La première gare routière

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 455, juin 2023

Les transports routiers s’intensifient dans les années trente, transports de marchandises et de voyageurs. Il faut s’organiser. L’idée de gare routière se fait jour. La chambre de commerce de Nantes bâtit un projet en 1930 avec la municipalité. La même question vient à Angers dans la même institution. Mais la chose est nouvelle. Il faut d’abord la définir. On a tendance à la confondre avec les parkings automobiles que l’on appelle alors « garages ». Dans son rapport à la chambre de commerce en 1931, le promoteur de cette idée, Bordereau, indique qu’il s’agit d’une organisation pour les voyageurs et les messageries, le service des petits colis. Et il pose pour la première fois la grande question, qui va donner lieu à des discussions interminables : où la placer ? Gare Saint-Laud ? Elle étouffe faute de place. Il se prononce pour la place Saint-Serge, vaste, pas trop loin du centre et quartier de messageries.

Où la placer ?

À la suite de quoi le journal « L’Ouest » mène en mars 1931 une grande enquête auprès de ses lecteurs. Les propositions sont diverses : place Saint-Serge, place du Château et promenade du Bout-du-Monde, mail de la Gare (place Marengo). L’architecte Jamard, sensible à l’environnement, refuse ce dernier emplacement qui supprimerait « une bienfaisante frondaison verte ». Il conseille plutôt d’installer la gare sous ce mail, à côté des installations du Petit Anjou. D’autres suggèrent la place La Rochefoucauld, le Champ de Mars devant le palais de justice. Un lecteur retient l’avenue des Fours-à-Chaux (avenue Jean-Joxé), dont le remblaiement doit procurer un vaste espace. Car il faut faire converger à Angers toutes les lignes les plus importantes de messageries et de voyageurs. C’est à ce prix que les habitants du département viendront au chef-lieu au lieu de s’approvisionner à Nantes, au Mans, à Tours et à Thouars. Il propose d’y bâtir un hall pour voyageurs, un autre pour la messagerie et un garage pour réparer les véhicules. La proximité de la Maine permettrait la jonction des transports routiers et fluviaux. Selon lui, l’emplacement n’est pas trop éloigné du centre. Assez visionnaire, il affirme : « Les distances, au XXe siècle, sont supprimées. » Et l’on créera une ligne d’autobus Fours-à-Chaux – Gare Saint-Laud…

Une gare privée créée près de la rue Plantagenêt

Mais tous ces projets risquent d’être tués dans l’œuf par l’opposition des commerçants. Les hôteliers tiennent à conserver les lignes de messageries dont ils sont le port d’attache et s’opposent à une gare routière centralisatrice. Ce n’est que le début de discussions qui vont durer cinquante ans et n’être tranchées que par la municipalité de Jean Monnier. En attendant, la nature a horreur du vide : Citroën ouvre sa gare routière privée entre les rues Plantagenêt et Cupif, sur un terrain que le Palais des Marchands réservait à son agrandissement, mais qu’il lui loue provisoirement. La « gare du Palais des Marchands » est mise en service le 6 mai 1933. Cette création va alimenter et même enflammer pour longtemps le débat sur l’emplacement de la gare routière.

De son côté, le conseil municipal fixe une demi-douzaine de points de stationnement dans la ville pour les nombreux autocars qui arrivent de tous les côtés du département. Par ailleurs, il étudie un projet de gare routière assez étonnant, qu’il soumet à la société parisienne Desmarais, disposée à créer à Angers un tel équipement. La gare serait aménagée sur le terrain de l’hôtel d’Ollone (actuelle école des beaux-arts). Elle aurait son entrée par la rue Bressigny et deux sorties, par la rue Châteaugontier et la place André-Leroy. Le coût de 2 millions serait bien élevé pour aboutir à une gare bien enclavée…

Le 17 novembre 1933, Renaud, ingénieur en chef de la Ville, présente une autre solution, retenue lors de l’établissement du plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension de la ville en 1936 : une gare située place Marengo, les bâtiments étant construits en surplomb au-dessus de l’emprise des voies ferrées du Petit Anjou et non sur la place, pour ne pas supprimer les arbres. Arguments principaux : la liaison rail-route est nécessaire et la proximité des terrains du haras, qui finira par quitter le centre-ville, donne des perspectives d’agrandissement considérables. Les commissions du conseil ne se résolvent pas à prendre d’autre décision que le renvoi de l’affaire pour étude complémentaire. Mais elles semblent abandonner le projet de la rue Bressigny.

Conséquences d’un incendie

L’effroyable incendie du Palais des Marchands, le 21 novembre 1936, libère un grand quadrilatère de terrains en plein centre-ville, entre les rues Baudrière et Cupif et relance le débat sur la gare routière. Un nouveau lieu entre dans la compétition… « Le Petit Courrier » lance un référendum : « Que feriez-vous à l’emplacement du Palais des Marchands ? » Réponses : 1° - une gare routière, 2° - une piscine, 3° - un jardin. Les commissions du conseil municipal poursuivent leur réflexion dans une importante réunion le 11 mai 1939 et décident de créer une place sur le haut du terrain. Elle est baptisée square Mondain-Chanlouineau en 1941. Quant à la gare routière, on ne pense pas l’endroit propice à centraliser toutes les lignes d’autocars. La déclivité du sol, les difficultés d’accès ne peuvent que créer des embouteillages. « Je crois que l’affaire peut être réglée, indique le maire Victor Bernier, si on considère que nous avons en fait cinq ou six gares routières. » La municipalité laisse donc subsister la gare Citroën, dans laquelle elle a permis de faire des travaux en 1935 et de construire un bâtiment d’accueil en 1937, appuyé à l’immeuble de la rue Plantagenêt. Ses cars pourront désormais stationner sur la place créée, au lieu d’encombrer la rue. Toutefois la situation n’est pas si simple. Les élus sont très divisés, certains ne veulent pas de ce provisoire. Le maire conclut donc finalement : « Nous allons nous mettre à la recherche d’une société qui veuille réaliser le projet de gare routière, complétée par d’autres constructions. »

