Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 456, été 2023
À peine présenté au Café Gasnault, place du Ralliement, le 1er juillet 1896, le cinéma intéresse les Angevins. C’est d’abord surtout une activité de plein air, puis la Société du Cinéma-Théâtre Pathé donne une première saison cinématographique au cirque-théâtre, place Molière, en décembre 1907. Un an plus tard, elle crée la salle des Fantaisies Angevines, rue Saint-Denis, dans l’immeuble du Grand-Hôtel. En 1914, Angers compte déjà quatre cinémas. Pendant la guerre s’ouvrent trois autres salles : à l’ancien Alcazar, rue Saint-Laud, au Grand-Théâtre et sur le boulevard de Saumur (du Maréchal-Foch), sous le nom de Variétés-Cinéma. Mais toutes s’insèrent dans des bâtiments déjà existants.
Une création de la Société Poulain
Cet engouement pour le cinéma attire l’attention de la Société du chocolat Poulain, qui veut se constituer un réseau de cinémas en province. En septembre 1918, elle achète un terrain resté vague depuis la démolition de l’institution Saint-Julien, au carrefour de la rue Louis-de-Romain et de la future rue Franklin-Roosevelt. Décidée à construire un très beau bâtiment, la société fait appel aux meilleurs professionnels : René Brot, architecte de la Ville d’Angers, pour les plans ; Maurice Legendre, à qui l’on doit les sculptures de l’Alcazar, rue Saint-Laud ; les mosaïstes Gentil et Bourdet de Boulogne-Billancourt, qui ont fourni les frises en céramique du « hangar aux chaises » au jardin du Mail en 1914. Pour la ferronnerie, ce sera l’entreprise Bonneau, dont les précédents dirigeants ont conçu la grille d’entrée du jardin des Plantes. Enfin, douze toiles peintes sont commandées à l’artiste angevin Charles Tranchand, invité à décorer l’intérieur de la salle de cinéma. L’ensemble est mis en œuvre par l’entreprise Le Bomin, dont le nom figure entre les colonnes jumelées du portail d’entrée, en vis-à-vis de celui de l’architecte.
Les travaux sont réalisés en 1920-1921. Le cinéma arbore un style beaux-arts tardif, mâtiné d’une touche Art déco. À l’angle des rues, l’entrée s’élève monumentale sous son fronton cintré, encadrée de quatre colonnes. Le « palais du film », comme l’écrit le journaliste Paul Fabien, se veut aussi solennel qu’un théâtre. Le 11 février 1922 se déroule la visite de sécurité. La construction en béton est jugée appropriée, la cabine de projection, entièrement en maçonnerie, particulièrement appréciée. Les installations sont protégées par un appareil à douche, avec robinet à portée de main de l’opérateur. En cas de danger, la cabine peut être instantanément inondée. La commission de surveillance, conquise, la propose en modèle pour celle du cirque-théâtre, moins bien aménagée.
Quatre qualités
Quelques jours après, les journalistes sont invités à visiter le bâtiment, baptisé Cinéma Familia. Comme les passants, ils sont surpris et charmés. « On peut prévoir des émerveillements », écrit Paul Fabien dans « Le Petit Courrier » du 14 février. Il contemple « les splendeurs d’un vestibule sans pareil dans notre ville », les quelque 1 200 places confortables de la salle, les superbes compositions de Charles Tranchand, « dans les bleutés très doux », qui synthétisent l’histoire de l’Anjou comme en un « livre d’histoire accessible à tous ». Et il conclut : « l’éminent architecte a réalisé le chef-d’œuvre dont peut se glorifier une ville comme la nôtre, une salle de spectacle unique, aussi bien dans ses distributions positives que par son remarquable caractère artistique ». Le nouveau cinéma d’Angers est d’ailleurs montré en exemple dans la revue d’architecture « La Construction moderne », du 6 avril 1924. Il possède les « qualités primordiales qu’un tel établissement doit présenter : sécurité, confort, aspect monumental et décoration de bon goût ».
L’inauguration a lieu les 21 et 22 février, sur invitations privées. L’affiche est variée : un film gai avec Beaucitron, impresario d’occasion ; les actualités du Pathé Journal ; le match de boxe Criqui-Ledoux, avec images au ralenti et le film « La Fournaise », grande comédie dramatique pour clore la soirée. Les films étant muets, le cinéma s’est attaché les services de l’orchestre symphonique Goguelat, que les Angevins ont entendu à l’Alcazar, aux Fantaisies angevines et dans de nombreuses manifestations. Malgré tout, « la grosse attraction de la soirée », c’est l’audition de l’éminente cantatrice de l’Opéra Comique, Nelly Martyl, venue à l’invitation du Familia « par pure sympathie » pour Angers, dont elle connaît « la culture artistique ». Ces deux soirées illustrent la philosophie de la direction : les programmes doivent être très divers, aussi la Société Poulain ne veut-elle être tributaire d’aucune maison spéciale de production. Elle s’efforcera de satisfaire tour à tour chaque catégorie de spectateurs. Les grandes actualités seront en faveur et « l’élément documentaire sera notamment très surveillé ».
