Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 430, mars 2020
Dans l’entre-deux-guerres, le nombre d’étudiants s’accroît avec le développement des écoles spécialisées comme celles des beaux-arts, de notariat, d’agriculture, de commerce (future ESSCA), sans compter l’Université catholique de l’ouest, l’École des arts et métiers et l’École de médecine et de pharmacie. 600 à 700 étudiants, qui ont pendant la guerre quelques difficultés pour manger à leur faim, d’où la création d’un premier restaurant universitaire à l’hiver 1943-1944, rue Parcheminerie, dans les locaux de l’ancienne loge maçonnique supprimée par les Allemands. Un foyer des étudiants est créé en 1944, relogé début 1946 au Grand-Cercle, boulevard du Maréchal-Foch, dans un bâtiment que la Ville acquiert au même moment. Le restaurant, géré par le foyer des étudiants, lui est adjoint dans la partie des locaux donnant sur la rue Saint-Julien. À la rentrée universitaire 1946, le gérant compte sur 150 couverts par jour.
Changement administratif à compter du 17 avril 1950 : par convention entre le recteur de l’académie de Rennes, dont dépend Angers, et le président de l’Association du foyer des étudiants, le restaurant universitaire sera désormais géré par le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS) de Rennes. Il reste au Grand-Cercle faute de mieux, un Grand-Cercle bien délabré : peintures poussiéreuses, papiers peints en lambeaux. Mais dès 1950, Félix Landreau, directeur du Bureau universitaire des statistiques (BUS) intervient auprès des services régionaux à Rennes pour faire édifier un restaurant digne de ce nom. On peut lui décerner le titre de « père » du restaurant universitaire d’Angers. Instituteur pendant quinze ans, il s’est vu confier la direction des œuvres universitaires d’Angers. Il est aussi connu pour avoir écrit plusieurs ouvrages popularisant le folklore angevin et fait découvrir le peintre Jean Commère…
Inventaire des terrains disponibles
Les services de Rennes acceptent, à condition que la municipalité offre un terrain. Premières idées : utiliser le local de l’intendance militaire installée dans l’ancienne abbaye Toussaint ; acheter l’Hôtel du Cheval-Blanc, rue Saint-Aubin. Félix Landreau demande au directeur des Domaines une étude plus approfondie des terrains disponibles. Une liste est envoyée le 30 janvier 1952, une seconde le 20 février, qui passe en revue les différentes solutions. À commencer par le projet de la Ville de construire, à droite de la façade du Grand-Cercle, appuyée au pignon du 14 du boulevard Foch, une aile pour abriter à la fois le foyer des étudiants et le restaurant. Le caractère esthétique est jugé discutable et le restaurant, tout en hauteur, serait peu fonctionnel. Enfin, même si cela compte moins à l’époque, ce bâtiment latéral provoquerait l’abattage d’un arbre splendide. Aussi le directeur des Domaines suggère-t-il en premier lieu le jardin des Beaux-Arts, où les fondations de l’ancienne école des beaux-arts « semblent attendre une reconstruction élégante et sobre de lignes qui masquerait d’ailleurs les façades arrière de vieux immeubles de la rue des Lices ».
Sont ensuite évoqués : la propriété d’Ollone, rue Bressigny, mais ce serait une construction dans le parc… la Ville réservant l’hôtel pour l’École des beaux-arts ; les terrains en friche de la place Mondain-Chanlouineau provenant de l’ancien Palais des Marchands ; le petit square situé à l’angle de la rue Botanique et du boulevard Carnot ; une partie de l’ancienne cour d’appel, place Louis-Imbach et rue Botanique ; le 22 rue Chevreul, acheté pour l’école des Cordeliers, mais dont seulement la cour arrière serait rattachée à l’école ; l’ancien pensionnat des Ursules, à l’arrière de l’hôtel de ville, acheté par la Ville en 1938.
