Le premier centre dramatique national

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 469, janvier 2025

Écrire l’histoire du premier centre dramatique national d’Angers, c’est raconter celle d’un fou - le terme passionné ne suffirait pas - de théâtre : la vie de Jean Guichard. Le théâtre, « où, disait-il, la joie de tout donner égale la joie de tout recevoir ». 

Né le 8 janvier 1924 à Guenrouët (Loire-Inférieure), il reçoit la vocation du théâtre comme un choc, à l’âge de cinq ans, en voyant sur scène un de ses camarades, lors d’un spectacle organisé par les commerçants du bourg. C’est dit, « je ferai du théâtre ». Il entre au conservatoire de Nantes en 1944 où il se trouve avec Jean Rochefort. Ce dernier part très vite pour Paris, tandis que Jean Guichard préfère rester là où sont ses racines. Quatre années s’écoulent et il fonde sa première compagnie : la Baraque à Théâtre. Le lever de rideau a lieu salle Colbert à Nantes le 23 octobre 1948 avec Le Malade imaginaire de Molière, un auteur qui restera toute sa vie son préféré. Le succès est au rendez-vous. L’aventure continue, où déjà pointe ce qui sera le fil conducteur de l’action de Jean Guichard : la décentralisation théâtrale auprès des publics qui en sont les plus éloignés. Ses premières tournées conduisent ainsi la Baraque à Théâtre dans la campagne nantaise. Paris ne l’intéresse pas. Il préfère se forger son public, même dans une région difficile où Bretons et Vendéens, très religieux, sont réfractaires au théâtre. Être le premier dans son village, plutôt que le second à Rome. C’est encore la tirade de Cyrano, souvent récitée par lui, avec son dernier vers : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! ».

La Compagnie d’art dramatique de Nantes

En 1954, il adopte le nom de Compagnie d’art dramatique de Nantes. Sa mise en scène de L’Avare est la rencontre entre un rôle et un comédien. Au cours de sa carrière, il endosse le rôle près de 1 500 fois. Sa première mise en scène de la pièce attire l’attention du grand homme de théâtre qu’est Pierre-Aimé Touchard, inspecteur général des spectacles. En 1958, c’est la première reconnaissance de l’État par l’attribution d’une subvention. Deux ans plus tard, la troupe est nommée compagnie permanente nationale par André Malraux, ministre des Affaires culturelles. Jean Guichard se retrouve chargé par Émile Biasini, directeur des théâtres et maisons de la culture, de travailler à la préfiguration d’une maison de la culture dont la construction a été décidée par la Ville de Nantes. Comme l’a dit Jean Guichard lors de son départ à la retraite en 1990, « C’était l’époque de tous les espoirs. Des constructions dans toutes les villes de France. Comme au temps des cathédrales. » Mais il fallait une volonté politique durable. Or, en 1965, le suffrage universel renouvelle la municipalité de Nantes. Le nouveau maire André Morice et son élu aux Affaires culturelles n’y sont plus favorables : halte au dirigisme culturel ! « Nous ne voulons pas d’une maison de la culture, ni d’un centre dramatique dirigés par l’État. » Alors que Jean Guichard avait produit des spectacles mémorables, comme Le Marchand de Venise de Shakespeare, invité Eugène Ionesco au théâtre Graslin, donné 1 340 représentations à Nantes entre 1958 et 1966, voici que ses ailes sont subitement coupées. La municipalité lui dicte son programme : « Pas de pièces sociales, pas de pièces anti-sociales, pas de pièces religieuses, pas de pièces anti-religieuses… » Que reste-t-il ?

Le centre dramatique national d’Angers

Tout en l’assurant de son soutien, le ministère des Affaires culturelles l’incite à quitter Nantes pour Angers où il est bien accueilli par le maire Jean Turc, son adjoint à la culture Pierre Rouillard et Jean Bauer, président de l’Association Maison de la Culture d’Angers (AMCA). Il lui est toutefois demandé d’œuvrer principalement dans les communes du département pour ne pas entraver la mission du Théâtre Musical d’Angers (TMA) et de l’AMCA. Ce qui ne gêne pas Jean Guichard, soucieux de porter le théâtre dans les plus petites villes de Maine-et-Loire. Angers lui sert de base. La compagnie est rebaptisée Théâtre des Pays de la Loire suivant les conseils du préfet de Loire-Atlantique Christian Lobut, donnés en 1966 : « Prenez le nom d’une région et non d’une ville. Si une municipalité vous pose des ennuis, une autre ville vous accueillera et vous garderez le même nom. » Jean Guichard choisit également un sigle : une rose, pour symboliser le Val de Loire. Chaque pétale blanc représente une salle de spectacle. Le pétale rouge figure la scène. À la rentrée de 1968, après le festival de La Baule assuré par la compagnie, l’installation est définitive. L’administration de la troupe est logée dans l’ancienne abbaye Toussaint et l’atelier de décors rue de Brissac (actuelle cité administrative).

