Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 466, novembre 2024
L’immeuble Arborescence, inauguré le 9 octobre dernier, par ses formes et son concept fait penser aux Kalouguine, qui l’ont précédé de cinquante ans.
À la fin des années soixante, une certaine lassitude se fait jour à l’égard des immeubles en tours et barres orthogonales. Des architectes rebelles cherchent de nouvelles formes et se tournent vers des lignes souples, courbes, que l’invention de la technique du voile de béton projeté permet de mettre en oeuvre. Le ministre de l’Équipement et du Logement, Albin Chalandon (1968-1972) y prête attention et lance en 1971 le premier concours Programme architecture nouvelle (PAN) sur le thème de l’habitat collectif pour faire émerger des projets novateurs et ouvrir la commande publique à leurs concepteurs. En passant par la formule du concours, l’octroi de subvention est immédiat et la réalisation peut suivre très rapidement.
Le concours Architecture nouvelle
Une cinquantaine de projets de logements sociaux sont présentés en mars 1972. Onze sont sélectionnés, pour un total de 1 500 logements. Presque tous seront réalisés en région parisienne. Trois sont retenus en province, à Elbeuf, Caen et Angers. À Angers, l’Office municipal d’HLM choisit le projet de Vladimir Kalouguine, né en 1931. Trois idées maîtresses le résument : dépaysement, variété, végétalisation. C’est sans doute le premier architecte qui a une pensée écologique. À son service, la technique du voile de béton projeté. Des confrères l’ont déjà employée : Pascal Häusermann, Pierre Székely, Henri Mouette, Antti Lovag… Lui-même l’a pratiquée sur son premier chantier personnel, à Dieulefit (Drôme) pour une maison rocher au milieu des rochers. Le troglodytisme l’intéresse particulièrement. C’est tout le concept pour les immeubles angevins : étonnant et détonnant !
Les Kalouguine à Angers - le patronyme devient rapidement un nom commun - c’est l’histoire d’une conjonction de facteurs favorables, malheureusement suivie de déconvenues.
Facteurs favorables
Pourquoi ce choix « décoiffant » fait par l’Office d’HLM dans une ville réputée pour préférer la tradition ? La place importante réservée à la nature, au sol et sur les façades, a plu aux administrateurs. D’autre part, le maire Jean Turc n’est pas étranger à ce choix. Il est acquis aux expressions contemporaines et ce projet le séduit. La Ville cède donc le terrain à des conditions très avantageuses de prix et d’emplacement, entre les chemins de l’Hôtellerie, de la Gagnerie et du Petit-Chaumineau, dans un cadre encore bucolique, mais à proximité des équipements bâtis pour la ZUP de Monplaisir. Le projet ne nécessite pas de grands travaux de voirie et l’aménagement des espaces verts est pris en charge directement par les employés de l’Office, les plantations provenant d’une propriété qu’il vient d’acheter. L’innovation a un coût, mais les plafonds financiers prévus pour les constructions HLM ont pu être dépassés grâce à la procédure du PAN qui permet de construire hors contingentement. Quant aux entreprises, elles ont joué le jeu pour limiter les dépassements. Autre facteur favorable, l’étroite entente entre l’architecte ; le bureau d’étude ; l’entreprise Billiard de Tours, chargée de la construction et l’Office d’HLM. Ce qui décide les pouvoirs publics à accorder des financements complémentaires.
Le concept
Une grande partie de l’année 1972 est consacrée à l’étude de ce projet HLM hors normes HLM pour trouver les solutions les plus économiques tout en ne sacrifiant rien de l’innovation. 220 logements doivent être construits, répartis en neuf immeubles de cinq à sept étages aux formes arrondies, tombés comme des rochers dans la nature. L’architecture doit être paysage et s’insérer librement dans d’autres paysages : collines créées à partir des déblais de fondation, prairie plane, aire à fleurir par les habitants, bois, lac de récupération de l’eau de pluie. Comme il n’y a pas de voirie intérieure, mais seulement des cheminements piétonniers qui seront tracés par l’usage des locataires, un vaste espace central de 2,5 hectares se trouve dégagé. Les voitures sont interdites de séjour en surface : un parking souterrain est prévu pour elles. On plantera – en trois boqueteaux – autant d’arbres qu’il y a d’appartements. Et surtout la nature ruissellera du haut en bas des immeubles, depuis les terrasses, les jardinières réparties dans tous les recoins et au pied des bâtiments. À terme, ils doivent disparaître sous la verdure. Pour éviter la monotonie, Vladimir Kalouguine ne réalise pas les neuf unités, mais en confie sept à des confrères et artistes, chargés d’interpréter librement sa maquette, en choisissant les courbes concaves ou convexes qu’ils souhaitent : l’architecte-sculpteur Jack Vanarsky et son épouse la peintre Cristina Martinez, Marie-Hélène Gompel et son époux Jean-Noël Touche, tous deux disciples d’Antti Lovag.
