La première abbaye

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers, n° 457, septembre-octobre 2023

Les origines

Saint-Aubin, la plus ancienne abbaye de l’Anjou après Saint-Maur de Glanfeuil (au Thoureil), est à l’origine un simple caveau aménagé à l’extrémité méridionale du cimetière paléochrétien d’Angers pour recevoir le corps de l’évêque d’Angers Aubin (529-550). Sur ordre du roi mérovingien Childebert (511-558), l’évêque de Paris, Germain (552-576), fait entreprendre la construction d’une basilique afin d’y transférer le corps d’Aubin. La translation dans la nova basilica est rapportée par Venance Fortunat, évêque de Poitiers, auteur d’une Vie de saint Aubin composée vers 567-576. L’événement se déroule sans doute peu après 558, Childebert n’étant plus mentionné. Au moment où Fortunat écrit, la fête de saint Aubin est déjà bien établie au 1er mars, jour de sa mort. Ce qui est confirmé par Grégoire de Tours (v. 538-594) qui relate un miracle obtenu un 1er mars dans la basilique Saint-Aubin, grâce à l’intercession de saint Martin et de saint Aubin. L’association d’Aubin à Martin, saint des rois mérovingiens, dont la basilique se trouvait à proximité de celle de Saint-Aubin, est un signe supplémentaire du caractère royal de Saint-Aubin d’Angers. Autre indice : sa localisation devant la sortie est de la ville, le long de l’ancien axe principal romain retracé obliquement pour rejoindre au plus court la voie de Tours (rue Bressigny). Saint-Aubin se trouvait donc en position d’accueil de tout visiteur arrivant en ville, à commencer par rois et princes pour leur entrée solennelle.

Très vite, une communauté de clercs assure la garde du sanctuaire et l’accueil des pèlerins. L’acte le plus ancien figurant dans le cartulaire de Saint-Aubin émane de Charlemagne. Le texte de 769 confirme les biens reconnus à l’abbaye par son père Pépin et fixe à cinquante le nombre de frères de la communauté. Le monastère tient une place importante dans l’Anjou carolingien. C’est un bien royal. Louis le Pieux y séjourne à deux reprises en 818. Il y possède un palais. Son épouse Ermengarde y décède. Théodulfe, évêque d’Orléans, le grand artisan de la renaissance carolingienne, y est exilé et meurt à Angers en 821.

Abbaye bénédictine à partir de 966

Au Xe siècle, l’abbaye est aux mains des comtes d’Anjou. En 966, Geoffroy Grisegonelle substitue des moines aux chanoines. Dans une charte de 972, l’évêque d’Angers Nefingus, sur requête comtale, rappelle sa qualité d’abbaye royale et confirme ses privilèges, en particulier l’usage voulant que l’évêque de la ville soit ordonné dans cette église. À la fin du siècle, l’abbaye décide d’établir un bourg le long de la rue Saint-Aubin. Pour ménager son enclos, la grande rue sortant de la ville et se dirigeant vers Tours est rabattue vers la rue Saint-Aubin : c’est l’origine de la rue Courte (écourtée), actuelle rue du Musée.

L’abbaye connaît son apogée aux XIe-XIIe siècles, tant au plan spirituel, architectural qu’intellectuel et artistique. Les moines sont au nombre de 105 en 1082. Des confraternités – échanges et associations de prières – sont tissées avec soixante-cinq établissements religieux, de Saint-Riquier au nord, Verdun à l’est, jusqu’à Saint-Martin de Limoges au sud. L’abbaye rayonne aussi par ses prieurés, jusqu’en Bretagne, dans le Maine et aux confins de la Normandie. Dans une bulle du pape Urbain II en 1097, quarante-six possessions sont énumérées.

Un art roman très orné

Victime de l’incendie qui ravage la ville en 1032, le monastère est reconstruit dans la seconde moitié du XIe siècle. Il en reste une partie des murs du bas-côté nord de l’abbatiale – en petit appareil – sur les façades des maisons du mail Michel-Debré. Tout est de nouveau reconstruit au XIIe siècle, à partir de l’abbatiat de Robert de La Tour-Landry (1127-1154) : preuve de richesse. On n’hésite pas à renouveler des bâtiments encore neufs, mais sans doute trop austères, pour les mettre au goût du jour. Le plan du monastère est traditionnel : église au nord, chapitre et dortoir à l’est, réfectoire et cuisine au sud (de plan circulaire), caves et greniers à l’ouest. Dans l’abbatiale, le plein-cintre règne partout. Mais surtout, l’architecture est décorée avec une fantaisie et une profusion étonnantes. Sculpture, souvent d’inspiration aquitaine, et peinture sont liées. Ce qu’illustre la façade encore conservée de la salle capitulaire sur le cloître, ainsi qualifiée lors de sa redécouverte en 1836 : « Toutes les formes bizarres, monstrueuses, fantastiques, extravagantes, semblaient s’être épuisées dans cette architecture. »

 

Dans le même temps, le scriptorium – atelier de production de manuscrits – est très actif. De splendides manuscrits à peintures en sortent : la Vie de saint Aubin (aujourd’hui conservée au Vatican), la grande bible latine selon saint Jérôme (bibliothèque municipale d’Angers), le Psautier glose à l’usage d’Angers (bibliothèque municipale d’Amiens)… La présence d’une école épiscopale brillante favorise son développement. L’écolâtre Marbode finit d’ailleurs ses jours à l’abbaye. En 1790, la bibliothèque de Saint-Aubin comporte environ deux mille ouvrages, moins que celles du Mont Saint-Michel ou de Saint-Martial de Limoges, mais autant que bien des bibliothèques réputées.