Deux autres emplacements possibles – l’ancienne gare Saint-Serge et la caserne Espagne – sont écartés pour n’être pas assez centraux. Le terrain à retenir doit se trouver équidistant de l’Université catholique, de l’École de médecine et de l’École des arts et métiers. Alors finalement les discussions ne s’éternisent pas. Le meilleur endroit est bien celui de l’ancienne école des beaux-arts dans le jardin du même nom, d’autant qu’elle ne peut plus s’accommoder de cet emplacement, beaucoup trop exigu pour son développement. Le 26 mai 1952, le conseil municipal vote sa mise à disposition au ministère de l’Éducation nationale, mise à disposition transformée en cession gratuite le 2 octobre 1953 : l’université ne peut édifier des constructions sur un terrain dont elle n’est pas propriétaire. Le secteur délimité, dans un site magnifique, couvre une superficie de 1 961,87 m2. Il est d’ailleurs entendu qu’au cas où le restaurant cesserait de fonctionner dans les bâtiments qui seront construits, la Ville d’Angers jouira d’un droit de priorité pour leur acquisition.
Un architecte de Rennes
L’affaire semble entendue et proche de la réalisation. Georges Maillols (1913-1998), architecte à Rennes, qui a construit le restaurant universitaire de cette ville, vient à Angers dès le 18 mars 1952, en compagnie du secrétaire général du CROUS. Il remet ses plans au début de 1953. Ceux-ci sont jugés favorablement par les architectes angevins de la Ville (André Mornet) et des Monuments historiques (Henri Enguehard), ainsi que par le délégué du ministère de la Reconstruction : ils concilient parfaitement besoin de modernité et souci d’intégration dans un ensemble architectural ancien. L’architecte a prévu un bâtiment d’un étage, dont les pièces principales, restaurant et foyer, donnent sur le jardin et sur une terrasse de plein air, prolongeant le foyer vers le boulevard du Roi-René. Cuisine et plonge se trouvent à l’arrière, au même niveau, afin de réduire les allées et venues et la durée des services.
L’affaire semble donc entendue…, quand à la rentrée 1952-1953, on annonce que les crédits pour les constructions à caractère social ne feront plus partie du plan quinquennal du ministère de l’Éducation et que le plan, lui-même compromis, il ne fallait plus espérer de crédits avant la fin de 1953. Il devenait cependant urgent de remplacer le restaurant universitaire du Grand-Cercle, établi dans des conditions de sécurité déplorables. On n’en était plus à 150 « rationnaires » par jour, mais à 700, 400 à midi et 300 le soir. Les étudiants doivent attendre au coude à coude, debout, encombrés de leur plateau, qu’une place se libère… Quant au cuisinier, il jongle avec « des fours éclatés », des torchons pendus sous un plafond noir de crasse, entre « quelques bacs à détritus à l’aspect aussi vieillot qu’une lessiveuse usagée servant de poubelle… » (Le Courrier de l’Ouest, 2 novembre 1957). C’est dans ce cadre que sont préparés 89 937 repas en 1952 contre 55 834 en 1950. Le jour où il y a frites, le cuisinier commence avec ses aides à 6 heures du matin l’épluchage de 500 kg de pommes de terre. Un bœuf entier est livré chaque semaine. Il y a le jour du poisson, celui de la volaille, un pour le porc, le cheval ou le poulain. Les menus sont étudiés. Quand le journaliste du Courrier de l’Ouest teste la cantine estudiantine, il y a salade de betterave, morceau de lieu (c’est jour maigre) arrosé d’une sauce aux champignons et aux moules, haricots et un « puits d’amour » comme dessert.
