Les premiers boulevards

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 443

Boulevards : à l’origine, des ouvrages fortifiés avancés protégeant une place forte. Supprimés, ils ont fait place à des voies qui ont pris leur nom et remplacé le cercle des fortifications par un anneau de circulation. À Angers, la superbe vue en ballon de 1848 montre une couronne d’arbres ombrageant les boulevards circulaires.

Murailles en ruine

C’est au XVIIIe siècle que les villes commencent à secouer le joug de leurs vieux remparts qui freinent leur développement. En 1755, Nantes admet le principe d’une démolition complète. À Angers, les murailles tombent en ruine de toutes parts, mais le conseil de ville refuse de les supprimer, parce qu’elles servent de clôture pour assurer la perception des droits de cloison – taxes d’octroi levées sur les marchandises. En 1777 pourtant, Monsieur, duc d’Anjou, permet d’araser les murs à une hauteur de 6,50 mètres, mais cette faculté reste virtuelle. Tout au plus la municipalité accorde-t-elle à quelques personnes l’autorisation de baisser les murs de deux ou trois pieds au maximum (65 cm à 1 m), pour créer une terrasse à leur maison. Les seules démolitions concernent des portes ruinées ou inutiles (Toussaint et Saint-Aubin) et leurs bastions avancés (Saint-Aubin, Cupif et Lionnaise) pour dégager les entrées de ville.

Les événements révolutionnaires – le siège d’Angers par les Vendéens en décembre 1793 – donnent aux fortifications un regain d’actualité. Des réparations sont faites, mais les murailles ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes, faute de véritable entretien. En 1802, le ministre de la Guerre rend à la commune la jouissance des murs et des fossés dont le Génie l’avait privée lors des guerres de Vendée, à la charge par elle de les entretenir. Le ministre des Finances doit ultérieurement statuer sur le droit de propriété.

Cette charge paraît à la Ville tout à fait disproportionnée et hors de saison. Dans un mémoire de septembre 1806, elle fait remarquer que plusieurs ouvertures ont été pratiquées dans le mur d’enceinte ou vont l’être, que le mur et la tour près de la porte Neuve (actuelle rue David-d’Angers) ont été arasés, la porte Saint-Michel (débouché de la rue Jules-Guitton) détruite. Les murailles sont « sans aucun objet d’utilité publique ni particulier ». Elle demande l’aliénation à son profit de cette barrière « désagréable » et qui, argument suprême, « n’est d’aucune espèce d’utilité pour la perception de l’octroi, puisque ses limites sont portées au-delà des faubourgs. On la verra dans la suite remplacée par un boulevard qui, tournant toute la ville, offrira un coup d’œil agréable et forcera en quelque sorte le citadin à sortir de cette espèce de prison où depuis trop longtemps il se trouve resserré d’une manière nuisible à sa santé ».

Cette préoccupation d’embellissement est à l’œuvre depuis quelques années. En 1804, l’ingénieur en chef du Département, Havet, a envoyé un plan de la route de Paris à Nantes, passant par le Champ de Mars. Rien de nouveau encore, puisque cette « traverse » d’une route nationale de grande voirie gagne ensuite le cœur de la ville, pour franchir la Maine par le Grand Pont, le seul existant. Mais ce plan implique de déblayer le mail Romain et son fossé, entre les portes Saint-Michel et Neuve. En juillet 1804, l’opération est déjà commencée.

Le décret de Varsovie

On n’attend donc plus qu’une décision officielle pour supprimer ces fortifications devenues indésirables. Elle vient de Varsovie, le 25 janvier 1807, où Napoléon Ier signe le décret d’« abandon gratuit à la Ville d’Angers des murs et fossés de cette ville, avec faculté d’en disposer pour le plus grand avantage des habitants ». La municipalité demande aussitôt aux propriétaires désireux d’obtenir concession de la partie des murs et fossés joignant leur terrain d’en faire la soumission avant le 1er mai 1808. Mais, petite subtilité du décret de Varsovie, si la Ville peut faire ce qu’elle souhaite de ses murailles et fossés, elle ne peut les vendre ! Elle obtient enfin cette autorisation le 9 juin 1808 et peut publier son arrêté d’aliénation pour les remparts situés sur la rive gauche, de la porte Cupif (près du port Ayrault) à la rue Toussaint. Les particuliers devront démolir les murs de ville de leur concession jusqu’à 2,65 m au-dessus du niveau du pavage de la nouvelle chaussée et clore leur terrain sur la ligne du nouveau boulevard suivant les plans déposés à la mairie.

