Les premiers quais

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 444

Pour une ville comme Angers, bâtie sur les deux rives d’un fleuve, les quais ont été la grande question en matière d’urbanisme. La prospérité du commerce, qui utilisait surtout les voies fluviales, en dépendait, mais aussi la circulation terrestre, les routes de Paris et de Nantes ayant leur aboutissement au Grand Pont (pont de Verdun), le seul disponible pour franchir la Maine jusqu’à la fin des années 1830.

Embryons de quais

Les marchands riverains de la Maine ne peuvent se contenter de berges en terre pour charger et décharger leurs bateaux. Dès le Moyen Âge et surtout au XVIe siècle, ils font construire, avec l’autorisation de la mairie, de modestes quais le long de leur maison, spécialement le long du port Ligny. Ce sont Robert Noulleaux, Balthazard Lescripvain, Jean Thomasseau, le sieur d’Oisonville… En 1574-1576, Jean Thomasseau offre de bâtir à ses frais non seulement un quai, juste à l’aval du Grand Pont, mais aussi « six créneaulx » de privaises (toilettes) « en saillye sur la rivière de Mayne pour servir au public » (Archives patrimoniales, délibération du 5 novembre 1574, BB 34, f° 108). En amont du pont, un embryon de quai est amorcé le long de la poissonnerie à l’initiative du maire Jacques Richard de Boistravers (1566).

 

Le grand dessein pour la rive gauche

Au XVIIe siècle, les ambitions sont plus marquées. La municipalité conçoit un vaste projet de quai pour la rive gauche, depuis le port Ayrault jusqu’à la Basse-Chaîne. Par lettres patentes de février 1630, le roi fait don à l’hôtel de ville de cinq places longeant la Maine : la Savatte et la Tannerie du côté de la Doutre, le port Ligny, le quai Richard (de la Poissonnerie) et Boisnet (place Molière actuelle). Moyennant quoi la municipalité est chargée d’édifier des quais « pour la commodité de la navigation ». L’affaire ne va pas si vite et c’est seulement le 23 juin 1691 que la Ville décide officiellement de la construction du quai de la rive gauche. C’est aussi le moment où l’ingénieur du roi Nicolas Poictevin, à la demande de l’intendant, établit des plans de reconstruction du Grand Pont et un relevé des berges.

Les enjeux sont grands, comme le rappelle le préambule de la délibération du 23 juin (BB 99, f° 36) : « Monsieur le maire a dit que la ville d’Angers seroit une des plus belles du royaume […] par sa situation advantageuse sy on vouloit y establir un commerce considérable, ce qu’il estime très facille à faire à cause de la quantité des rivières qui s’y rendent […], mais que le publiq n’est pas en estat de profiter de cet advantage, non plus que de la fertilité et de l’abondance de cette province par le défault des ports et de lieux commodes pour l’abord des bateaux et pour la décharge des marchandises, que pour satisfaire à cette nécessité, il estoit de la vigilance et du soin de cette compagnie d’examiner les endroits les plus propres pour y construire des quais et des magazins affin de rendre cette ville marchande […] ».

Sisyphe sans cesse remettant son ouvrage…

Un devis détaillé est rédigé le 25 février 1693 par le maître maçon Jean Leconte et présenté au conseil de ville le 3 mars. La dépense se monte à l’importante somme de 127 100 livres. Dans le projet figure une place royale à créer devant le port Ayrault, ornée « de quelque beau monument à la gloire de Sa Majesté ». Délibération et devis sont imprimés « pour rendre le dessein public afin de recevoir les avis des personnes intelligentes et habiles pour rendre cet ouvrage plus parfait » (Archives patrimoniales, DD 37). Que se passe-t-il ensuite ? C’est le grand silence. Pourtant, le petit tronçon de quai de la Poissonnerie, cloaque si malcommode et sans communication avec le Grand Pont, usurpait tellement la qualité de quai qu’il aurait dû inciter à plus d’initiative…

En 1757, le projet ressurgit, en version réduite. Après un rapport de l’échevin Sartre, l’ingénieur de Voglie est mandaté en 1758 pour lever le plan d’un quai entre le Grand Pont et l’entrée de la rue Boisnet. L’intendant donne son approbation et invite à commencer les travaux. Rien ne se passe encore, mais en 1760 le corps de ville se prend néanmoins à rêver de quais pour la rive droite, depuis la Haute-Chaîne jusqu’au Ronceray. L’architecte Bardoul de La Bigotière en lève le plan. Opération également sans lendemain. L’affaire du quai, obsession de la Ville, est comme l’Arlésienne… On en reparle en 1764, 1768, 1771, 1776. Le projet figure sur le plan général d’Angers réalisé par Dubois en 1775 et gravé par Moithey l’année suivante. Un nouveau plan est établi en 1779 pour le port Ayrault et le quai depuis la place de Boisnet jusqu’à la Poissonnerie. Parfois, quelques travaux sont commencés, vite arrêtés. On assure que c’est faute d’argent, qu’il faut attendre un moment plus favorable alors que la caisse des lanternes grossit chaque année des subventions versées par l’administration royale pour l’entretien d’un éclairage qui n’existe pas… Les échevins préfèrent demander - sans jamais l’obtenir - la concession à perpétuité des octrois.