Maelström administratif
Le maire Victor Chatenay fait tout ce qu’il peut pour hâter le projet. 20 millions de francs sont inscrits au budget complémentaire 1954 du ministère de l’Éducation nationale, mais les travaux sont estimés à 40 millions de francs pour le bâtiment et à 20 millions pour l’équipement… La municipalité vote une avance de 20 millions le 8 mars 1954. En 1955, machine arrière. Le ministère a ouvert un crédit de 67 millions qui permettra de se passer de l’avance votée par la Ville, mais comme la dépense est cette fois évaluée à plus de 72 millions de francs, Angers doit voter 4 millions pour participer aux travaux du foyer des étudiants, le reste étant demandé au Département. Un rattrapage de 600 000 francs est encore sollicité en 1957, en raison de diverses hausses de prix.
Il n’empêche qu’à l’automne 1955 le projet est au point mort. Le maire écrit tant au recteur de l’académie de Rennes, qu’au ministre et au préfet, se plaignant que « le local, dans lequel fonctionne provisoirement le restaurant, tombe en ruines et peut être cause d’accidents graves ». Enfin le ministre de l’Éducation nationale apporte réponse le 29 novembre 1955, résumé éclairant du long cheminement administratif que doivent parcourir les dossiers (Archives patrimoniales Angers, 79 M 4) :
Réponse du ministre
La première étude a été effectuée par l’architecte […] au début de l’année 1954 [en fait, en 1953], en même temps qu’était inscrite au budget de l’Éducation nationale une première tranche des crédits réservés à la construction. Cette étude a été soumise une première fois à l’agrément du Conseil général des bâtiments de France qui l’a repoussée au cours d’une séance tenue le 11 juin 1954.
Un deuxième dossier technique a fait l’objet d’un nouvel examen par le Conseil général des bâtiments de France au cours de sa séance du [un blanc]. Le Conseil général constatant que les modifications apportées au projet primitif ne répondaient pas aux observations qu’il avait précédemment formulées, a invité à nouveau l’architecte à produire une troisième étude, d’une disposition plus souple et dont le coût de réalisation ne devrait pas excéder la somme de 67 millions correspondant aux crédits inscrits au budget de l’exercice en cours.
Par suite de maladie, l’architecte en cause a mis plusieurs mois pour remanier son projet et c’est seulement le 19 avril 1955 que le Conseil général des bâtiments de France a été appelé à donner son avis sur le nouveau devis qui lui était soumis. Cette nouvelle étude, malgré encore quelques imperfections, a alors reçu une approbation de principe et une autorisation d’établissement du dossier d’exécution a été accordée.
Le 28 juin suivant, ce nouveau et quatrième projet a été définitivement avalisé par le Conseil général des bâtiments de France qui invitait cependant l’architecte à suivre certaines règles architecturales d’un coût moins élevé. À l’heure actuelle, le dossier d’exécution, désormais complet au point de vue technique, et ramené dans les limites budgétaires prévues, se trouve au service des Constructions scolaires qui vient d’autoriser l’architecte à engager immédiatement l’exécution des trois premiers lots de construction : gros œuvre, charpente et couverture."
Derniers aléas avant le triomphe…
Et c’est au moment où se dénoue l’affaire que certains présentent un projet de théâtre en plein air… à la place du restaurant universitaire. Le 14 février 1956, Le Courrier de l’Ouest publie ce projet de théâtre de 2 700 à 3 000 places, orienté vers les ruines de l’abbatiale Toussaint. Son promoteur Arthur Dandalle, directeur des parcs et jardins de la Ville d’Angers, explique qu’il est parfaitement réalisable à condition que… le restaurant universitaire prenne la place de l’intendance militaire, donnant sur la rue Toussaint, et que la piscine municipale, d’abord positionnée à cet endroit par la municipalité Chatenay, trouve un autre emplacement. C’était beaucoup de conditions.
Ce projet, qui aurait repoussé le restaurant universitaire de quelques années encore, reste dans les dossiers. Le permis de construire du restaurant est accordé le 12 mars 1956 et les travaux débutent à la fin du mois. Ils avancent très vite et pendant un moment, la presse locale imagine que le bâtiment sera prêt pour la rentrée 1956. Mais l’adjudication des lots intérieurs n’a lieu que le 26 juillet et même si tout se passe à une « vitesse record » (Le Courrier de l’Ouest, 27 juillet 1956), il faut quand même un peu de temps pour réunir les différents services. Le bâtiment doit abriter au rez-de-chaussée un restaurant médico-social, l’appartement du gérant, les bureaux du BUS et du Centre local des œuvres universitaires (CLOUS). Ceux-ci sont les premiers à emménager le 14 octobre 1957. Félix Landreau voyait ses efforts enfin aboutir.