Afin de mieux faire partager le théâtre, « lieu d’élection où l’intelligence, la poésie et l’art s’unissent pour offrir un plaisir social », selon la belle maxime qui ouvre le livre « Jean Guichard, 70 ans de théâtre sans relâche », la compagnie obtient un chapiteau-théâtre modulable, de 600 à 800 places. Elle s’en sert pour la première fois à Blois et à La Flèche en 1970. Son ressort théâtral s’étend en effet sur neuf départements : ceux de la région Pays de la Loire, le Loir-et-Cher, l’Indre-et-Loire, les Deux-Sèvres et la Vienne. Ce ressort est confirmé lorsque le Théâtre des Pays de la Loire est élevé, à compter du 1er juillet 1972, au rang de centre dramatique national par décret de Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles.

La magie du réel

Réussite parfaite de Jean Guichard qui désormais dispose d’un financement national de 650 000 francs annuels sur trois ans. « Avoir trois années devant moi, c’est nouveau, se félicite-t-il, mon rêve se réalise. » Le contrat signé avec l’État implique une mission de création, de diffusion et d’animation dramatiques. La compagnie doit rechercher la plus large audience, « en particulier celle du jeune public », « dans l’indépendance des options artistiques et avec un souci de qualité. » Elle doit donner pendant ces trois saisons au moins six spectacles nouveaux, faisant l’objet d’au moins 250 représentations dans la région qui lui est assignée. Le Théâtre des Pays de la Loire est une société coopérative ouvrière de production (SCOP) dirigée par Jean Guichard et sept permanents administratifs et techniques. Tous sont salariés, y compris le directeur, qui préside le conseil d’administration à titre gracieux.

Pour cette première année symbolique du centre dramatique national, Jean Guichard joue le rôle de Molière dans L’Impromptu de Versailles qui montre une troupe en répétition. Sa conception du théâtre est bien affirmée. Il consigne dans un programme du festival de La Baule de 1973 une réflexion qui est, plus que jamais, d’actualité : « Nous vivons une époque où l’on voit les vieilles valeurs du monde s’effondrer et la vie de l’homme se traduire par un monstrueux déchaînement d’appétits. […] L’homme n’est plus qu’un objet environné de ses gadgets, encerclé dans une machinerie inhumaine de communications. […] Face à cette société de signes et d’illusion, le théâtre reste la magie du réel, le jeu de la vie, le miroir de la vérité, le partage d’une émotion ou d’un rire en commun. […] Par l’humour, la poésie, l’imagination, nous sommes les artisans de la réalité à laquelle chacun peut croire, et qui contient, pour le cœur et les sens, cette espèce de morsure concrète que comporte toute sensation vraie. »

Le chapiteau-théâtre met partout le théâtre à portée de tous. Il n’intimide pas comme le grand décor d’un théâtre à l’italienne. À partir de 1973, compte tenu des résultats, Pierre Rouillard encourage le centre dramatique à travailler à Angers. Il s’installe places Saint-Serge, La Rochefoucauld, du Général-Leclerc, aux anciens haras, à Bellefontaine ou dans le quartier de la Roseraie. Il accueille aussi des expositions, comme « Expressions textiles nordiques » en 1973, ou d’autres manifestations organisées par la municipalité. Pour les interventions dans les établissements scolaires, Jean Guichard réunit un collectif artistique de cinq comédiens, mensualisés, ce qui permet la gratuité des animations. Dans son répertoire alternent classique et contemporain. Fin 1974, pendant une semaine, il présente En attendant Godot, de Samuel Beckett, dans un chapiteau de poche, allée Jeanne-d’Arc. Les représentations provoquent des remous. Est-ce bien du théâtre ? Il fait alors l’expérience de la vie angevine : « À Angers où l’action culturelle est « en mouvement » sans vraiment aboutir, des opinions diverses commencent à se faire connaître. Tant que l’on est discret, tout est calme. Dès que l’on fait une action qui fait bouger, vous êtes observés, crains (!). » (« Jean Guichard, 70 ans de théâtre sans relâche », p. 71).