Grande voirie

En même temps, l’ingénieur Havet présente le plan complet des nouveaux boulevards, de la porte Cupif jusqu’à la Basse-Chaîne, où un nouveau pont est pour la première fois prévu. Pour diminuer le coût de ce projet d’envergure, qui serait exorbitant pour la Ville seule, il est proposé de le classer en grande voirie, c’est-à-dire de faire passer les routes nationales qui traversent Angers (Paris-Nantes…), non plus par le centre-ville, mais par les nouveaux boulevards. La Ville ouvrirait la tranchée des nouvelles voies et préparerait le terrain pour la construction de la chaussée en pavage, qui serait effectuée aux frais de l’État. Deuxième facilité : le déblaiement des terres se ferait sans frais, s’il coïncidait avec les travaux du quai, en amont et en aval du Grand Pont (pont de Verdun). L’adjudicataire prendrait les terres sur les boulevards, qui se trouveraient déblayés sans qu’il en coûte à la Ville. Quant au pont, le directeur général des Ponts et Chaussées précise qu’il est ajourné, en postscriptum d’une lettre au préfet du 12 juillet 1808.

1808 : début des travaux

Ces arrangements sont réglés en 1810, mais les travaux de terrassement nécessaires à l’assiette de la chaussée n’ont pas attendu pour commencer dès 1808, entre les portes Neuve et Saint-Michel. Début décembre 1809, au moment où le conseil municipal approuve les plans et profils de nivellement de la porte Saint-Aubin jusqu’à celle de Saint-Michel, les déblais sont à peu près parvenus à la profondeur où doit être établi le bombement de la chaussée. L’entreprise est colossale. Le sol doit être décaissé en beaucoup d’endroits sur plus de vingt pieds (6,50 m) ! Mais aucun achat de terrain n’a été nécessaire, la nouvelle voie étant établie sur l’ancien mail Romain. Les travaux se poursuivent en 1810 entre les portes Neuve et Saint-Aubin, où quelques terrains doivent être achetés à des particuliers.

L’étude du plan d’ensemble des boulevards de la rive gauche se poursuit parallèlement. Le conseil des Ponts et Chaussées met en avant un plan des boulevards jusqu’à la Basse-Chaîne. De là, on repartirait par le nouveau quai vers l’amont pour traverser la Maine sur le vieux pont. Une « reculade » due à la crainte de quelques membres du conseil municipal de voir un nouveau pont retenir tout le trafic au détriment d’un quartier ancien, autour de la rue Baudrière : « Il ne faut plus que la crainte d’un pont à la Basse-Chaîne fasse accueillir avec des préventions défavorables d’autres projets utiles, puisque d’une part le directeur général des Ponts et Chaussées et le ministre de l’Intérieur ont décidé que tout projet relatif à la construction de ce pont était ajourné indéfiniment et que de l’autre les dépenses considérables de restauration et d’élargissement que l’on fait au pont actuel d’Angers lui assurent encore une longue durée et garantissent aux personnes qui verraient avec peine construire un pont sur un autre emplacement que la génération actuelle aura passé avant qu’aucun projet semblable puisse être sérieusement mis en discussion. » (lettre du préfet au maire, 6 mai 1810. Archives patrimoniales Angers, 1 O 487)

Adoption du plan d’ensemble

Sur ces assurances, le conseil municipal vote le 12 mai 1810 deux importantes décisions : la création d’un boulevard planté d’arbres ceinturant la rive gauche, de la porte Cupif à la Basse-Chaîne ; la construction d’un nouveau quai en aval du Grand Pont, qui communiquera avec le boulevard et en absorbera les remblais. Les plans sont adoptés en août. Les travaux se divisent en deux parties, par ordre de priorité : de la porte Saint-Michel à la porte Saint-Aubin (720,30 m), de la porte Saint-Aubin à la rivière (1080,30 m). Les plans d’alignement et de nivellement sont approuvés par l’État en 1811. Un décret impérial du 24 novembre de la même année inscrit les boulevards d’Angers au nombre des travaux d’hiver dont l’Empereur ordonne l’ouverture, pour soulager les ouvriers sans travail.

