La première société d'amis des arts

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 452, janvier-février 2023

Mécénat, conférences et visites : aujourd’hui, Angers peut compter sur l’activité de l’association Angers musées vivants pour soutenir les musées et faire œuvre d’éducation artistique. Pour cette seconde mission, une illustre devancière a montré la voie : la Société des amis des arts, fondée en 1889. Depuis la Monarchie de Juillet, la province s’organisait pour décentraliser une part de la vie artistique dans les capitales régionales. Cette idée se manifeste à Angers en 1835, avec la première exposition de peintres vivants, ouverte à l’hôtel de ville. Cette même idée revient en 1848, à l’invitation de l’imprimeur et écrivain Léon Cosnier, membre de la Société d’agriculture, sciences et arts. Il propose que les sociétés savantes angevines se regroupent, suivant l’exemple de Rennes et de Nantes, pour former une Société angevine des amis des arts, afin de développer l’étude de la peinture, du dessin et particulièrement de la musique. Il s’agit surtout d’encourager élèves et amateurs qui souffrent du manque de modèles. Notre musée, indique Léon Cosnier dans son projet, est « d’une pauvreté si grande que, sauf le très petit nombre de personnes qui peuvent s’adresser aux cabinets des loueurs de Paris, le reste des amateurs manque de sujets d’étude ». Aucune suite n’est donnée à ce projet, sauf dans le domaine musical, avec l’éphémère Société philharmonique (1853-1865).

Après la musique, les arts visuels

Mais après le succès de l’Association artistique, dite Société des concerts populaires, créée en 1877, ses membres reprennent l’idée d’une société consacrée aux arts visuels. C’est la revue « Angers-Artiste », organe de la Société des concerts populaires, qui annonce dans son numéro du 9 mars 1889 la fondation de la Société des amis des arts : « Qui donc réussira, sinon l’Athènes de l’Ouest, à faire pour les arts du dessin l’œuvre de décentralisation qui a si bien réussi déjà pour la musique ? […] L’Association artistique a fait l’éducation de nos oreilles. Nous avons à faire maintenant l’éducation de nos yeux. Il n’y a qu’un moyen d’apprendre à voir : c’est de regarder. » Les buts de la société sont clairement exprimés dans l’article 1 de ses statuts : « La Société des amis des arts, formée dans un but de décentralisation artistique, a pour objet le développement, en Anjou, des arts du dessin et l’étude de toutes les questions qui s’y rapportent. Elle se propose de réunir tous ceux qui aiment et cultivent les beaux-arts dans une pensée commune d’émulation généreuse et d’assistance réciproque. Elle organisera des expositions artistiques. »

Son communiqué du 2 mai 1889 précise qu’elle s’occupera de peinture, de sculpture et d’architecture, de dessins, gravures et aquarelles, d’art rétrospectif, décoratif et industriel. Car elle ne veut pas mettre de côté les nombreux amateurs d’art ancien, ni exclure les industries artistiques, ameublement, vaisselle, objets de la vie commune et vêtement. « La nouvelle société pourra ainsi rendre de grands services à plusieurs industries locales. » Aider les artistes, c’est aussi le grand objectif, les mettre en relation entre eux et avec les amateurs. La société se propose de consacrer une partie de ses ressources à l’achat de tableaux qui seront mis en loterie au profit de ses membres. Elle compte faciliter la vente des œuvres des exposants par tous les moyens possibles. En revanche, l’enrichissement des collections du musée des Beaux-Arts n’est pas spécifiquement mentionné.

Admission des femmes comme sociétaires

Tous ceux qui s’intéressent aux progrès de l’art sous toutes ses formes sont donc les bienvenus. L’organisation de la société est assise sur des bases très libérales. Le bureau est élu pour deux ans. Les membres n’en sont pas rééligibles, sauf le trésorier. Ce bureau est assisté d’un comité de vingt membres, dont la moitié est remplacée tous les ans. Les artistes ont large place dans ces instances : les peintres Louis Tessier, Fernand Lutscher, Eugène Brunclair ; les sculpteurs Joseph Luchini, Henri Charon, Georges de Chemellier ; les architectes Alexandre Aïvas, Gilles-Deperrière, René Goblot… Plus de la moitié des personnes actives dans la société est composée d’artistes ou de personnes en rapports étroits avec eux. Les présidents eux-mêmes sont souvent des artistes, ou issus d’une famille d’artistes : Georges Cormeray (1889-1891) ; Guillaume Bodinier, neveu du peintre du même nom (1891-1896) ; Valentin Huault-Dupuy (1896-1898), Gilles-Deperrière (1898-1912), Adrien Recouvreur (1912-1919)… Il faut aussi souligner l’importance du compositeur Louis de Romain, l’une des chevilles ouvrières de l’Association artistique en 1877, dans la naissance de la nouvelle société.

