Les premières halles en bord de Maine

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 454, avril-mai 2023

Alors que les halles gourmandes – Halles Coeur de Maine – vont ouvrir face à l’esplanade Cœur-de-Maine, on peut s’interroger sur la présence dans l’histoire d’un bâtiment commercial en bord de Maine. À partir des années 1830, des hôtels se sont créés quai Ligny, pour répondre au flux des voyageurs empruntant les lignes de bateaux à vapeur. Tout au long du XIXe siècle s’ouvrent de nombreuses entreprises dans le nouveau quartier Thiers-Boisnet, mais il s’agit d’industries. La terre d’élection du commerce se trouve plus haut dans la ville, place des Halles, autour de la rue Saint-Laud… À l’exception d’une activité liée à la Maine : la vente du poisson.

Les Halles Coeur de Maine ont donc pour ancêtre direct la poissonnerie, située à peu près au même endroit, rue de la Poissonnerie. Mentionnée dès 1243, un auditoire pour rendre la justice y est installé en 1459. Elle est en partie reconstruite en 1699-1700. En 1798, un règlement autorise la vente du poisson de mer dans les rues. Celui d’eau douce doit être vendu sous la halle de la poissonnerie.

La poissonnerie s’écroule

Dans la nuit du 30 novembre 1823, le toit du bâtiment s’écroule. Les travaux de déblaiement entrepris par les propriétaires des différents bancs de vente, que l’on appelait « tinnes » ou « auges », sont interrompus par la Ville qui fait apposer un cadenas à l’entrée. En attendant que la halle soit reconstruite, la tenue du marché au poisson est fixée sur les places Cupif (place de la République) et du Pilori. Il se poursuit néanmoins dans l’étroite rue de la Poissonnerie, à laquelle tiennent les poissonnières, malgré le passage continuel des voitures de commerce et la foule des piétons ! Le bâtiment ruiné est vendu au riverain, Louis Raffray, propriétaire de l’Hôtel du Faisan. Entre 1828 et 1830, la municipalité demande des renseignements sur les vendeurs de poisson par le biais des commissaires de police. Selon les enquêtes, les statistiques fluctuent de 77 à 116 personnes. Un total qui comprend les « Angevins », les « étrangers » - c’est-à-dire venant des environs, Écouflant, Briollay, Épinard, Bouchemaine, Les Ponts-de-Cé… - et les marchandes de morue.

En 1828, Vincent Proutière, qui s’est rendu acquéreur de l’hôtel des Messageries royales place Cupif, présente à la mairie un projet de reconstruction de la poissonnerie, tandis que le conseil municipal invite à deux reprises le maire - le 20 juin 1828 et le 8 juillet 1829 – à s’occuper de faire établir un marché au poisson. Cet établissement est « vivement désiré par les citoyens », mais étant donné le peu de fonds disponibles, le conseil propose une entreprise par souscription.

Le projet Lachèse : une société d’actionnaires

Le projet Proutière écarté, le maire de Villemorge demande des esquisses au jeune architecte angevin Ferdinand Lachèse (27 ans), élève de Debret et de l’École des beaux-arts de Paris. Il créerait une société pour réaliser la construction. La révolution de Juillet repousse de quelques mois l’examen du projet, repris par le nouveau maire Alexandre Joubert-Bonnaire. La commission d’étude rend son verdict le 15 octobre 1830 et le conseil municipal donne son accord. Il est décidé d’établir une poissonnerie publique sur l’emplacement libre appartenant à la Ville, entre la rue Boisnet, le quai et la Maine, soit dans le triangle de la future place Molière. Une compagnie d’actionnaires, à la tête de laquelle se trouvent Ferdinand Lachèse et le notaire Jacques Cosnier, prend en charge les frais de la construction évalués à 45 000 francs. De son côté, pour l’indemniser de ses dépenses, la Ville s’engage à verser tous les ans 2 000 francs, lui concède pendant quinze ans le prix de location des étalages à raison de trente-six francs annuels par auge (un revenu de 3 000 francs par an est escompté) et interdit la vente du poisson ailleurs que dans la poissonnerie. À l’issue des quinze ans, la Ville deviendra propriétaire de la poissonnerie sans autre paiement aux actionnaires.

Le 7 mars 1831 une ordonnance royale approuve cette combinaison. Les soixante et un actionnaires se réunissent en mai. La poissonnerie offrira 104 places louées chacune 3 francs par mois. 90 actions de 500 francs chacune sont souscrites. Elles rapporteront 5 % d’intérêt. Les souscripteurs sont représentatifs de la bourgeoisie angevine : magistrats, avocats, négociants et commerçants, médecins, propriétaires terriens. Leurs noms sont connus : comte de Gibot, Louis Pavie, Grille, Farran, Gaignard de La Ranloue, Leclerc Guillory, Poudret de Sevret, Sourdeau de Beauregard, Walsh de Serrant, de Mieulle… Dans cet univers d’hommes figurent en fin de liste deux femmes, « demoiselle » Célestine Sigogne et « dame » Félicité Benoist, veuve de Jully.

Une réussite architecturale

La pose de la première pierre se fait en grande pompe, le 27 août 1831. Elle est relatée par le « Journal de Maine-et-Loire ». La plupart des autorités sont présentes, des tribunaux, de la préfecture, de l’armée et des diverses administrations. Elles sont réunies dans l’enceinte du bâtiment dont les travaux ont commencé. La garde nationale est du nombre. À l’arrivée du préfet et du maire, sa musique fait entendre « La Parisienne », chant composé par Casimir Delavigne en hommage à la révolution de Juillet sur une musique d’Esprit Auber. L’architecte présente le marteau d’honneur. La pierre posée renferme, dans une boîte en plomb, une plaque de cuivre portant gravés la date, les noms du roi, du préfet, du maire, de l’architecte et des actionnaires.

