Le premier lycée

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 441

La loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) crée les lycées pour remplacer les écoles centrales instituées par la Convention en 1795. Très novatrices, celles-ci n’avaient pas bien réussi. Un lycée doit être institué dans chaque arrondissement de tribunal d’appel. Quoique siège du tribunal d’appel, la municipalité décide dès le 18 décembre 1801 d’envoyer au gouvernement un mémoire pour plaider sa cause. C’est qu’elle redoute que La Flèche ne lui soit préférée, du fait de son magnifique collège fondé par les jésuites (qui deviendra le Prytanée militaire). Ses craintes n’étaient pas vaines, comme en témoigne la lettre que le député Desmazières adresse au maire le 16 mai 1802 : « Nous savons, à n’en pas douter, que les députés de la Sarthe et notre collègue Villars sollicitent en faveur de la commune de La Flèche. Cette petite ville ne serait pas pour celle d’Angers une rivale bien à craindre, si elle ne possédait pas son collège qui est véritablement très propre à recevoir un lycée. »

Un grand projet

Aussi le conseil municipal d’Angers adopte-t-il, dans sa séance du 22 mai, un projet très ambitieux, en proposant pour le lycée les grand et petit séminaires, l’abbaye Toussaint ainsi que l’académie d’équitation ressuscitée comme annexe. Il ne s’agit rien moins que de réunir l’école centrale, les cabinets d’histoire naturelle et de physique, le laboratoire de chimie, le musée de peinture, la bibliothèque municipale et le jardin botanique… La Ville offre en même temps tous les fonds que nécessite pareil établissement. À la demande du préfet Nardon, cet engagement est renouvelé très formellement le 1er mai 1803, ce qui détermine le Premier Consul à accorder un lycée à Angers. Le préfet s’empresse de communiquer « la bonne nouvelle » : « Vos administrés, écrit-il au maire le 2 juin, sentiront comme ils le doivent cette nouvelle faveur du Premier Consul. »

Des intentions aux actes, il y a loin. La création du lycée n’est pas encore officielle. Le conseiller d’État Regnault de Saint-Angély se rend à Angers pour examiner les locaux proposés et trouve que les dépenses à y faire seront bien trop considérables, environ 220 000 francs, étant donné leur état, sans compter le relogement nécessaire du muséum de peinture et d’histoire naturelle et la perte d’un local que l’on envisageait pour la bibliothèque municipale. Ce d’autant que les finances de la Ville avaient été mises à mal lors des guerres de Vendée. En remplacement, le conseiller d’État propose l’ancienne maison d’éducation des frères des écoles chrétiennes, dite de la Rossignolerie (actuel lycée David-d’Angers). « Par sa grandeur, ses distributions modernes [la construction date de 1779-1782] et ses dehors, [elle] peut remplir avantageusement les vues du gouvernement », sans exiger d’aménagements dispendieux (délibération du 14 août 1803). La commission d’examen désignée par le conseil municipal du 14 août 1803 fait le même constat. On pourra y loger trois cents élèves et tout le personnel nécessaire. De plus, la maison est située dans « l’exposition la plus belle et la plus salubre », entourée de jardins, à l’extrémité de la ville d’alors, près de la croix Hannelou (actuelle place du Lycée). Décision est donc prise de l’affecter à la nouvelle institution.

 

Une longue attente

Le 10 novembre, le préfet demande à la Ville quelles sont précisément les ressources sur lesquelles elle peut compter pour subvenir aux frais d’établissement. Un état approximatif de la dépense d’ameublement pour cent élèves est établi : 25 238 francs. Le 16 floréal an XII (6 mai 1804), le décret de transformation de l’école centrale en lycée est enfin pris. La municipalité n’a pas attendu pour commander le mobilier, se fournissant dans la Sarthe pour les toiles et à Beaufort-en-Vallée pour la laine des matelas. Le proviseur, Ferri de Saint-Constant, est nommé par décret impérial du 3 août 1804. Fin septembre, les bâtiments du lycée sont tout prêts à recevoir les élèves ; les principaux administrateurs nommés ; les états de proposition, tant des professeurs que des élèves boursiers du gouvernement ont été soumis à l’Empereur.

Que se passe-t-il ensuite ? Rien. Le lycée devait être mis en activité « dès le commencement de l’an XIII » (fin septembre 1804), rappelle le préfet au conseiller d’État Regnault, dans une lettre du 28 février 1805. « Par quel oubli funeste cette institution est-elle restée suspendue depuis six mois ? Comme pour beaucoup de lycées, les débuts sont longs et difficiles. Il faut rappeler les professeurs de l’école centrale pour éviter que les élèves ne se dispersent tout à fait dans les villes voisines. Le 5 juillet 1805, le journal les « Affiches d’Angers » s’inquiète du retard apporté à l’organisation du lycée. Ce même mois, le chef du bureau de l’Instruction publique considère qu’il faut réorganiser entièrement tout ce qui a rapport au choix des élèves. Il arrive d’ailleurs souvent que l’Empereur change l’ordre des listes formées par les inspecteurs des études. Et puis, ce ne sont plus cent boursiers qu’il faut recevoir, mais cent cinquante. En outre, Fourcroy, directeur général de l’Instruction publique, n’approuve pas que les élèves aient des chambres séparées – héritage de la Rossignolerie – ce qui rend la surveillance plus difficile.

