Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 436, février 2021
L’histoire de l’actuel conservatoire de musique à rayonnement régional plonge ses racines dans un environnement musical de qualité, la musique ayant toujours séduit les Angevins. On trouve déjà un projet d’académie de musique en 1726. De nombreuses sociétés de musique se créent au XIXe siècle. La plus importante, l’Association artistique des concerts populaires, existe toujours depuis 1877. Il paraît donc d’autant plus étonnant que la création d’une école de musique ait été le fruit d’un accouchement douloureux, travail de trente-trois années… Alors qu’autour d’Angers, Rennes (depuis 1865), Tours (1875), Le Mans (1882) et Nantes (1884) disposaient d’un conservatoire. Le fond de l’affaire tient sans doute à deux raisons : l’esprit d’économie et le souhait de laisser ce genre d’entreprise à l’initiative privée.
Après l’échec du conservatoire
Un premier essai de conservatoire (voir chronique « Le premier conservatoire ») en 1857-1866 échoue, dans un climat de rivalités musicales, faute d’appuis et de moyens suffisants. Chacun bien heureux de voir partir son protagoniste, Charles Hetzel, restait cependant la nécessité de disposer d’une école de musique pour servir de pépinière d’artistes aux diverses sociétés musicales. Aussi, le 2 mars 1867, le conseil municipal vote-t-il la reprise, « le plus tôt possible », d’un enseignement musical gratuit, sous forme d’une simple école de musique. Mais le maire, René Montrieux, demande qu’aucun délai ne soit fixé, « attendu que les difficultés de la réorganisation subsistent ». Pour trouver de bons professeurs, il faut avoir des écoles suffisamment dotées et offrir des émoluments suffisants… En juillet 1868, le conseil supprime la ligne budgétaire de l’école de musique, qui subsistait de l’ancien conservatoire : « Nous persistons à penser […] qu’il entre peu dans le rôle du conseil de créer et de diriger une école de musique et que l’entreprise conviendrait mieux à l’initiative privée. »
Embryon d’école de musique rue de l’Espine
Devant la difficulté de recruter des musiciens, la Société Sainte-Cécile, créée en 1860, décide d’organiser un cours gratuit de solfège grâce à la mise à disposition par la municipalité d’une annexe de l’hôtel Pincé, au 8 rue de l’Espine. Le cours est ouvert le 4 mai 1869, mais ne peut concerner qu’un effectif réduit. Des cours de chant sont créés par la Ville dans les écoles communales. En 1878, Alphonse Maire, chef de la musique municipale, s’associe avec la Sainte-Cécile pour offrir des cours gratuits de musique instrumentale, « corollaire obligé » des cours de solfège. Ils sont hébergés dans le local de la rue de l’Espine et ont lieu trois fois par semaine, de 8 h à 10 h du soir, pour que les jeunes ouvriers puissent les suivre.
Le projet de 1878
La question de la création d’une école municipale de musique revient au conseil en novembre 1877, à l’initiative du conseiller Albert Prieur, alors que par ailleurs vient de se créer l’Association artistique qui met sur pied un bon orchestre pour donner une série annuelle de concerts populaires. Une commission est nommée, qui n’a pas le temps de travailler, le conseil étant renouvelé en 1878. Beucher dépose son rapport le 1er juin au nom de la nouvelle commission. Le conseil, dit-il, a compris l’avantage que présente l’étude de la musique en instituant dans les écoles primaires des cours de chant et de solfège. « La ville d’Angers a conquis dans le monde musical une réputation qu’elle doit s’efforcer de conserver. Notre ville passe (je ne dis pas que ce ne soit une réputation un peu surfaite) pour aimer avec passion la bonne musique. […] Il ne saurait être question de fonder ici un conservatoire de musique complet, bien que certaines villes moins importantes qu’Angers, comme Besançon, par exemple, consacrent jusqu’à 20 000 francs et plus à une institution de ce genre. Ce que nous demandons, c’est l’indispensable […]. » Le rapporteur propose l’organisation de neuf cours : deux de violon, un de violoncelle, un de contrebasse. Pour l’harmonie, cinq cours : flûte, hautbois, clarinette, basson et saxophone, piston et trompette.
Le 13 août 1878 les débats du conseil sont animés. « La création de l’école de musique est le complément direct des autres écoles municipales et la charge très légère qu’elle crée à la Ville [3 000 francs] n’est nullement de nature à empêcher l’accomplissement des travaux projetés, tels que la construction d’un groupe d’écoles dans le quartier du Clon […]. L’école de musique fera de bons élèves, des artistes sans aucun doute ; elle sera fréquentée par les jeunes gens des écoles communales, les jeunes gens du commerce, les ouvriers et même par les musiciens des régiments. Ce que demande la commission existe partout : en Belgique, en Allemagne, dans les plus petits endroits. » Le vote est acquis par cinq voix de majorité. L’ouverture de l’école est fixée au 1er janvier 1879. Elle n’a pas lieu. Les cours sont remis à octobre, pour disposer d’une année scolaire complète. La commission compte profiter « de ces quelques mois d’attente pour compléter ses études et assurer le meilleur fonctionnement possible de l’école » (délibération du 16 décembre 1878), mais la question est enterrée.
