Les premiers logements sociaux

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 462, avril-mai 2024

Ils auraient eu cent ans cette année. Il y a un siècle, on ne parlait pas d’HLM – habitation à loyer modéré – mais d’HBM – habitation à bon marché, appellation forgée par la loi Siegfried de 1894. Dans la vie courante, on employait même plutôt les termes de « maison collective », ou d’« immeubles à appartements multiples ».

Le Cottage Angevin

À Angers, la première société d’habitations à bon marché est fondée le 8 juin 1910, sous la forme d’une société anonyme coopérative : Le Cottage Angevin n’est pas une œuvre de charité, ni une société financière. Il s’interdit tout gain commercial et ne distribue pas de bénéfices. Son but est de permettre aux ouvriers, employés ou petits fonctionnaires d’accéder à la propriété individuelle. Il reçoit en dépôt les versements de ses sociétaires et les rémunère d’un intérêt de 3 % par an environ. Dès que le montant des versements représente le dixième de la valeur de la maison que le sociétaire veut faire bâtir, la société engage la construction sur le terrain choisi et selon les plans arrêtés par le sociétaire. Les sommes qui restent dues sont remboursées sous forme d’un loyer au taux de 4 % du prix de revient de la maison. Pour 280 francs par an, on devient propriétaire en vingt ans d’une maison de trois pièces avec jardin ; pour 420 francs, d’un pavillon avec cuisine, salle à manger, trois chambres et jardinet.

Six ans après l’échec de la Société des constructions ouvrières, l’affaire semble cette fois mieux engagée. En mai 1910, trente-quatre personnes ont souscrit 150 actions de 100 francs. Parmi elles, on remarque les entrepreneurs Henri Laboureau et Étienne Martin ; Édouard Cointreau ; Prosper Bigeard, directeur de la Compagnie du gaz ; René Philippe, ingénieur des Ponts et Chaussées ; Joseph Albert, conducteur adjoint aux Ponts et Chaussées. Lors de la constitution de la société en juin, René Philippe est élu président ; Bigeard, vice-président ; Albert, secrétaire. Les administrateurs comptent un inspecteur des finances, un médecin, l’ancien président de la Société des amis des arts Gilles-Deperrière, le négociant en vins Rosin, le directeur du journal « Le Pays Bleu » et fondateur de « L’Ouest » Eugène Foubert, l’entrepreneur Martin, l’ajusteur-mécanicien Mathé et un coupeur en chaussures, Poperen, dont un descendant sera ministre.

Visite décisive à Nantes

Le 13 août 1910, la société est approuvée par arrêté du ministre du Travail et de la Prévoyance sociale. Une visite qu’elle organise à Nantes fin août convainc les indécis. 45 Angevins font le voyage pour s’informer sur le fonctionnement d’une « œuvre sœur », La Maisonnette, créée en 1903 dans le même dessein de fournir aux personnes modestes une maison agréable, saine et durable. En septembre, Le Cottage Angevin détient déjà 75 000 francs d’actions souscrites et se prépare à construire ses quatre premières maisons. Neuf sont déjà habitées en septembre 1911, douze vont être commencées. Les calicots au nom du « Cottage Angevin, habitations salubres à bon marché » fleurissent à divers endroits de la ville : rues Béranger, de Jemmapes, d’Hédouville, Rousseau, bientôt rues François-Besnard, Laboureau (Florent-Cornilleau) et du Major-Allard. Dans le cours de 1913, Le Cottage Angevin possède une trentaine de maisons réparties dans tous les quartiers de la ville. 150 personnes y sont logées. La société reçoit une médaille d’or à l’exposition du Mans de 1911, dans la section « Œuvres d’assistance et de prévoyance sociales » qui comprenait 108 exposants. L’année suivante, elle se voit attribuer une médaille de vermeil pour la meilleure brochure destinée à faire connaître les habitations à bon marché. 

L’appui de la municipalité radicale-socialiste

À peine élu maire en mai 1912, le docteur Barot, radical-socialiste, s’emploie à soutenir les efforts du Cottage Angevin. L’un de ses premiers soucis, déclare-t-il dans son « Rapport sur la situation de la ville d’Angers » (au 15 septembre 1913), est de constituer dès le 12 juin 1912 une commission extra-municipale pour l’étude des logements salubres à bon marché. Les travaux de la commission sont rendus au conseil le 25 novembre 1912, par René Philippe précisément, auteur d’un rapport de grande ampleur. En résumé, il prévoit la création de trois cités-jardins, de quatre maisons à logements multiples et de jardins ouvriers. C’est ce que la presse rapporte dans plusieurs articles sous le titre « Les grands projets municipaux ».