Les billets du chocolat Poulain
Le succès va jusqu’à l’enthousiasme ! La presse ne fait état d’aucune critique. Le directeur pousse l’élégance jusqu’à offrir aux dames et jeunes filles de « mignons bouquets ». L’ouverture au public se fait le 23 février. Le programme est renouvelé le mardi 28 avec la diffusion du film « Prisca » de Gaston Roudès qui emporte les suffrages. Les représentations sont données du mardi (puis mercredi) au dimanche, en soirée, à 20 h 30 (on disait 8 h 30) et en matinée le jeudi à 14 h 30, le dimanche à 15 h. La place coûte trois francs, mais… on peut obtenir des réductions avec les billets de faveur du chocolat Poulain. Chaque tablette de chocolat de 135 grammes contient un billet. On peut avoir 50 % de réduction à toutes les séances de la semaine et 25 % pour les dimanches et fêtes.
La construction du cinéma améliore notablement le quartier. On a peine à le croire, mais tout l’emplacement de l’actuelle poste est alors un dépotoir en plein centre-ville ! Depuis la démolition de l’institution Saint-Julien en 1908, l’espace est toujours inutilisé. Un Ciné-Skating américain occupe éphémèrement (1919-1920) le « nez » du terrain, sur la rue Saint-Julien, avant qu’un projet de construction ne soit entamé, pour rester finalement abandonné aux ordures et aux chiffonniers. Dès le 28 février 1922, le directeur du Cinéma Familia s’en plaint au maire : « Vous savez que notre établissement est bien mal avoisiné : le chantier abandonné qui se trouve en face est devenu un dépôt d’immondices de toutes sortes et dégage une odeur des moins agréables à respirer. […] Nous avons donné à ce quartier une animation qu’il ne connaissait pas et il est vraiment regrettable d’y voir en face du véritable palais qu’est notre établissement une chose aussi repoussante (ce n’est pas trop que d’employer ce mot) que les sous-sols de cet édifice qui servent à toutes sortes de choses ! »
Le Familia devient Palace
En 1923, le 6 mars précisément, le Cinéma Familia change subitement d’enseigne pour devenir le Cinéma Palace, nom sous lequel le bâtiment reste connu. On a écrit qu’il était devenu le Palace en 1923 du fait de son rachat par la Société de gérance des cinémas Pathé. Il n’en est rien. Louis Ferrand, directeur du Familia à l’ouverture, reste à son poste jusqu’au 16 août 1928. Les billets de réduction du chocolat Poulain ont toujours cours. En fait, c’est un procès pour violation de propriété intellectuelle concernant le nom commercial qui est à l’origine de ce changement. Le 4 mars, la Société du chocolat Poulain fait publier dans la presse (« L’Ouest ») un communiqué par lequel elle annonce le changement d’enseigne à partir du mardi 6 mars : « Nous avions cru de bonne foi pouvoir donner à notre établissement d’Angers le titre de Familia par lequel nous désignons nos établissements similaires dans les douze villes de France. Le tribunal de commerce en ayant jugé autrement, nous nous inclinons de bonne grâce devant son arrêt. »
Le cinéma reste donc propriété de la Société du chocolat Poulain. Le 17 août 1928, il change de directeur et à nouveau d’enseigne : ce sera désormais le Cinéma Astor. Pour deux ans. Cette fois la Société Poulain vend le Cinéma Astor à la Société de gérance des cinémas Pathé, à la date du 23 septembre 1930. C’est Fernand Soulèze, directeur de la succursale angevine de Pathé au cinéma des Variétés, qui déclare cette nouvelle succursale sous le nom « Le Palace ».
Le Palace poursuit son activité de cinéma jusqu’à son acquisition en janvier 1980 par une société civile immobilière gérée par Promoba avec le projet de faire table rase du bâtiment pour le remplacer par un complexe économique constitué… de salles de cinéma…, d’une brasserie et d’une galerie marchande. Une construction trop ambitieuse qui dépasse le plafond légal de densité fixé dans le centre-ville. Après deux ans de décantation, Promoba décide de conserver l’enveloppe extérieure du cinéma et d’y installer seulement une galerie commerciale. De grandes baies seront percées dans les murs des rues Franklin-Roosevelt et Louis-de-Romain pour éclairer magasins et bureaux. La démolition intérieure fait ressurgir les toiles peintes de Charles Tranchand, masquées en 1936 à l’heure du cinéma parlant derrière des panneaux en tissu d’amiante rouge et or, devant donner à la salle une acoustique parfaite. Trop abîmées par la colle et la peinture du tissu d’amiante, qui avait déteint sur elles, les toiles de Tranchand n’ont pu être sauvées.