Un travail en profondeur

Le contrat de trois ans de Jean Guichard est renouvelé par l’État pour 1975-1978 avec une subvention qui passe à 1 495 000 francs annuels pour 225 représentations. Deux comédiens renforcent le noyau artistique. Le centre dramatique national s’installe rue Paul-Bert, dans les anciens haras, la bibliothèque municipale devant s’installer à Toussaint. C’est d’ailleurs aux haras qu’un centre culturel est prévu, où le théâtre de Jean Guichard doit trouver des locaux permanents. Désormais aussi, l’AMCA disparue en 1974, ses coudées sont plus franches. Le « patron » de la culture angevine, Jean-Albert Cartier, commande à Jean Guichard une création contemporaine – la seule du festival d’Angers – qui sera jouée dans différents lieux du département. Saint-Just et l’Invisible, de Claude Prin, est créée le 29 juin 1975 dans la cour de l’école des beaux-arts, puis part en tournée. Une centaine de personnages y sont interprétés par une vingtaine de comédiens. Pour renforcer sa présence à Angers, le Théâtre des Pays de la Loire met en service un troisième chapiteau, de 300 places, intermédiaire entre le théâtre de poche et le grand chapiteau. Il est installé aux haras. La collaboration avec le Centre départemental de documentation pédagogique permet d’intervenir dans les classes autour du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux et des Fourberies de Scapin de Molière. Au terme de la première année de ce deuxième contrat (saison 1975-1976), 50 000 spectateurs ont été touchés par le théâtre. L’analyse de Joseph Fumet dans « Le Courrier de l’Ouest » (article de fin mai 1976) est pertinente : « Le Théâtre des Pays de la Loire a gardé l’esprit pionnier des premiers centres dramatiques. On ne cherche pas le coup d’éclat, que la critique fera reluire un instant, ni même l’assentiment des gens réputés bien au fait des choses de l’art. La troupe s’intéresse au public qui ne va pas au théâtre. Les tournées « irriguent » la région en profondeur, et parfois, après beaucoup de travail, [la troupe] découvre que sa patience a transformé le terrain. »

Le « Théâtre du XXe siècle »

L’État reconduit le contrat de Jean Guichard pour trois nouvelles saisons (1978-1981), lui accordant une subvention qui monte jusqu’à 2 180 000 francs annuels, reconnaissance de son travail en milieu rural. La municipalité de Jean Monnier ayant renoncé au projet culturel envisagé aux haras, le centre dramatique s’installe à l’ancienne institution Bellefontaine, rue Montaigne, tandis que les ateliers techniques élisent domicile aux anciens abattoirs, au front de Maine. C’est dans le parc Bellefontaine qu’est lancée, sous le grand chapiteau, l’opération « Théâtre du XXe siècle ». Jean Guichard, qui a l’habitude de définir son théâtre comme un « collectif de comédiens », confie à cinq comédiens différents la mise en scène de cinq pièces. Comme, depuis 1979, à la demande du maire Jean Monnier, il dirige la classe d’art dramatique du conservatoire, il en profite pour intégrer les élèves dans ses spectacles. 

En 1980, la décentralisation artistique n’est plus considérée de la même façon que vingt ans auparavant. Il est devenu nécessaire de se faire connaître à Paris. Le centre dramatique national d’Angers est accueilli au Théâtre national de Chaillot du 13 novembre au 20 décembre, pour la représentation de La Promenade du dimanche de Georges Michel. C’est un lieu mythique pour Jean Guichard, qui se souvient des représentations du Théâtre national populaire de Jean Vilar dans les années cinquante. Plusieurs spectacles sont ensuite donnés au théâtre de Vincennes. L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand et de son ministre Jack Lang induit une nouvelle politique culturelle. Le contrat de Jean Guichard à la tête du CDN d’Angers fait cependant l’objet d’un avenant pour 1981, puis d’une nouvelle reconduction pour les années 1982-1984. La subvention est augmentée d’un tiers. C’est une grande période, avec 270 représentations en région et des tournées nationales. Grâce à un nouveau dispositif technique, les comédiens peuvent donner deux spectacles dans la journée, en matinée et en soirée. Jean Guichard continue à alterner répertoire classique et pièces contemporaines, par exemple Le Malade imaginaire de Molière avec Le Rapport dont vous êtes l’objet, de Vaclav Havel. Des coproductions sont réalisées, notamment avec le Centre chorégraphique de Rennes. Et surtout, un projet cher à Jean Guichard voit le jour : un hommage européen à Albert Camus. Les Angevins se souvenaient qu’il avait pris en charge la direction artistique de leur festival en 1953, au décès de Marcel Herrand. Grâce à Catherine Camus, Andrzej Wajda et Maurizio Scaparro, directeur du Théâtre de Rome, les Rencontres internationales Albert Camus sont un grand moment pour Angers en 1984.