Le chantier se poursuit activement, de Saint-Michel à Saint-Aubin. On y travaille même de nuit à l’été 1812. En 1813, les buttes du Pélican (place Mendès-France) et du Champ de Mars (place du Général-Leclerc) sont aplanies. La mairie conçoit les nouveaux boulevards comme une promenade, plutôt que comme une voie de circulation pour désengorger le centre de la ville. En attendant leur dénomination officielle, on les désigne sous l’appellation de « rue de la Promenade ». Il faut dire que la première section de boulevard remplace en bonne partie les deux mails ombragés Romain et Martineau. Ce désir d’embellissement est marqué par l’importance des plantations. La chaussée n’a qu’une largeur moyenne de huit mètres, mais de chaque côté deux rangées d’arbres délimitent de belles contre-allées. Il est aussi marqué par le soin que la mairie apporte à contrôler les projets de clôture, de pavillon ou de construction qui doivent border la nouvelle voie suivant les prescriptions adoptées en conseil le 8 août 1813. Les boulevards doivent en effet présenter un caractère résidentiel. Les nombreux projets présentés par les propriétaires sont toujours conservés dans les dossiers municipaux aux Archives patrimoniales.

1816

L’année 1816 marque une étape importante dans la réalisation. C’est le temps des premières plantations, de la porte Saint-Aubin à la porte Saint-Michel. Le maire Brillet de Villemorge a demandé qu’on l’avertisse quand l’opération débutera. Tout est préparé par le « jardinier » Louis-Symphorien Leroy – oncle du grand horticulteur que sera André Leroy. Le 11 mars, il invite le maire à manier la pelle : « Nous [nous] sommes transportés sur ledit boulevard, indique le court procès-verbal inscrit au sein du registre des arrêtés du maire, et avons planté le premier arbre aux cris de « Vive le Roi » qui ont été répétés avec enthousiasme par plusieurs habitants qui s’y sont trouvés réunis. » Le 29 juillet, le conseil municipal fixe la dénomination des nouveaux boulevards, sur proposition du maire : le boulevard qui va de la porte Saint-Aubin à la porte Neuve est dédié à Monsieur (duc d’Angoulême, fils du futur Charles X), la section entre les portes Neuve et Saint-Michel porte le nom de Madame (Marie-Thérèse de France, dite Madame Royale, fille de Louis XVI, duchesse d’Angoulême) et celle qui descend jusqu’à la porte Cupif est baptisée boulevard d’Angoulême. Cette partie est achevée plus tardivement : elle n’est plantée qu’en 1818 et pavée qu’en 1828.

Années d’hésitations : 1817-1824

En février 1816, les travaux de déblaiement en sont au point de réunion de la rue Saint-Aubin et du faubourg Bressigny. Ils ne progressent guère : le 27 février 1819, le préfet écrit au maire qu’il « serait très désirable que l’on pût au moins s’occuper au commencement de l’année prochaine du prolongement du boulevard existant jusqu’au mur de l’enclos de la Visitation [actuel carrefour du Haras], à cause des travaux qui vont s’exécuter bientôt au haras  ». Pourquoi ce retard ? Les plans du « boulevard sud », suivant une belle ligne droite depuis le Haras jusqu’à la Maine, ont pourtant été approuvés dans leur principe dès le 5 août 1810 par le conseil municipal. Mais en 1817, sentant les édiles municipaux réticents au tracé en ligne droite qui les forçait quasiment à faire construire un nouveau pont, l’ingénieur en chef propose un nouveau plan.

Placé plus au nord, le boulevard longerait les anciens remparts à l’emplacement de la promenade des Lices, mais viendrait butter sur le château… obligeant à un tracé en baïonnette pour arriver à la Maine. Toutefois, et pour d’autres raisons, ce tracé a également la faveur du préfet, le baron de Wismes : le projet en ligne droite oblige à des expropriations coûteuses (propriété d’Autichamp, actuelle chambre de commerce) et au comblement des fossés du château. Cette dernière partie semble selon le préfet devoir être remise indéfiniment à cause de l’occupation militaire du château. Il vaut donc mieux exécuter le boulevard jusqu’à la rue Toussaint. Le 1er mars 1819, le conseil municipal adopte ces vues.