Développement des cours de la Sainte-Cécile et de la musique municipale
Pendant ce temps, les cours de la Société chorale Sainte-Cécile prospèrent. Ayant pris en charge les cours instrumentaux, elle s’intitule désormais Société chorale et instrumentale (1879). Cette année-là, 82 élèves suivent les cours de solfège, 57 ceux de musique instrumentale. Les professeurs viennent en partie de la musique municipale (flûte, clarinette, piston). En 1880, le conseil municipal vote une subvention de 1 000 francs pour les cours instrumentaux. L’année suivante, le nouveau président de la Sainte-Cécile, Louis de Romain, également vice-président de l’Association artistique, fait aménager un nouveau local pour les cours, dépendant également de l’hôtel Pincé, au 35 de la rue de la Roë. Suivant le principe de séparation des sexes de l’époque, les filles utilisent l’ancienne entrée au 8 rue de l’Espine, tandis que les garçons entrent par la rue de la Roë. Un rapport de 1887 expose que « les résultats obtenus sont faciles à constater. Les quelques artistes angevins qui chantent dans les théâtres, la plupart des membres des sociétés musicales angevines, beaucoup de jeunes gens qui, tirés au sort, réussissent à entrer dans les musiques militaires, ont commencé leur instruction musicale aux cours gratuits de la Société de Sainte-Cécile, tant de solfège que de musique instrumentale ».
Aussi le directeur de la Société Sainte-Cécile, Antonin Laffage, qui est également celui de l’Harmonie de la Doutre, demande-t-il au maire, dans une lettre du 6 août 1887, de soumettre au conseil son projet d’établissement d’un conservatoire de musique. Comme clause essentielle de son règlement, inspiré de celui de Lyon, il voit le lien nécessaire entre les professeurs et l’orchestre du théâtre, qui est celui de l’Association artistique. Ceux qui désireront tenir un pupitre dans l’orchestre devront être employés par le directeur du théâtre. Ce nouveau projet n’est pas examiné par le conseil, malgré la demande de création d’une commission par le conseiller Joanne-Magdelaine. Un rapport de novembre 1888 évoque bien la création d’une école de musique, mais, « faute de ressources », l’étude et la réalisation sont remises à l’année suivante.
Une commission de poids
Le 5 avril 1889, le docteur Guignard, alors maire, qui paraît attaché à cette création, nomme une commission chargée d’étudier le projet. Neuf éminentes personnalités du monde de la musique en font partie, dont Jules Bordier, président de l’Association artistique ; Louis de Romain, vice-président de l’Association ; Édouard Cointreau, président de l’Harmonie angevine (musique municipale) ; le marquis de Foucault, passionné de musique ; Gustave Lelong, chef d’orchestre…
Un mois plus tard, Louis de Romain présente un rapport très détaillé de quinze pages aux membres de la commission d’étude chargée d’élaborer les bases du projet. Il y étudie comparativement dix conservatoires et écoles de musique, conclut à la création d’une école de musique susceptible de devenir succursale du conservatoire de Paris et propose un règlement. Le but est « d’encourager, répandre et rendre accessible au plus grand nombre possible l’étude de la musique à Angers, de faciliter le recrutement de l’orchestre du théâtre et des concerts, de conserver la plus grande partie de l’année des chefs de pupitre et des solistes de mérite en leur assurant une situation stable et avantageuse, de former des musiciens susceptibles dans l’avenir de rendre service aux sociétés musicales ». Tout en reconnaissant qu’il est utile de favoriser le développement du goût de la musique et d’en faciliter l’étude, plusieurs membres de la commission du budget demandent d’examiner s’il n’est pas préférable de laisser à l’initiative privée le soin de créer cette école. Un avis favorable est néanmoins émis. Le 22 juillet 1889, à l’occasion de la discussion du budget additionnel, l’affaire est renvoyée à une commission spéciale pour préparer un règlement et préciser la dépense annuelle totale. La question doit être ensuite soumise à la commission de l’instruction publique et des beaux-arts, puis à la commission des finances et enfin au conseil municipal.
Trop de dépenses
Coup de théâtre le lendemain 23 juillet : le conseil rejette le crédit de 4 300 francs prévu pour la création de l’école. Finalement effrayée par le crédit « très élevé » qui devra être inscrit aux budgets futurs – les 4 300 francs ne correspondaient qu’à la création et au fonctionnement de l’école pendant les deux derniers mois de 1889 – la commission du budget engage la Ville à rechercher si l’on ne pourrait confier à une société privée le soin de former l’école de musique.