L’appel largement lancé, 400 adhérents la rejoignent. Au plus haut en 1892, ils sont 559. Leur nombre se situe ensuite entre 465 et 545. Beaucoup sont artisans, libraires, imprimeurs, instituteurs, de profession libérale ou politique et bien sûr artistes. La Société d’agriculture, sciences et arts fournit une quinzaine de membres, la Société des concerts populaires, une soixantaine. Grande première par rapport aux sociétés savantes angevines, les femmes y sont admises. De 39 en 1889, elles sont ensuite en moyenne entre 60 et 70.

Les principales recettes sont fournies par les cotisations annuelles des membres (12 francs), les subventions de la mairie, du département et de l’État, les entrées aux expositions. Le budget annuel de la société oscille entre 10 000 et 40 000 francs, avec une marge bénéficiaire annuelle allant de 400 à 3 000 francs. La question du local, qui jusque-là « avait arrêté toutes les tentatives du même genre et découragé les meilleures volontés », selon le président Cormeray (1) est résolue par la location de l’ancien bâtiment des frères Grémion, photographes, 3 place Lorraine. « L’excellente situation de cet immeuble au centre des boulevards, ses larges proportions, sa façade artistique sur la place Lorraine, en face de la statue de David, le désignaient depuis longtemps comme le futur palais des beaux-arts de la ville d’Angers. » Malheureusement, la société doit déménager en 1898 pour l’ancien marché couvert de la rue Cordelle, une autre location, encore plus précaire. Grâce à la Ville d’Angers, elle emménage enfin de façon plus pérenne en 1904 dans la cour de l’hôtel de Chemellier, qu’elle transforme en salle couverte à éclairage zénithal. Un endroit tout aussi idéal pour ses expositions.

La première exposition

La première exposition se tient place Lorraine, du 9 novembre 1889 au 12 janvier 1890. La galerie du rez-de-chaussée et la rotonde annexe sont consacrées à la peinture. Au premier étage sont les dessins, l’aquarelle, l’architecture, la sculpture, la peinture sur porcelaine et la photographie. Les 500 m2 de surface murale sont entièrement occupés par les 465 œuvres envoyées par les artistes. 235 viennent de Paris, 230 de province. Dans son rapport à l’assemblée générale de la société, en mars 1890, le président exprime sa satisfaction devant le nombre et la valeur des œuvres du salon. Des artistes qu’il cite avec gourmandise, peu ont aujourd’hui gardé ou acquis la célébrité : « Une exposition qui inscrit sur son catalogue des œuvres de Moreau de Tours, de G. Ferrier, de Landelle, de Krug, de Roll, Veyrassat, Paul Saïn, Busson, Frappa, deux tableaux de Français, une œuvre originale et non encore exposée de Rodin, n’est pas une exposition banale. Je ne parle que des étrangers et ne veux citer aucun de nos compatriotes, leurs noms sont sur toutes les lèvres. »

Le nombre des entrées, sur les 65 jours de l’exposition, s’élève à 5 125. À 8 000, si l’on inclut les entrées gratuites. Chiffres encourageants, indique le président Cormeray, à comparer avec ceux de Reims, ville plus importante où les entrées payantes n’ont pas dépassé 4 000. « Mais c’est trop peu dans une ville de 75 000 âmes », conclut-il. Il pose la grande question de la démocratisation des arts, toujours d’actualité au XXIe siècle : « Nous aurions voulu voir se presser dans nos galeries, non pas seulement les personnes éclairées […], mais aussi, dans une plus grande proportion, ce peuple de petits bourgeois et d’ouvriers […]. Nous avons envoyé à 60 sociétés de secours mutuels, aux cercles ouvriers de tout parti, de toute nuance, des tickets à prix réduits de 25 centimes. […] Très peu, beaucoup trop peu de ceux à qui nous nous adressions ont profité de nos avances. »

Le succès est là cependant. 51 tableaux ont été vendus pour 15 000 francs, dont 26 ont fait l’objet de deux tombolas organisées par la société. La Ville a acheté cinq œuvres pour le musée. À partir de 1901, l’État contribue à ces achats par une subvention de 1 000 francs moyennant vote de la même somme par la municipalité. Une fête musicale et littéraire est donnée pendant l’exposition : début d’une tradition, celle des « Cinq à sept » des Amis des arts.