Le 12 décembre, la construction est déjà très avancée. La charpente est montée. La réception provisoire des travaux a lieu le 29 mars 1832 et l’ouverture fixée au vendredi 6 avril. D’un point de vue architectural, c’est une réussite, signalée à deux reprises comme modèle dans des publications spécialisées : en 1847, dans « Choix d’édifices publics » et en 1863, dans les « Nouvelles Annales de la construction ». D’allure néo-classique, le bâtiment se présente comme un parallélogramme de trente-huit mètres de longueur sur douze mètres de largeur, élevé en tuffeau blanc de Saumur sur un socle de granit de Bécon. Les façades sont rythmées par des arcades surmontées de petites baies rectangulaires : treize pour les façades principales, trois pour les petits côtés. À l’intérieur, quatre rangées de baquets portés sur des chantiers en bois qui les élèvent à la hauteur voulue, pour que les vendeuses aient facilement la main sur les marchandises, tout en restant assises sur de petites sellettes en bois. Dix-huit baquets sont divisés en deux parties pour les marchandes de morue fraîche. Celles de poisson de mer disposent de tables en marbre. Chaque baquet est alimenté par un robinet. Angers ne disposant pas encore d’un réseau d’eau potable de Loire, l’eau provient de la Maine, celle des puits ayant été reconnue impropre à cet usage. Elle est stockée dans un château d’eau indépendant, face au bâtiment principal. Une pompe en cuivre alimente au 1er étage un bassin en bois de 3 x 3 m, doublé de plomb.

Une catastrophe financière

Une réussite architecturale donc, mais pas financière. La poissonnerie n’est pas encore ouverte que, le 3 mars 1832, les marchandes de poisson pétitionnent contre l’augmentation du prix des places : 36 francs à l’année au lieu de 30 dans l’ancienne halle. Après l’ouverture, elles réclament de pouvoir étaler de la marchandise en dehors de leur banc, mais le fermier des droits de place y est opposé, « vu qu’elles se mettent une dizaine ensemble et ne prennent qu’une tinne ».

Une année de fonctionnement s’écoule à peine que les actionnaires déchantent et envoient leur première pétition à la mairie au début de 1833. On leur avait assuré un revenu annuel de 3 000 francs nets, déduction faite des gages du concierge et des réparations. Pour y parvenir plus sûrement, les actionnaires ont affermé la poissonnerie au lieu d’y établir un concierge. Mais les poissonnières ne sont pas au rendez-vous : une soixantaine tout juste loue des bancs à l’année et une dizaine d’autres au jour le jour. Sur quoi arrive l’épidémie de choléra : le premier cas se manifeste à l’hôtel-Dieu le 18 mai 1832. « Les familles des pêcheurs en furent atteintes comme de préférence, indiquent les pétitionnaires (Archives patrimoniales, 8 M 1) et le poisson devint un aliment suspect et comme prohibé. Ajoutez la sécheresse extraordinaire de l’été qui en desséchant le bras de rivière où s’alimentent les canaux de la poissonnerie, a augmenté les embarras et les dépenses du service. » Ils soulignent aussi que la Ville ne fait pas assez respecter l’interdiction de la vente du poisson ailleurs que dans la halle. Les infractions patentes sont nombreuses, ce qui excite les plaintes des marchandes et nuit à la location des bancs.

Pas de réponse aux réclamations

Tant et si bien que le fermier, dégoûté, renonce à son bail et demande des indemnités. Les baux suivants s’adjugent difficilement. De 3 000 francs par an, on tombe à 1 505 francs pour trois ans ! De plus, les actionnaires affirment que les dépenses de construction ont dépassé de plus de 7 000 francs les prévisions. Ils proposent donc que la Ville entre immédiatement en jouissance de la poissonnerie, qu’elle leur paye à 5 % l’intérêt du prix de la construction et leur rembourse 2 000 francs par an jusqu’à extinction du capital. Dans une solution de dernier recours, ils demanderaient que le terme de leur jouissance soit prolongé de huit ans.

Le conseil municipal repousse la réclamation. De nouvelles pétitions argumentées sont adressées les 23 mai 1833, 9 juin 1834, 18 février et 22 mai 1847. Rien n’y fait. Le conseil les rejette toutes : en se formant en société, les actionnaires ont cru faire une bonne opération ; s’ils se sont trompés, la mairie ne peut pas intervenir dans la perte, de même qu’elle ne pourrait rien demander, s’ils avaient réalisé des bénéfices considérables. Comme prévu, la Ville entre en jouissance de la poissonnerie en 1847. Les actionnaires perdent les 4/5e de leur capital dans l’affaire.

Une construction rentable ?

Désastreux financièrement, l’investissement a-t-il été rentabilisé par l’usage ? Pas plus. Sa vie s’est par hasard trouvée liée à celle du Grand Théâtre de la place du Ralliement ! Détruit par un incendie en décembre 1865, le théâtre doit être remplacé très rapidement par une salle provisoire. Traité est passé avec la société Racine de Tours pour la construction d’un cirque-théâtre. On ne trouve pas de meilleur terrain que l’emplacement de la poissonnerie ? Qu’à cela ne tienne, la société la reconstruira plus haut, place Cupif. En 1866, le bâtiment de F. Lachèse y est littéralement transporté, mais notablement réduit en longueur, passant de treize à cinq arcades. Une solution provisoire. En 1870, la poissonnerie cède la place à un marché couvert : des halles en fonte où la vente du poisson a toute sa place. Des halles qui s’écroulent en 1874, faisant un mort et une quinzaine de blessés. Elles sont reconstruites l’année suivante. À Angers, la vie des halles n’est pas de tout repos ! Et l’histoire ne s’arrête pas là.