Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 461, mars 2024
L’administration municipale naît en 1475 et avec elle les premiers emplois municipaux, mentionnés dans les registres de délibérations et dans les comptes. Ce sont, pour les dix premières années de vie municipale, le receveur des deniers communs ; le procureur ; les connétables, gardes des portes de la ville ; les gardes de la Basse et de la Haute-Chaîne ; les sergents et huissiers ; le trompette ; le gouverneur de l’horloge ; le canonnier ; les arbalétriers. En 1485 apparaissent deux commissaires des œuvres, Jean Muret et Pierre Chaillou, chargés de vérifier le travail des maçons qui réparent les murailles de la ville. Sont-ils eux-mêmes des hommes de l’art, on peut le supposer, mais on ne sait rien de plus sur eux.
La liste des commissaires des œuvres est déjà longue lorsque le 19 juin 1535 Jean Mariau, malade, résigne ses fonctions de commissaire des œuvres et réparations de la Ville et désigne pour lui succéder Jean Delespine, né en 1505, « maistre maczon demourant en ceste ville d’Angiers, qui est legal, bien scavant et expert en telz affaires et est bien pour faire et exczercer ladicte charge » (BB 20, f° 84 r°). Le conseil de ville entérine cette proposition.
Commissaire des oeuvres
Quelles sont les affaires relevant du nouveau commissaire ? En premier lieu, tenir en état de réparation suffisante les remparts de la ville. C’est ainsi qu’il relève la porte neuve de Boisnet (1541), en ruine, fait bâtir un bastion de protection devant la porte Saint-Aubin (1538-1541), procède à des visites régulières des tours et murailles. Il est aussi chargé des travaux « extraordinaires » de la Ville, comme le chantier du portail de l’hôtel de ville (1541-1542), les réparations à la fontaine Pied-Boulet (1564), la préparation des entrées royales. C’est le grand ordonnateur des décorations réalisées pour les entrées des rois Henri II (1551) et Charles IX (1565). Cette année-là, on le paye pour « avoir vacqué a faire faire lesdicts eschauffaulx, theatres et arcs triumphaus » (9 novembre 1565, BB 30, f° 241 r°). Il est aussi très probable qu’on lui doive le nouveau palais de justice de la ville (1538-1539) – futur présidial, place des Halles (Louis-Imbach) – rebâti pour tenir les grands jours (session extraordinaire de la justice royale), à l’automne 1539.
Inventeur de nouvelles formes architecturales
Cette activité occupait-elle tout son temps ? Naturellement non. Son nom est mentionné dans les archives à partir de 1532, mais il travaillait déjà dans les années 1520. Vers 1528-29, il bâtit l’aile gauche de l’hôtel Pincé qu’il achève magistralement en 1535 par l’aile à l’échauguette portée sur une trompe, une grande nouveauté. Son talent de concepteur éclate dans toutes ses réalisations. Partout il introduit de nouvelles formes architecturales et un nouveau vocabulaire décoratif : plafonds à caissons (hôtel Pincé), tombeau à l’antique de Jean du Mas (1540), audacieuse tour lanterne à la cathédrale Saint-Maurice (1534-1540), dôme à lanternon à l’église de la Trinité (1540), escalier rampe-sur-rampe à l’hôtel Lesrat de Lancreau (1546), nouveau rythme de baies, monumentale lucarne à atlantes et cariatides sous un fronton triangulaire au château de Serrant... On lui doit la diffusion du style de la première Renaissance et l’introduction, presque concomitante, d’un style classique, à l’antique, qui amorce la seconde Renaissance.
Apparition du terme « architecte »
Ses réalisations sont très nombreuses, tant en architecture civile qu’en architecture religieuse. C’est le grand architecte de l’Anjou au XVIe siècle et le premier pour lequel apparaît ce terme. Jusqu’en 1564, il est simplement qualifié de « maistre maczon », puis cette année-là, dans une minute notariale où il est cité comme témoin, il est dit « marchand maistre maczon et architecte ». Quelques années plus tard, le 31 août 1569, il dicte son testament où il se qualifie de « maistre architecte et ingénieux [ingénieur] ». À noter que grâce à ce document important, on apprend qu’il était originaire de la ville de Notre-Dame-de-l’Espine en Champagne, d’où probablement son nom de «Delespine».
Jean Delespine est devenu un personnage important. Il a été élu maître administrateur du temporel de l’hôtel-Dieu (1561-1564), aux côtés de gros marchands. Il reste commissaire des œuvres de la Ville jusqu’à ce que, le 19 octobre 1571, sans motif particulier et sans le remplacer, les échevins décident de supprimer ses gages. L’éminent architecte angevin décède en 1576. Il est inhumé non loin de son domicile, à l’église des Carmes, sous une longue et élogieuse épitaphe en vers qui commence ainsi : « On congnoist l'arbre au fruict, l'oeuvre à son ouvraige /Les tiens portent assez, Lespinne, tesmoignaige / De l'excellant esprit dont Dieu t'avoit pourveu […] ». Le tombeau a disparu avec le couvent à la suite de la Révolution, mais l’épitaphe a été relevée vers 1583 par le mémorialiste Jean Louvet qui a ajouté :
« Nota que ledict Jehan de Lespinne estoit le plus grand architecte de son règne, lequel a basty ce beau et riche bastimant de la tour Sainct Maurice qui est entre les deulx piramydes où y avoit entiennement ung clocher de bois couvert d’ardoize qui fut bruslé par cas fortuit et a aussy construit le clocher de la Trinité de ceste ville d’Angers, celui de Beaufort et celui des Rouziers sur la levee. » (1)
(1) Je remercie Olivier Biguet, conservateur chercheur à l’Inventaire, grand spécialiste de l’histoire de l’architecture d’Angers et de l’Anjou, de m’avoir fait partager ses découvertes sur Jean Delespine.