Le désordre organisé

En 1939, la situation est la suivante. Angers est desservie par 28 lignes régulières d’autobus, offrant 86 arrivées et départs par jour, sans compter 56 « messagers locaux » venant au moins une fois par semaine et les jours de foire (pour 320 arrivées et départs). La société des transports Citroën (13 lignes) a organisé sa gare routière particulière au bas du square Mondain-Chanlouineau. S’y ajoutent quelques transporteurs : Robert, de Chanzeaux ; les cars Maugin ; le service routier Lechien et les Transports économiques de la Mayenne. Le service routier de la Société des transports automobiles de l’Ouest (STAO) et sa filiale STP (4 lignes) se sont installés à proximité, 65 rue Plantagenêt, à l’angle de la rue Saint-Laud. Tous les autres exploitants ont leur tête de ligne un peu partout en ville, en général à l’hôtel où descendait autrefois l’omnibus hippomobile que l’automobile a remplacé. De liaison avec la gare SNCF, il n’y a point, sauf pour quelques lignes régulières.

Liaison route-rail

La chambre de commerce se saisit du dossier en 1943 et fait une demande de concession d’une gare routière, qu’elle renouvelle en 1945. L’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées établit un assez long rapport, mis à jour en 1947 pour tenir compte de la reconstruction de la gare Saint-Laud après les bombardements de 1944. Il prescrit d’organiser la gare routière à proximité immédiate de la gare, suivant les projets de 1933 et du plan d’aménagement de 1936. Cette solution se trouve désormais confortée par l’amélioration des accès entre la gare et les boulevards de circulation, par l’élargissement de la rue du Haras et la rectification de la rue Marceau. Si la place Marengo s’avère insuffisante, une extension est toujours prévue vers le haras dont le déplacement s’imposera un jour ou l’autre. De l’autre côté, la place Pierre-Semard se prêterait facilement au stationnement de cars de réserve, si les 26 places se révèlent insuffisantes à Marengo. Le conseil municipal du 10 mars 1947 donne son aval à ce projet.

À l’étude, le projet Marengo se révèle finalement peu satisfaisant. Le terrain est trop étroit, les flux de circulation s’entrecroisent… Les services de la gare routière sont donc reportés de l’autre côté de la gare, dans la partie ouest vers la nouvelle gare de marchandises, où l’on dispose de 7 000 m2 (au lieu de 5 900 m2) et où toutes les issues sont bien dégagées. La chambre de commerce émet un avis favorable en avril 1950. Comme à regret, après avoir beaucoup délibéré sur un projet place Mondain-Chanlouineau, le conseil municipal vote le transfert de la gare routière à la gare Saint-Laud.

Nouvelles discussions

Cette dernière se reconstruit en 1954-1956, alors que les débats ressurgissent pour la gare routière ! Le 12 janvier 1955, le « Courrier de l’Ouest » titre : « Les grandes enquêtes du Courrier. Le déplacement de la gare routière privera le centre d’Angers d’une importante source d’activité. » Il n’en faut pas plus pour rallumer des braises toujours chaudes… Le 25 février, l’association La Tribune angevine organise un débat sur le sujet et l’utilisation de l’emplacement du Palais des Marchands. Le point de vue des commerçants reste irréductible : la gare routière doit rester en plein centre-ville, près de la place du Ralliement. Les organisateurs du débat reconnaissent que l’emplacement doit répondre à deux préoccupations souvent contradictoires : être situé à proximité du centre des affaires, être aussi rapproché que possible de la gare. Ils concluent : « On donnera la priorité à la réalisation de la première, si cette double condition ne peut être obtenue. »

Des choix enfin

L’affaire n’a pas progressé depuis 1939, le terrain prévu à l’ouest de la gare reste abandonné. Sauf que depuis 1945, les gares routières publiques sont du ressort de l’État. Au préfet reviennent les études, avec le concours de l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, du conseil général et de la municipalité. Avant de quitter Angers en août 1958, le préfet Jean Morin a fait voter par l’assemblée départementale les 15 millions destinés à la gare routière. Pourtant, il faut attendre 1960-1961 pour qu’une simple halte se construise en bordure de la place de la Gare, à l’emplacement d’un ancien petit bâtiment de la gare Saint-Laud. En 1962, on lui adjoint une grande marquise pour les transports scolaires.

Pendant ce temps, les transports Citroën continuent leur service place Mondain-Chanlouineau. La gare a doublé de surface en 1949 avec l’installation d’une aile barrant désormais la rue Cupif. Ce n’est qu’en 1976 qu’ils s’installent à la gare Saint-Laud, mais le service location demeure au centre-ville. La STAO quant à elle reste basée rue Plantagenêt. Si bien qu’aux élections municipales de 1977 Auguste Chupin peut promettre, pour le nouveau quartier de la République, une gare routière fonctionnelle. C’est Jean Monnier, élu contre lui, qui la met en œuvre au bas du quartier de la République, place de la Poissonnerie et l’inaugure le 10 septembre 1981. Le point de vue du commerce a finalement triomphé. Mais l’histoire n’est pas terminée… La gare Saint-Laud prend sa revanche en 2006, quand la gare routière est transférée sur l’esplanade de la SNCF et place Pierre-Sémard, après soixante-dix ans de palabres… L’avantage d’une liaison rail-route est devenu une priorité.