Le 27 novembre 1889, lors de la discussion du budget de 1890, plusieurs conseillers municipaux reviennent à la charge. Édouard Cointreau est le plus éloquent. « La nécessité d’avoir une école de musique à Angers est une vérité qui s’impose. […] Il n’est pas douteux que lorsque l’on veut composer un orchestre d’une certaine valeur, on est dans l’obligation de recourir aux musiciens étrangers. » Il préconise une solution plus souple, se rapprochant des conceptions de la commission du budget : subventionner de 5 000 francs, au lieu de 2 000 qu’ils coûtent, les cours de la Société Sainte-Cécile, qui serait placée sous la surveillance d’une commission administrative nommée par le conseil. Mais c’est une inscription de crédit de 10 000 francs – comprenant les frais de création du nouvel établissement - que le maire met aux voix et la proposition est à nouveau rejetée par le conseil.
La victoire des cinq !
Le 29 octobre 1890, cinq conseillers, Cointreau, Chabrun, Héry, Malbert et Quartier, remettent l’ouvrage sur le métier. Ils y sont aidés par l’excellent retentissement de la distribution des prix organisée par la Sainte-Cécile et l’Harmonie angevine, le 3 mai précédent. De nombreuses demandes d’inscription aux cours sont venues pour la rentrée. Édouard Cointreau souligne opportunément que l’école fonctionne déjà avec des professeurs excellents et dévoués, dont les cours sont suivis par cent cinquante élèves. « Il ne s’agit donc que de donner un peu plus d’extension à ces cours, de faciliter le fonctionnement de cette école en lui accordant une légère augmentation de subvention. » Il termine son intervention en exprimant le désir que plus tard les jeunes filles puissent participer aux cours. Plus modeste, et parce que fondé sur les deux sociétés existantes, la Sainte-Cécile et l’Harmonie angevine, le projet est enfin voté par le conseil municipal. Un conseil séduit par le fait que sur les 11 000 francs de dépense prévue, 8 000 francs figurent déjà au budget et seront annulés pour double emploi (subventions déjà accordées aux deux sociétés)…
Le 1er novembre 1890, l’école de musique est ouverte sous la présidence d’honneur de Louis de Romain et la présidence d’Édouard Cointreau. Les bureaux des deux sociétés, la Sainte-Cécile et l’Harmonie angevine, constituent la commission administrative de l’école de musique, nommée pour trois ans. Une commission de surveillance, composée de deux conseillers municipaux, lui est adjointe en 1894. Le siège de l’école est fixé, comme les cours précédemment, aux 35 rue de la Roë et 8 rue de l’Espine. Les cours ont lieu de novembre à mai. Le solfège et le chant jusqu’au niveau supérieur sont du domaine de la Sainte-Cécile, ainsi que les deux premières années de musique instrumentale. Après quoi, l’Harmonie angevine fait office de cours supérieur.
Modestie des débuts
Les débuts de l’école sont très difficiles, l’installation rudimentaire. En dehors de ce qui est alloué aux deux sociétés, l’école n’a aucune ressource. Il n’y a aucun mobilier scolaire. Point de bancs, ni pupitres, ni chaises. Le peu qu’il y a vient de la Sainte-Cécile, notamment un piano et un harmonium. Il faut aussi se procurer des partitions, prendre un abonnement chez les marchands de musique pour obtenir les morceaux nouveaux. Quant au chauffage, le bois et le charbon manquent le plus souvent… Pour tous ces frais, le président Cointreau est obligé de quémander continuellement les crédits nécessaires auprès du maire, et, pendant plusieurs mois, de payer lui-même fournisseurs et professeurs sur ses propres deniers. De leur côté, certains professeurs donnent gratuitement leurs cours. Jusqu’au 1er janvier 1897 et la nomination de Maurice Mangeon, la Ville fait l’économie d’un directeur : l’école n’est gérée au quotidien que par un secrétaire.
Signe de son utilité, elle prend toutefois une extension rapide. Plus de quatre cents élèves sont inscrits pour 1893-1894. La situation matérielle s’améliore peu à peu. Le 14 novembre 1909, l’école de musique est inaugurée à son nouveau siège, l’hôtel de la Godeline, rue Plantagenêt, pour remplacer des locaux insuffisants, qui tombent en ruine. Sous la direction de Mangeon et de ses successeurs – Charles Foare, Théophile Chiry, Jean Gay, Joseph Bilewski, Étienne Moncelet, Henri Becker, Jacques Albrespic, Henri Bert, Jean-Pierre Ballon… - l’école prospère. Elle est élevée au rang d’école nationale en 1966, puis de conservatoire national de région en 1980. L’établissement quitte la Godeline en octobre 1983 pour s’installer dans les locaux plus spacieux de l’ancienne institution Bellefontaine, devenue Maison des Arts, où se trouve déjà l’Orchestre philharmonique des Pays de la Loire. Depuis 2006, le conservatoire est classé sous la nouvelle appellation de conservatoire à rayonnement régional.