Fin du premier centre dramatique national

Mais on dit que Jean Guichard est âgé : il a 61 ans en 1985 et dirige le centre dramatique depuis treize ans. Quelques critiques se font entendre en sourdine. Les Rencontres Albert Camus ne seraient pas du ressort des CDN. Il ne se ferait pas assez connaître à Paris, le reproche inverse étant opposé à certains de ses collègues directeurs de CDN. Dès 1982, le ministère de la Culture envisage des changements et confie une « cellule de création, recherche et formation théâtrale » à une jeune metteuse en scène, Anne Delbée. Il souligne que cette mission doit être complémentaire à celle de Jean Guichard. L’État attend un travail de type « théâtre-école » permanent, avec répétitions publiques. Mais dès son arrivée, Anne Delbée déclare : « Les centres dramatiques sont en crise, il est temps d’inventer autre chose ! ».

Fin mars 1984, le ministère annonce à Jean Guichard que son contrat de directeur de centre dramatique ne sera pas renouvelé. Le CDN n’a pas de salle et travaille surtout sous chapiteau. La Ville d’Angers ne participe à son financement que par des prestations (prêts de locaux). Il s’agit de le restructurer et de redéfinir les concours des collectivités locales. Jean Monnier en profite pour demander un examen global des réalités culturelles angevines. Le centre dramatique national d’Angers est mis en sommeil neuf mois, jusqu’à la création au 1er janvier 1986 du Nouveau Théâtre d’Angers qui réunit le centre dramatique et la Maison de la culture d’Angers en préfiguration. Anne Delbée en avait demandé la direction. C’est finalement Claude Yersin qui est nommé à sa tête.

Une mission culturelle

De son côté, Jean Guichard ne s’arrête pas. Sa passion pour le théâtre est inextinguible. « Artistes, écrit-il dans « La Tribune » en 1984, nous détenons une mission culturelle et devons convaincre, au-delà des conflits, les responsables des collectivités et les pouvoirs publics de notre liberté à remplir cette mission… ». Il se tourne vers Olivier Guichard, président de la région, qui propose au ministère de la Culture une nouvelle convention transformant la compagnie de Jean Guichard en Théâtre régional des Pays de la Loire, avec un financement à parité entre la région - qui venait d’acquérir la compétence culturelle - et l’État. Dès le 1er janvier 1985, le Théâtre régional reprend l’oeuvre de décentralisation théâtrale en milieu rural.

Le journaliste Joseph Fumet a bien défini le caractère du travail de Jean Guichard : « Je tiens Jean Guichard pour un grand patron de théâtre. Il a su construire une équipe. Et cette équipe a acquis un style. Voyez les spectacles du TPL. Oubliez qui a signé la mise en scène. Vous reconnaîtrez toujours le respect du texte. Et puis un jeu d’acteurs en liberté, en engagement, un jeu au présent tous les soirs. Jean Guichard, acteur, lui-même, et metteur en scène, a su promouvoir ses collaborateurs, comme un bon chef d’orchestre promeut ses pupitres. Pour une fois que l’esprit de « collectif » se traduit par le meilleur, et non pas par un consensus au médiocre, il convient que le cas soit salué. » (« Le Courrier de l’Ouest », début juin 1981).

Jean Guichard a quitté le théâtre de cette vie en 2017. Laissons pour terminer la parole à sa fille Annie : « Il était un homme libre, passionné, battant, optimiste, généreux, malicieux et humble. »

Merci à Annie Guichard pour tous les éléments documentaires et photographiques qu’elle m’a fournis.

Pour en savoir plus, lire : Jean Guichard, 70 ans de théâtre sans relâche !, Avrillé, édition Annie Guichard, 2022, 152 p.