Angers « perle de l’Ouest »
Passer du rêve à la réalité pour un programme expérimental occasionne quelques déconvenues, certaines mineures, d’autres avec des répercussions récurrentes jusqu’à nos jours. Un prototype d’une dizaine de mètres carrés est d’abord construit, puis le chantier est ouvert en septembre 1973. Deux mois plus tard, il doit s’arrêter pour des problèmes d’étanchéité. Les façades en béton projeté devront être recouvertes d’une résine étanche. Au bout de six mois, l’ingénieur du chantier demande que l’architecte renonce aux voiles porteurs pour adopter une structure traditionnelle plus solide, en dalles et poteaux. Le voile de béton se limite à l’enveloppe. Sur les treillis en acier et grillage de l’ossature, dans lesquels est insérée une isolation en polystyrène, du béton est projeté à l’extérieur sur 8 cm et du plâtre à l’intérieur sur 3 cm. La technique des matériaux projetés permet d’obtenir une peau continue. Ce système supprime les joints de dilatation qui sont comme un talon d’Achille en cas de végétalisation.
Les trois premiers immeubles sont livrés le 10 juillet 1975, les six autres à l’automne 1976. Lors de sa visite à Angers le 5 juillet 1975, qui tient lieu d’inauguration, le secrétaire d’État au logement Jacques Barrot fait une tournée générale des chantiers et des rénovations, à la Roseraie, Saint-Nicolas, la République et au Lac-de-Maine. Le maire tient à lui montrer toutes les expériences d’architecture nouvelle que promeut l’Office municipal d’HLM, les Kalouguine, mais aussi les ILT et Férolbosq de l’architecte angevin Yves Rolland. Jacques Barrot se montre admiratif et n’hésite pas à déclarer qu’Angers « est une perle dans l’Ouest français » pour la qualité de ses réalisations. Et « la qualité du logement, dit-il, c’est sa situation dans la ville. » Si l’objectif est de « réconcilier l’homme et la ville », parole que certains auteurs lui attribuent, il ne semble pas avoir prononcé cette forte sentence. Toutefois l’idée est bien là et les Angevins l’ont concrétisée.
Ce n’est pas un mince mérite, car ce sera la seule réalisation importante de ce genre par Vladimir Kalouguine. Dans la suite d’Angers, sur une échelle plus grande, il imagine – sans succès - une station hiver-été de 1 500 lits tout en courbes à Gréolières-les-Neiges (Alpes-Maritimes), puis le parc résidentiel des rochers-loisirs au-dessus de Nice et enfin un village de 600 villas avec Troglhôtel dans une carrière de bauxite près de Brignoles (Var).
« C’est marrant »
Les locataires arrivent aux Kalouguine. Les curieux y affluent le dimanche. C’est la surprise. Personne n’y est indifférent. Certains aiment cette architecture, « Ça change, c’est marrant. Ce n’est plus la cage, c’est un dépaysement. Je suis heureux(se) d’aller vivre là. » D’autres sont critiques : « L’extérieur choque dans le paysage urbain de l’Anjou. Angers n’est pas Alger et votre cité a les allures d’une casbah. » (propos rapporté par un journaliste dans « Ouest-France », 7 juillet 1975). Si les Kalouguine ne font pas l’unanimité, les réactions sont dans l’ensemble positives et, entre juillet et septembre 1975, les demandes de logement adressées à l’Office augmentent de plus de 30 %.
L’étanchéité, un problème
Malheureusement, les déboires arrivent rapidement. La construction n’est pas complètement étanche, humidité et moisissures apparaissent dans les appartements. Sans gouttières, les immeubles se transforment en cascade les jours pluvieux. Des morceaux de béton se décrochent. La végétalisation des murs échoue. Les plantes glissent sur la résine des murs qui brûle leurs ventouses. L’étang, dont les eaux de pluie devaient être renvoyées sur le toit des immeubles pour alimenter le système d’arrosage des plantes par une vaporisation en brouillard, est comblé au bout d’un an pour des questions de sécurité. Quant aux bacs à fleurs inclus dans les parois, ils n’ont pu être construits. Un nouvel essai de végétalisation à partir de 2014 aurait été plus concluant si la vigne vierge ne s’ingéniait à bloquer les caissons des volets roulants…
Dès 1977, l’Office d’HLM doit engager des poursuites judiciaires pour malfaçons entraînant de nombreux défauts d’étanchéité. L’affaire ne trouve sa conclusion qu’en octobre 1989. L’architecte, le bureau d’étude et l’entreprise Billiard sont condamnés à verser 20 millions d’indemnité à l’Office, ce qui correspond pratiquement à la somme avancée pour la réfection des logements, pratiquement aussi au prix initial de la construction. Alors qu’une nouvelle réhabilitation très lourde devenait urgente, Angers Habitat (ex-Office d’HLM) cède la cité Kalouguine à la société immobilière 3F en 2010. Celle-ci la revend en 2016 à la nouvelle société Podeliha, regroupant trois sociétés d’HLM, Le Val de Loire, Le Toit Angevin et Anjou Castors. Sans cesse, les Kalouguine réclament des travaux. En 2024, une rénovation s’impose à nouveau, occasion de mettre en œuvre un chantier de rénovation énergétique. Architecture originale, mais architecture fragile, l’ensemble des Kalouguine est depuis longtemps reconnu pour sa valeur patrimoniale. Il a reçu en 2012 le label « Patrimoine du XXe siècle » qui ne concerne que très peu de bâtiments à Angers.