Modestes débuts, peu utiles

Enfin de modestes travaux sont entrepris au quai de la Poissonnerie entre 1783 et 1786, mais il reste submersible en temps presque ordinaire et ne rejoint pas le Grand Pont. Chaque année le fameux quai que l’on souhaite construire depuis le port Ayrault revient dans la discussion, tandis que l’académie d’Angers met au concours de l’année 1787 la question : « Quels sont les moyens les plus convenables de ranimer le commerce de la ville d’Angers ? ». Réponse du lauréat, l’avocat Viger : « Si nos quais étoient achevés et bordés de vastes magasins, notre ville deviendroit bientôt un entrepôt considérable… ». Des plans sont à nouveau levés, un devis est demandé à l’architecte-ingénieur Miet. Le 23 décembre 1788, il lui est payé six cents livres, sans qu’aucune décision soit prise. « Pensée favorite de l’administration municipale », ce projet n’avançait pas, et comme l’écrit l’historien Blordier-Langlois en 1837 dans son ouvrage « Angers et le département de Maine-et-Loire », « ses lenteurs étaient presque devenues proverbe ».

De guerre lasse, en 1790 une société de citoyens propriétaires en Boisnet offre de faire construire le quai à ses frais, à condition que le terrain situé entre le quai et les maisons soit attribué aux riverains à titre d’indemnité. La municipalité, « considérant l’importance de cette proposition », l’ajourne pour examiner « les avantages qui peuvent résulter pour le public d’un pareil projet » (12 juillet 1790). Elle n’est jamais remise en délibération.

Reprise en 1791

L’effervescence des années révolutionnaires renfloue le grand dessein de la Ville : c’est d’abord la vente des biens nationaux qui facilite l’achat de terrains et de maisons sur la ligne du quai, puis surtout les subsides gouvernementaux qui vont aller jusqu’à prendre en charge les deux tiers de la dépense. Une salve de délibérations, les 3, 5 et 11 avril 1791, concerne le quai. Le 3 avril, le conseil donne pouvoir à ses commissaires de se rendre adjudicataires de tous les biens nationaux jugés « convenables pour l’utilité et la décoration publique ». L’assemblée juge que l’on pourrait profiter de cette circonstance pour faire l’adjudication de la continuation du quai à partir du port Ayrault jusqu’à la Basse-Chaîne. Elle ajoute que le prix de ces achats serait joint aux dettes de la Ville et acquitté par la Nation… Le 5 avril, les autorisations nécessaires pour les achats sont demandées au directoire du Département. Le 11, l’architecte Miet se voit confier la conduite des opérations.

Il propose de commencer l’exécution par les abords du Grand Pont sur une longueur de soixante toises (117 mètres environ) en remontant vers le pont des Treilles. Ce qui donnerait une communication directe entre les routes de Paris et de Nantes, qui se réunissent sur le Grand Pont. Cette section de quai forme un peu plus de la moitié de la troisième partie du devis général et s’élève à la somme de 144 001 livres. Les travaux commencent enfin le 2 juillet 1791. Le 10 septembre, en présence des autorités locales, « de l’évêque et de ses vicaires généraux, d’un détachement de la garde nationale et d’un concours innombrable de citoyens » (Blordier-Langlois), la première pierre du quai de la Poissonnerie est posée. L’activité se poursuit jusqu’au 6 novembre, mais ne reprend que tardivement à la fin de la saison suivante, étant donné la situation financière de la municipalité. Les pluies continuelles obligent alors à renoncer à cette campagne de travaux. Fort mécontents, les riverains envoient une adresse à la municipalité le 5 juin 1793 : l’inexécution du projet cause un énorme préjudice au commerce, les bateaux ne peuvent approcher, les voitures ne circulent plus entre les amoncellements de pierres. Leur santé même est en péril, disent-ils, « par l’amas des eaux et immondices de la ville, qui faute d’écoulement croupissent entre le batardeau et le mur nouvellement construit, et répandent dans le quartier des exhalaisons infectes […] dans le cas d’occasionner la peste ».