Le jeudi 7 novembre 1957, le restaurant universitaire lui-même, ainsi que le foyer et les bureaux de l’Association générale des étudiants angevins (AGEA), ouvrent leurs portes. Tout est « propre, hygiénique, rationnel ». C’est un succès ! L’établissement n’a jamais été inauguré, mais le préfet Jean Morin y est venu déjeuner avec les étudiants, indique Anne Duprat, directrice du RU lors du cinquantième anniversaire (Ouest-France, 21 septembre 2007). 1 550 plateaux repas sont servis chaque jour en 1958, 240 000 pour l’année, contre 159 691 en 1957.
Exemples de menus, en décembre 1958
Lundi 1er décembre : Midi - filets de maquereaux, rôti de veau, épinards au velouté, compote de pommes, gâteaux secs / Soir - potage, viande froide mayonnaise, pâtes au beurre, salade, dattes
Mercredi 3 : Midi - mille-feuilles fromage, saucisson à l’ail, rôti de poulain, purée Saint-Germain, pomme / Soir - potage, oeufs sauce aurore, salade, haricots verts sautés, fromage blanc
Vendredi 5 : Midi - salade de tomates, sardines à l’huile, omelette, haricots au beurre, Paris-Brest / Soir - potage, filets de poisson frits, jardinière de légumes, salade, prunes au sirop
Dimanche 7 : Midi - oeufs farcis, boeuf vinaigrette, rôti de porc, nouilles au jus, orange / Soir - potage, blanquette de veau, riz au gras, salade, goûters dijonnais.
Déjà la question se pose : « Le nouveau restaurant sera-t-il pour longtemps encore suffisant ? » (Le Courrier de l’Ouest, 30 décembre 1958). 300 000 repas sont prévus pour 1959. La progression est « fantastique, presque inquiétante ». Dès 1962, l’AGEA jette un cri d’alarme : le restaurant est trop exigu face à l’augmentation du nombre des étudiants…
Un premier agrandissement est réalisé en 1964-1965. L’ancien foyer du 1er étage est transformé en salle de restaurant, une plonge ultra-moderne permettant de laver 500 repas par service est installée. Au rez-de-chaussée, sous l’ancien foyer, une cafétéria remplace le bar supprimé à l’étage. Mais ce n’est toujours pas suffisant. Les restaurants universitaires essaiment dans la ville : on en crée un deuxième à Belle-Beille en 1968, un troisième à Bellefontaine en 1979. C’est qu’il y avait alors quelque douze mille étudiants à Angers.
Un nouvel aménagement du restaurant universitaire des Beaux-Arts est effectué en 1989. Mais cette fois la fréquentation diminue. La kitchenette a fait son apparition dans les logements étudiants. Les commerces de restauration rapide se sont multipliés. La « cantine » est en plein désamour… Et le RU des Beaux-Arts se trouve un peu isolé des pôles étudiants. Il ferme le 30 juin 2015. Son remplaçant est édifié à proximité de l’Université catholique.
L’ancien RU des Beaux-Arts est transformé en pôle culturel, inauguré le 11 février 2020. Sous le nom de RU – Repaire urbain, il regroupe Angers Patrimoines (Ville d’art et d’histoire), les Archives patrimoniales et l’Artothèque. Au rez-de-chaussée, un Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine (CIAP) montrera l’histoire et l’évolution de la ville d’Angers, tandis que la grande salle d’exposition de l’étage sera consacrée à la création contemporaine et aux projets patrimoniaux ou aménagements urbains du territoire angevin.