Quelle éducation pour l’œil ?

Quel bilan peut-on tirer de l’action de la Société des amis des arts ? Quel art a-t-elle donné à voir ? Des peintures d’amateurs ? De la médiocrité honorable ? Du classicisme sage mais rajeuni ? De l’art d’avant-garde ? Un peu tout cela à la fois, mais à dose homéopathique pour l’avant-garde. Il fallait un œil très averti et une excellente vue pour distinguer les « pépites » de chaque exposition. Un véritable jeu ! La disposition des oeuvres est celle de l’époque : les tableaux sont à touche-touche, les sculptures voisinent avec des plantes vertes. Le manque de sélection provoque l’entassement et la monotonie. D’un autre côté, c’était le moyen pour les artistes de se faire mieux connaître et pour certains de poursuivre leur carrière à Paris. D’autres ont pu développer un art du terroir et affermir leur réputation : Brunclair, Lutscher, Berjole, Tranchand, Huault-Dupuy…

Quant aux nouveaux courants artistiques exposés entre 1889 et 1914, la revue en est courte. C’est la sculpture qui l’illustre le mieux, avec dès 1889 une œuvre très forte de Rodin, qui n’avait encore jamais été montrée : « Celle qui fut la belle Haulmière ». En 1891, il présente un « Torse d’homme » en bronze et un « Masque de femme » en terre cuite, proposés respectivement à 800 et 200 francs. La Ville d’Angers ne les achète pas, leur préférant des peintures de Sylvain Grateyrolle et d’Alfred de Richemont. En 1890, c’est le jeune Émile Bourdelle qui expose deux têtes. On penserait que l’Angevin Jules Desbois aurait exposé. Sollicité par Adrien Recouvreur en 1913, il lui répond : « Je n’exposerai pas, parce que la Ville d’Angers se fiche pas mal de ma sculpture. Elle me l’a bien prouvé. »

Dans le domaine de la peinture, un compte rendu du salon de 1889 par Tétram, publié dans « Angers-Artiste », n’est pas très élogieux pour les « œuvres modernes » : « À des altitudes difficilement explorables, un paysage ponctué, selon la méthode néo-impressionniste, où les couleurs se brutalisent en contrastes diamétraux. Près de là s’affirme un pastel d’une école nouvelle et dont la dénomination est laissée aux esthètes. » École symboliste ? En 1891, Renoir expose trois toiles au salon ; en 1895, Eugène Boudin et Fantin-Latour font un envoi ; Mary Cassatt en 1899. Si les impressionnistes sont désormais connus et appréciés par les Angevins, l’œuvre de Paul Cézanne – « La Pipe serve » - prêtée au salon de 1892 par Paul Alexis, écrivain ami d’Émile Zola, suscite les critiques : « Était-il bien nécessaire de dédaigner aussi effrontément les lois du dessin et de la couleur ? ». C’est encore pis en 1903, avec le portrait du comte Louis de Romain par Ferdinand Hodler, peintre suisse. Le comte Miron d’Aussy souligne que le peintre « a matérialisé son modèle sans pitié, avec des cheveux verts, des yeux atones et un air ennuyé qui ne lui ressemble pas ». La critique en reste à l’exigence de ressemblance, alors que les artistes veulent se démarquer de la photographie.

Il faut souligner qu’Adrien Recouvreur tente en 1912 d’obtenir des tableaux cubistes, en vain. Il indique dans son rapport : « Les futuristes et autres cubistes paraissent peu soucieux d’accepter le parallèle avec les visions plus normales. » Comme le dit Gilles-Deperrière en 1911 : « Nous ne fermions pas la porte, mais nous l’ouvrions avec mesure. […] Nous considérions comme un devoir de ne pas exposer notre public à des entrainements dangereux pour la formation de son goût. »

Ainsi vécut la Société des amis des arts, qui sut rencontrer les goûts du public. Elle surmonta le grand hiatus de la Première Guerre mondiale, celui de la Seconde, un peu plus difficilement les bouleversements des années 1950-1960, malgré une belle adaptation. Mise en sommeil à partir de 1970, elle décide de se dissoudre définitivement en 1997, transmettant ses fonds à Angers musées vivants pour l’achat d’œuvres d’artistes angevins contemporains.