Même une souscription…

La relance des travaux est décidée, mais, même trente toises de fondation, la Ville ne peut les payer. Aussi lance-t-elle une souscription en mai 1794 : pour « anéantir le cloaque pestilentiel qui existe près les ponts entre le batardeau et les fondements du quai […], il est indispensable de jeter les fondements de ce quay… jusqu’au pont ; que la municipalité étant dans l’impossibilité, faute de ressources, de frayer à cette dépense, il ne peut y avoir que la générosité des habitants de cette commune qui, pour leur intérêt personnel peut y suppléer par des dons patriotiques… ». Hélas, le produit de la collecte pour les travaux se révèle très insuffisant. Le 14 février 1795, le conseil décide de rendre l’argent aux donateurs…

Comment sortir de cette fatalité ? Le gouvernement vole finalement au secours de la Ville, en prenant en charge une partie des travaux et, de fait, la direction de ceux-ci, par son administration des Ponts et Chaussées. 12 000 livres sont envoyées en novembre 1796, trop tard : la hauteur des eaux force à différer le chantier. En octobre 1797, les voituriers reçoivent l’ordre de transporter leurs vidanges pour remblayer le quai. Les travaux traînent encore de longues années. Le quai est toujours impraticable en 1801. Aucun des chantiers de la Ville prévu cette année-là – dont la réalisation du quai et le désencombrement de la rue Boisnet – ne reçoit d’exécution. Dans les années suivantes, on ne parle que de remblais. À l’automne 1807, les Angevins ont de nouveau l’obligation de porter au quai tous les décombres des habitations de la commune. Cela n’empêche pas un peu d’optimisme. Le 31 mars 1805, première manifestation du conseil en l’honneur de l’empereur, la municipalité a proposé que « le quai de cette ville, dont la construction est déjà avancée », reçoive le nom de Bonaparte. L’autorisation désirée est accordée en juillet.

Le quai enfin achevé, grâce à un don de Napoléon Ier

Alors que le quai Bonaparte n’est pas achevé, le grand dessein du quai de la rive gauche n’est pas oublié. Sa continuation jusqu’au port Ayrault, présentée en octobre 1806 et s’élevant à plus de 292 000 francs, est rejetée par le directeur général des Ponts et Chaussées au profit de l’achèvement du quai en cours et de son prolongement jusqu’à 117 mètres en aval du Grand Pont. Cependant, comme la Ville demande qu’on lui tienne compte des frais qu’elle a faits avant que le gouvernement ne prenne à sa charge les deux tiers de la dépense, la décision de se borner à terminer la partie comprise entre le Grand Pont et les ruines du pont des Treilles (au niveau de l’actuelle place Molière) est maintenue. Les 74 000 francs de dépenses restantes sont adjugés en avril 1809. Le quai Bonaparte est enfin achevé en 1810, grâce à un don exceptionnel de l’empereur, faisant remise à la Ville de sa part contributive de 22 000 francs. Il restait à réaliser les pavages, les terres n’étant pas encore suffisamment tassées. L’ensemble des travaux fait l’objet d’une réception officielle en 1814. Quant aux immeubles, ils ont été élevés entre 1805 et 1808 suivant l’ordonnancement indiqué par l’architecte de la Ville : commerces et entresol sous grandes arcades, surmontées de deux étages d’habitation.

Préparation du quai Ligny

Dès 1810 l’exécution des quais se trouve liée à celle du chantier des boulevards, les déblais des uns constituant les remblais des autres. Pour hâter le déblaiement des boulevards, le remblaiement du quai Bonaparte étant achevé, le préfet suggère d’employer les matériaux à poursuivre le quai depuis le Grand Pont jusqu’au château (futur quai Ligny). Dans sa lettre du 6 mai 1810, il oriente la décision du conseil municipal vers cette solution, plutôt que de prolonger le quai vers le port Ayrault, comme l’avait demandé la Ville dans ses suppliques remises à Napoléon Ier lors de son passage en août 1808 : « Il est bien plus sage, écrit-il, d’exécuter des travaux qui ouvrent à la circulation de nouvelles communications, qui rendent service à un quartier populeux, que d’aller dépenser des capitaux considérables sur un terrain qui n’est pas habité et ne peut l’être de longtemps » (prairies de Boisnet). Le 12 mai 1810, le conseil se range à l’avis du préfet et s’engage à contribuer pour un tiers à cette dépense, « à mesure que les ressources de la Ville le permettront… ».

Il y a loin toutefois de l’intention à la réalisation, comme on l’a vu pour le quai de la Poissonnerie*… Le quai Ligny n’est exécuté qu’entre 1831 et 1840 ; son raccordement avec le pont de la Basse-Chaîne en 1842. Quant au quai en amont, sa réalisation intervient entre 1848 et 1854.

* quai Bonaparte de 1805 à 1816, puis quai Royal (dénomination maintenue jusqu’au début des années 1880), quai National, enfin quai René-Bazin en 1954.