salubrité publique adopte la proposition du docteur Ouvrard d’établir des fosses d’aisances et des urinoirs publics partout où besoin sera. On en est toujours aux vœux pieux en 1841, lorsque Guillory aîné, président de la Société industrielle, déclare : « Il est encore un autre emprunt fort utile que notre ville devrait s’empresser de faire aux usages de la capitale, ce serait l’installation de lieux d’aisance publics et inodores dans les quartiers les plus populeux et dans les établissements les plus fréquentés de la ville d’Angers. » Peu à peu cependant les mentalités évoluent. Le théâtre est doté de deux urinoirs. L’ouverture du service des eaux de Loire en 1856 permet la création plus nombreuse de ces édicules sur les voies les plus fréquentées. L’un est construit sur le boulevard du Haras (boulevard du Maréchal-Foch) par l’entrepreneur Buteaux dès cette date. En 1857, un programme de pose de six urinoirs publics est approuvé. Ce sont des guérites en pierre, surmontées d’une élégante boule, dessinées par l’architecte-voyer Boutrouë.
Mais en 1880 encore, on se plaint du nombre insuffisant d’urinoirs, tandis que leur entretien laisse beaucoup à désirer. Au conseil municipal et dans la presse surtout, il ne se passe pas d’année et même de mois sans que l’on n’évoque le sujet. Le philanthrope Alexandre Hérault revient à la charge plusieurs fois avec des projets de chalets de nécessité. Mais c’est finalement un architecte de Lyon, Frank Defoug, qui parvient à signer un traité avec la Ville en 1897.