À la fin du Moyen Âge, la règle s’assouplit. Les titulaires d’offices claustraux – prieur, sous-prieur, aumônier, sacristain… – veulent chacun leur logis et jardin particuliers. Après 1535, l’abbaye tombe en commende. De grands personnages ajoutent à leur titulature le titre d’abbé de Saint-Aubin et surtout à leur cassette les revenus de l’abbaye, dont ils ne songent qu’à tirer le maximum. De grands événements se déroulent à Saint-Aubin, comme le mariage du duc de Montpensier avec la sœur du duc de Guise qui fixe la cour à Angers pour plus d’un mois en 1570. Des tentes sont dressées dans les jardins que le roi Charles IX apprécie particulièrement.

Réforme et reconstruction mauriste

Une réforme de la vie monastique s’imposait depuis longtemps. L’évêque Henri Arnauld (1649-1692) s’y emploie, avec difficulté. En 1660, il finit par obtenir l’union du monastère à la congrégation des bénédictins de Saint-Maur, projet remontant à 1619. Cette réforme revivifie l’abbaye et provoque un renouvellement presque complet des bâtiments, à l’exception de l’église, du cloître et de l’aile ouest. La réforme mauriste prescrit l’usage de cellules individuelles pour les moines. Une douzaine de plans sont dressés. Les plus anciens (1661) sont de l’architecte de la congrégation, le révérend père Denis Plouvier. Commencée en 1688, la reconstruction est lente. L’aile des dortoirs est achevée vers 1710 ; l’aile sud, avec l’escalier d’honneur, le lavabo et le réfectoire, dans les années 1730. Les bâtiments forment désormais un U, terminé par deux pavillons vers le jardin et fermé au nord par l’abbatiale.

L’abbaye fait toujours grand effet sur les visiteurs. Dom Jacques Boyer, bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, la visite en 1714 : « Nous assistâmes à la messe et à la procession à Saint-Aubin, écrit-il dans son journal de voyage. Il y avait un concours de beau monde. L’autel était paré richement et je n’en ai jamais vu un plus magnifique. Les ornements sont précieux et cette église ressemble à une cathédrale. »

Somptueusement reconstruite, Saint-Aubin n’échappe cependant pas à la décrue des vocations et n’abrite plus que quinze moines en 1789. En revanche, son revenu brut autour de 50 000 livres reste le plus élevé des monastères d’Angers. Un dicton dit d’ailleurs : « Saint-Aubin le riche, Saint-Serge le noble et Saint-Nicolas le pauvre. » Le temporel de plus d’un millier d’hectares, situé essentiellement dans un rayon de dix kilomètres autour d’Angers, englobe la grande île Saint-Aubin. L’abbé dispose du château de Molière comme maison d’été.

Des bâtiments convoités

L’ampleur des nouveaux bâtiments donne l’idée au conseil de ville d’Angers d’y établir un collège et un pensionnat, mais les prêtres du collège de l’Oratoire s’opposent au projet (1765-1788).

Survient la Révolution. Une autre idée vient naturellement aux autorités communales : l’église et la maison conventuelle de Saint-Aubin leur paraissent être le lieu le plus commode pour procéder à l’élection des nouvelles administrations et même les y installer définitivement. Les derniers moines récalcitrants sont évacués de force le 3 mai 1790. La première session du conseil général du département se déroule dans l’abbatiale le 28 juin. Dès cette date, l’ancienne abbaye devient l’hôtel du département et l’est depuis sans interruption, à l’exception des années 1792-1797, pendant lesquelles la municipalité songeait établir à Saint-Aubin une école d’artillerie ou un collège national. À partir de 1800, l’administration départementale doit partager les bâtiments avec la nouvelle préfecture. Pierre Montault-Desilles, premier préfet, est installé le 29 mars. Peu à peu l’abbaye est appropriée à ses nouvelles fonctions préfectorales.

L’abbatiale, dont les voûtes se sont écroulées faute d’entretien en avril 1803, est démolie peu à peu entre 1807 et 1819 afin de ménager un accès d’honneur à la préfecture. La nef de l’église est transformée en mail (actuel mail Michel-Debré), planté en 1818. Des croix en schiste marquent aujourd’hui dans le pavage l’emplacement des anciennes colonnes de la nef. Le cloître, devenu cour d’honneur, est reconstruit dans le style néoclassique dans les années 1810. La façade principale elle-même est rebâtie en 1852-54 par l’architecte Ferdinand Lachèse, lorsque le bâtiment est doublé pour aménager de grandes salles de réception. Les travaux des XIXe et XXe siècles font peu à peu réapparaître des portions de l’abbaye romane – cloître, éléments de la salle capitulaire et du réfectoire – qui avaient simplement été rhabillées à l’époque mauriste.