Le nouveau système

Autre cause de retard : le manque de financement. « Lorsque j’ai eu d’agréables annonces à vous faire relativement à votre lycée, écrit le sénateur Lemercier au maire en novembre 1805, je me suis empressé de vous les transmettre. Une vérité pénible, mais enfin la vérité, me commande aujourd’hui de vous prévenir, confidentiellement [le mot est souligné par le sénateur] que très probablement l’organisation de cet utile établissement sera retardée à cause des dépenses de la guerre. » Toutefois le ministre de l’Intérieur, par arrêté du 29 octobre 1805, autorise l’ouverture provisoire d’un pensionnat et des cours d’études « dans les villes dont les lycées ne sont point encore en activité ». Un premier « Prospectus » est donc publié par le proviseur à la mi-novembre, tout à la louange du nouvel ordre de l’enseignement. Le lycée en a bien besoin, face aux tenants de l’enseignement secondaire existant. « Aucun système d’instruction publique n’a été aussi étendu, aussi complet que celui des lycées. Il embrasse les langues et les belles-lettres, les sciences morales, les sciences physiques et mathématiques. » Le grand avantage de ce mode d’enseignement ? On fait marcher de front les trois branches des connaissances humaines, les études s’éclairent mutuellement.

 

Trois sortes d’élèves sont admis au lycée : les pensionnaires du gouvernement, choisis parmi les enfants des fonctionnaires civils ou militaires, des citoyens qui ont bien mérité de la patrie ou de ceux qui, dans les écoles secondaires, ont obtenu cette faveur au concours ; les élèves internes entretenus aux frais de leurs parents ; les externes. Le prix de la pension est fixé à 650 francs, somme importante pour l’époque, d’où l’avantage de bénéficier d’une bourse de l’État. Sept professeurs encadrent les élèves. Ils portent habit à la française, manteau noir et collet vert, tandis que les élèves sont en uniforme de drap « bleu national » marqué « Lycée. Angers ». Chaque élève doit apporter un trousseau complet. Le lit est fourni gratuitement aux élèves du gouvernement.

La discipline emprunte en partie les formes militaires. « On ne pourrait en trouver de plus propre à établir une parfaite égalité entre les élèves, indique le « Prospectus », et à leur faire contracter l’heureuse habitude de la régularité. » Les élèves sont répartis en compagnies aux ordres de sergents et de caporaux pris parmi les meilleurs d’entre eux. Ils sont contrôlés par un maître de quartier, qui remplit les fonctions de répétiteur. La journée est rythmée par le son du tambour. Les études sont classiques : grammaire française et latine, géographie, histoire, belles-lettres, logique, mathématiques, physique, histoire naturelle et chimie selon la filière choisie, littéraire ou scientifique.

Enfin l’ouverture

L’ouverture des premières classes se fait provisoirement à la mi-décembre 1805. Les « Affiches d’Angers » soulignent que « depuis que l’on a annoncé l’organisation du lycée, on entend dire que cet établissement d’une utilité si générale nuira aux écoles secondaires et aux pensionnats de cette ville ». Le 7 mars 1806, les cent cinquante élèves boursiers sont nommés par décret impérial. Les lettres de nomination sont envoyées aux familles par la direction générale de l’Instruction publique à partir de la mi-mai. Le directeur général s’en excuse dans une lettre au maire du 16 mai 1806 : « Ces lettres leur auraient déjà été adressées si je n’en avais été empêché par le travail extraordinaire auquel a donné lieu la nouvelle organisation des lycées en exercice. » Le 15 juillet, les « Affiches d’Angers » peuvent annoncer que le proviseur a reçu la liste officielle des élèves du gouvernement. Parmi eux, trente-cinq sont originaires de Maine-et-Loire, les autres viennent de la Sarthe et de la Mayenne, départements formant le ressort de la cour d’appel d’Angers. Ils devront se trouver au lycée dans le courant du mois d’août prochain. « Ainsi, conclut l’article, ce grand établissement, dont des événements imprévus ont retardé l’organisation, sera incessamment en activité. » Comme ces choses-là sont bien dites.

L’inauguration du lycée se déroule le 10 novembre 1806, en discours et musique, dans l’église Saint-Joseph (la chapelle actuelle du lycée). Le proviseur Ferri de Saint-Constant y prononce un long discours, sur « les principes de l’éducation lycéenne et les moyens d’en assurer les avantages ». Il voulait par là, comme il l’écrit dans une lettre au maire du 5 décembre, « dissiper les préventions qu’on a contre les lycées en général ». La première rentrée est officialisée le 11 novembre par une messe du Saint-Esprit.

Souvenirs

Comment les jeunes gens des années 1810 ont-ils vécu au lycée ? Une plume anonyme a livré ses « Souvenirs du lycée d’Angers et de l’Empire », parus en feuilleton dans le « Précurseur de l’Ouest » en 1844 :

« Manger de la carne et de la ratatouille, coucher sur la dure, se lever à cinq heures et demie, grelotter de froid, passer de longues heures la tête courbée sur un pupitre où des images chéries s’interposaient sans cesse entre mes cahiers et moi, c’était déjà beaucoup. Il fallait encore subir les regards, les interrogatoires, les malices d’écoliers (cet âge est sans pitié) qui s’ingéniaient à me faire enrager pour m’accoutumer. Je reçus le premier jour une ou deux bonnes volées (on ne connaissait pas encore la raclée) ce qui me forma bien vite et me mit à même d’en donner à mon tour et de pocher un de ces yeux d’où étaient parties tant de provocations. Mais de tous les maux que j’endurai dans mon noviciat, voici sans contredit le plus grand : j’avais serré dans le coin le plus reculé de mon pupitre un écu de six francs dont l’origine et la destination m’étaient également précieuses. Un soir, il disparut. »

Depuis 1888, à la demande de la municipalité, le lycée porte le nom de David-d'Angers.