Une cité ouvrière modèle au Pré-Pigeon

Le bras armé de la Ville est Le Cottage Angevin qui se lance dès 1913 dans la première étape : la cité-jardin ou cité ouvrière du Pré-Pigeon, entre les rues Victor-Hugo et du Pré-Pigeon, le long de la rue du Major-Allard prolongée (future rue Florent-Cornilleau), alors appelée rue Laboureau, du nom de l’entrepreneur qui fournit, avec son associé Étienne Martin, un terrain de 1,7 hectare, à un prix sans concurrence. Le 27 décembre 1912, le conseil municipal vote une subvention de 2 000 francs pour aider le Cottage à profiter de ce concours philanthropique. Le terrain, en surplomb de la ville, dans une belle orientation plein sud, permettra d’y établir une cité ouvrière modèle, bien située proximité des importantes industries du Pré-Pigeon et de l’usine à gaz, ainsi que du groupe scolaire Victor-Hugo. 

Pour l’édifier, le Cottage reçoit trois contributions : 200 000 francs des hospices, 50 000 francs du bureau de bienfaisance et 375 000 francs de l’État. Des lois nouvelles permettent aux établissements hospitaliers et charitables de consacrer 2/5e de leur fortune au développement de l’habitation salubre à bon marché, afin de réduire les fléaux de l’alcoolisme et de la tuberculose, réduire la morbidité et les charges d’assistance. De son côté, la Ville garantit la constance du revenu des sommes consacrées à la défense de la santé publique. Le préfet ayant approuvé ces opérations, l’État, représenté par la Caisse des dépôts, prête deux fois et demi la valeur des capitaux disponibles.

Ce ne fut pas sans quelques obstacles, venus de la part des conservateurs du conseil municipal et du journal « Le Cri d’Angers » qui fustige une opération désavantageuse pour les hospices et se fait fort – en juin 1913 – de provoquer un refus préfectoral. Mais le préfet donne son approbation aux deux délibérations de la commission administrative des hospices et du bureau de bienfaisance en novembre et décembre 1913.

Quel architecte ?

Avec ce projet de cité-jardin du Pré-Pigeon, le Cottage voulait faire mieux encore que ses précédentes réalisations, ne pas réserver les logements salubres seulement à l’élite de la population ouvrière, mais les mettre à la portée de tous par des constructions destinées à la location simple. C’est au meilleur spécialiste des habitations à bon marché qu’il s’adresse pour en tracer les plans : Jean Walter, architecte du gouvernement, spécialiste des cités-jardins, administrateur de sociétés d’habitation à bon marché, lauréat du concours ouvert par la Ville de Paris pour l’emploi des 200 millions affectés à l’habitation ouvrière. Il visite le terrain du Pré-Pigeon le 27 juin 1913 et se déclare enchanté : ce projet peut être classé parmi les plus beaux qui aient été amorcés en France. « Le projet définitif sera établi d’ici peu », note le journal « L’Ouest » du 29 juin.

Conception novatrice

Pour le concevoir, Jean Walter s’inspire de sa dernière réalisation, de 1912, la cité-jardin de La Petite Alsace, 10 rue Daviel dans le XIIIe arrondissement de Paris (non loin de la Butte-aux-Cailles) : un ensemble de pavillons bâtis autour d’un jardin pour la société L’Habitation familiale fondée par l’abbé Viollet. Mais lui aussi fait mieux. À Angers, il associe des logements collectifs aux maisons individuelles. C’est l’une des premières fois en France au sein d’un même programme d’habitations à bon marché. La cité-jardin est axée le long d’une nouvelle voie (actuelle rue Prosper-Bigeard), parallèle à la rue Laboureau. Les jardins sont prévus à l’arrière des maisons alignées le long de cette voie. D’un côté de la nouvelle voie seront édifiées 17 maisons en bande (mitoyennes), autour d’un pavillon central, dans le style pittoresque que l’architecte a adopté à Paris, avec toits débordants et faux colombages. De l’autre côté de la rue, il implante un immeuble collectif de 44 appartements entouré d’une série de maisons. L’immeuble, qui reste d’élévation modeste avec 2 à 3 étages au-dessus du rez-de-chaussée, n’est pas composé d’un bloc abrupt et compact, comme on le fera tant de fois par la suite pour le logement social, mais articulé en trois corps de bâtiment formant un U, les pavillons latéraux délimitant une cour ouverte, plus hygiénique que la cour fermée. Le pavillon central est axé sur celui des maisons en vis-à-vis. Au total, 77 logements devaient trouver place le long de la nouvelle voie. Au sein d’un ensemble cohérent et harmonieux, Jean Walter tranchait le débat, qui reviendra plus tard et que l’on croira alors résoudre pour la première fois, opposant habitat individuel et habitat collectif. 