Rien ne se passe et le préfet propose un autre plan : déplacer le boulevard vers le sud, à l’emplacement du chemin de Terre (rue Delaâge), et le faire déboucher au milieu de la place de l’Académie. Nouveau rebondissement : le comte d’Autichamp, vers 1823, se déclare prêt à céder gratuitement la portion de son jardin nécessaire à la réalisation du projet de boulevard en ligne droite. Comme l’on pouvait s’y attendre, le tracé de 1819 est d’ailleurs refusé par l’État qui demande aux autorités locales d’examiner un nouveau tracé réunissant les avantages de l’économie et, « condition essentielle », d’une communication directe avec la Maine. Finalement, la Ville se rallie au premier tracé en ligne droite et l’adopte le 5 janvier 1824. Elle voit aussi ses intérêts. Le boulevard pourra être loti sur ses deux rives, alors que le projet de 1819, bloqué contre les anciennes fortifications et le jardin de la préfecture, ne le permettait pas. Le tout à moindre frais, car les terrains à concéder ont été préparés grâce au comblement des fossés exécuté pendant toutes ces années d’atermoiements.

Accès à la Maine

Le nouveau boulevard est enfin tracé et achevé jusqu’au château au début de 1830. La commission du bien public s’en félicite au conseil municipal du 23 juin de cette année : « Toute la ville a vu avec la plus grande satisfaction le nouveau boulevard dont le nivellement, la plantation ont été aussi prompts que bien ordonnés. Il ne manquait pour le rendre parfaitement beau que la disparition de l’ouvrage avancé du château qui le masque, M. le Maire vient d’obtenir la permission de le faire démolir, quoique les conditions qu’on y met soient onéreuses. […] Cette démolition et le nivellement de la place de l’Académie, devenu indispensable, formeront un atelier de charité pour l’hiver prochain. » La nouvelle voie reçoit le nom de boulevard du Roi-René. Pour peu de temps : sous l’effet de la Révolution de Juillet, le conseil municipal du 1er décembre 1830 lui substitue le nom de l’ancienne promenade des Lices.

Le bastion avancé du château, devant la porte des Champs, est démoli en 1831. Désormais la voie est libre pour accéder à la Maine. En 1835, la ligne des boulevards de la rive gauche est achevée. Et, bien sûr, un pont est en projet à la Basse-Chaîne. Une génération s’est quasiment écoulée depuis sa première évocation.

Réunion de l’agréable et de l’utile

En revanche, les nouveaux boulevards n’ont pas attendu une génération pour être appréciés… Les « Affiches d’Angers » leur consacrent un article louangeur le 3 août 1821 :

« Citadins, étrangers, chacun s’est empressé d’applaudir à ce projet. Jamais assentiment ne fut plus général, et loin que l’exécution ait été pour personne une occasion de se rétracter, on a persisté à reconnoître dans ces travaux la réunion de l’agréable et de l’utile. […] Ils sont au nombre de trois, se suivent […]. Leur étendue embrasse l’espace compris depuis la rue du Haras […] jusqu’à la place du port Ayrault, qui borde la Maine. À partir de l’angle formé par la promenade des Lices et la terrasse du jardin de la préfecture, pour ne s’arrêter qu’à la levée Besnardière, règne, entre quatre rangées d’arbres, un chemin pavé qui joint à l’une de ses extrémités la route de Paris par Saumur, Tours, Orléans et aboutit en un autre point à la route de Paris par Le Mans et Chartres. Ce sont là les boulevards nouvellement créés, ou plutôt c’est là l’élégant et moderne quartier construit avec une rapidité dont on citeroit peu d’exemples. Des deux côtés, maisons riantes, jolis jardins, édifices remarquables. Les hôtels de Gohin et de Lantivy, la manufacture des toiles à voiles, la maison neuve de M. Giraud, celles de MM. Desnoyers, Appert, Papiau et bientôt aussi l’ancien collège [d’Anjou], restauré pour la mairie, sont à distinguer dans la foule. Il ne faut pas oublier l’habitation du docteur Lachèse qui, en faisant emploi de paratonnerre, donne un exemple trop peu suivi. »