Pose de la première pierre

Le 18 janvier 1914, le maire et le comité républicain du commerce, de l’industrie et de l’agriculture réussissent à faire venir à Angers le ministre du Commerce, de l’Industrie et des Postes et Télégraphes, Louis Malvy, pour une grandiose manifestation républicaine. L’un des objets de sa venue est la pose de la première pierre de la cité du Cottage Angevin. Après l’inauguration du dispensaire de l’hôtel de la Mutualité, le ministre visite les réalisations du Cottage rue Béranger, chemin d’Antioche, rue d’Hédouville et arrive rue Laboureau, où doit se dresser la cité-jardin du Pré-Pigeon. Drapeaux qui claquent au vent, tente, fanfare, discours. Louis Malvy scelle la pierre sous laquelle on a placé un tube en fer blanc contenant le document suivant : 

« L’an 1914, le 18 janvier, à 16 h, en présence de M. Maurice Philippe représentant M. le ministre des Finances, M. Dautresme préfet de Maine-et-Loire, M. le docteur Barot maire d’Angers, le conseil d’administration du Cottage, M. Walter architecte du Cottage, MM. Martin et Laboureau, la commission administrative des hospices, le bureau de bienfaisance, le conseil municipal et un nombre considérable de personnalités, il a été procédé par M. Malvy, ministre du Commerce, à la pose solennelle de la première pierre de la cité-jardin du Pré-Pigeon, édifiée par la Société coopérative d’habitations à bon marché, Le Cottage Angevin, avec le concours financier des hospices, du bureau de bienfaisance, du conseil municipal d’Angers, de l’État (Caisse des dépôts et consignations). En foi de quoi a été déposé et signé le présent procès-verbal. »
 

Après la guerre, un nouvel architecte

Les travaux à peine commencés - deux maisons sont élevées (n° 1 bis et 3, aujourd’hui démolies) - la guerre interrompt le chantier pour huit ans. Il reprend en 1922. En 1922-1923 déjà, l’annuaire Siraudeau indique six habitants à l’adresse « Cottage Angevin, 7 rue Laboureau ». Ce sont essentiellement des ouvriers spécialisés, chefs d’équipe, un manœuvre et un employé de bureau. 
 

Le Cottage doit emprunter 600 000 francs, avec la garantie municipale, pour poursuivre la construction de la cité-jardin et en profite pour réviser les plans. Jean Walter est oublié au profit d’un autre architecte, Pierre Defois, d’origine nantaise et installé à Angers. La révision se fait à la marge. Le plan d’ensemble est conservé, de même que le style pittoresque des maisons – à l’exception des faux colombages – avec alternance des façades : un premier étage avec lucarne, le suivant avec un pignon en maçonnerie. L’essentiel des modifications porte sur la suppression des maisons trop proches de la barre rocheuse qui domine le Pré-Pigeon, sur l’agrandissement des logements de trois à quatre pièces. Mais ces pièces restent trop petites, ne dépassant pas les 16 m2. D’autre part, les lieux d’aisance sont encore à l’extérieur des maisons.

Dans l’immeuble collectif, le nombre de logements passe de 44 à 34, mais si le nombre de pièces par logement est augmenté, leur surface n’est pas agrandie : 9 m2 pour certaines chambres, 14 m2 pour les cuisines. Les lieux d’aisance ne sont pas situés dans les appartements, mais sur les paliers. Autre transformation : le toit traditionnel à versants prévu par Jean Walter est remplacé par une toiture en terrasse, suivant des exemples parisiens mis en œuvre à partir de 1903. Pierre Defois importe donc à Angers le toit-terrasse en 1923, quatre ans avant Roger Jusserand à la Maison bleue. Mais ce mode de couvrement a dû être peu réussi et d’une étanchéité douteuse, si bien que le premier immeuble HBM d’Angers s’est retrouvé coiffé d’une toiture traditionnelle en même temps que l’immeuble était surélevé. 

Prosper Bigeard honoré

La cité-jardin du Pré-Pigeon, désignée simplement sous le nom de son bâtisseur, Le Cottage Angevin, est achevée en septembre 1924. Elle ne comprend que 57 logements sur les 77 initialement prévus, des logements donnés uniquement à la location et à des familles nombreuses à quatre enfants au moins, en dessous de seize ans. La cité n’est pas encore terminée que le Cottage entre en pourparlers afin d’acheter la vaste propriété voisine : ce sera le lotissement du Lutin.

Après la mort de Prosper Bigeard, vice-président fondateur de la société coopérative, le 29 mars 1926, son nom est donné au premier ensemble de logements sociaux construits à Angers. Dans l’annuaire Siraudeau de 1927, l’ancien quartier du Cottage Angevin figure désormais sous le nom de rue Prosper-Bigeard. Aucune délibération officielle du conseil municipal n’est venue consacrer ce nom, mais l’usage en est resté. Une dénomination qui honore justement un homme au « cœur d’or ». 

En 1934, la rue Prosper-Bigeard s’enrichit, du côté de la rue Victor-Hugo, d’un nouvel immeuble collectif de logements, accompagné de services - bains-douches, séchoirs et lavoir – édifiés par André Mornet pour l’Office public municipal d’HLM. Par la suite, l’Office d’HLM reprend au Cottage la gestion de l’ensemble de la rue Prosper-Bigeard, mais ne remet pas les immeubles aux nouvelles normes de confort. D’où la démolition en 1998 par l’Office – devenu Angers Habitat - de tout le côté oriental de la rue, jusqu’à la rue Victor-Hugo, faisant disparaître les deux premiers immeubles de logements sociaux d’Angers au profit de la résidence Les Elfes. Du beau programme initial ne subsiste que la rangée de petites maisons pittoresques Walter-Defois.