Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 216, mai 1998
Au point le plus élevé de la place du Tertre, le grand reposoir néo-gothique qui domine une partie de la Doutre fut chaque année, durant près d'un siècle, le point d'orgue du Grand Sacre, le jour de la Fête-Dieu, jusqu'au raccourcissement du parcours traditionnel de la procession, en 1957. Tel qu'on le voit, ce monument, élevé entre 1875 et 1878, est l'héritier d'une longue histoire de neuf cents ans.
Au début du XIIe siècle, le terrain, propriété de l’abbaye du Ronceray, est occupé par le cimetière de l'église de la Trinité. On y construit, apparemment pour servir de reposoir au Saint-Sacrement, une chapelle octogonale à deux étages, appelée « Tuba », terme qui désignait alors une construction en forme de lanterne pyramidale. Une pierre entaillée, sous l’arcade tournée vers le sud, servait pour l’exposition du Saint-Sacrement.
Ce bâtiment, d’environ dix mètres de hauteur, atteste donc de l’ancienneté à Angers de la procession du Saint-Sacrement, dite du Sacre, bien antérieure à l’institution, en 1264, de la Fête-Dieu par le pape Urbain IV. Il paraît probable que la procession angevine ait été instituée en expiation de l’hérésie de l’archidiacre d’Angers Bérenger, qui avait nié - entre 1050 et 1080 - la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie.
Une procession célèbre par toute la France
Partant de la cathédrale entre six et sept heures, la procession se déroulait avec une solennité sans pareille, par la rue Baudrière, les ponts, l'abbaye du Ronceray, pour arriver vers les dix-onze heures au Tertre-Saint-Laurent. Les torches des corporations, sortes de petits monuments théâtraux de bois et de cire, représentant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, ouvraient le cortège, auquel prenaient part tout le clergé séculier, les abbayes et communautés religieuses, les corps de métiers, la municipalité et toutes les institutions de la ville. Le Saint-Sacrement était déposé sur l'une des baies de la « Tuba », ornée de tapisseries, de fleurs et de cierges blancs aux frais de l'abbesse du Ronceray.
Beaucoup prenaient ensuite un légitime réconfort. Les notables avaient, la veille, pris la précaution de faire envoyer des repas froids à l’abbaye du Ronceray qui les hébergeait. Un prédicateur, monté sur une chaire en pierre située devant l'arcade du Saint-Sacrement, faisait un sermon avant que la procession ne rentre à la cathédrale vers trois heures de l'après-midi, où une messe très solennelle était chantée par l’évêque, toujours à jeun depuis le matin… Rien n’était plus fatiguant que ce jour. La ville était noire de monde. 20 à 30 000 étrangers s’y pressaient. Les parents et amis invités à la fête, appelés « cousins du Sacre », accouraient en masse pour admirer le défilé chatoyant, célèbre par toute la France : en matière de belles cérémonies, « on donnait […] pour trois merveilles les Rogations de Poitiers, la mairie de la Rochelle [l’installation du maire] et le Sacre d'Angers », écrit Coulon en 1644, « à ne point mentir, la procession qu'on y fait le jour de la Fête-Dieu, est une des plus augustes cérémonies du royaume ». Il fallait l’avoir vue au moins une fois dans sa vie.
Interrompue par la Révolution (dernière procession en 1791), la solennité est rétablie dès l'installation du premier évêque concordataire, Mgr Montault des Isles, en 1802. Le parcours ne va plus jusqu'au Tertre-Saint-Laurent où la « Tuba » a été rasée, mais seulement jusqu'à la Trinité. En 1850, Mgr Angebault lui rend son trajet primitif pour redonner à la procession tout son développement : vers 10 heures, on part de la cathédrale pour se rendre sur le Tertre-Saint-Laurent en suivant la place Saint-Maurice et la place Neuve, la rue Baudrière, le pont du Centre, la rue Beaurepaire, la rue de la Trinité, la place de la Laiterie et la rue de la Censerie. Au retour, le parcours est identique jusqu'au moment où, après avoir passé le pont, la procession tourne par le quai Royal, la rue Plantagenêt, la partie supérieure de la rue Saint-Laud, enfin la place Neuve-Saint-Maurice.
D'éphémères reposoirs sont élevés chaque année au Tertre par la maison de sculpture Moisseron et Ruault pour remplacer l'édifice du XIIe siècle. Celui de 1870 est construit sur les plans de l'historien Louis de Farcy (1846-1921). Sorte de préfiguration en bois de l'édifice actuel, c'est une construction néo-gothique tout en colonnes, gâbles et pinacles, dominée par une flèche de vingt-cinq mètres de haut.
Construction du reposoir
En 1867, la commission de l'oeuvre du reposoir présidée par Louis de Farcy propose l'érection d'une chapelle en dur afin d'éviter les frais incessants nécessités par la construction annuelle de ces chefs-d'oeuvre fragiles. 2 500 à 3 000 francs pourraient ainsi être économisés chaque année. Convaincu de l'économie à terme que représenterait l'édification d'un reposoir en maçonnerie, Mgr Freppel met à profit la vente des terrains du Tertre-Saint-Laurent par la municipalité pour acheter en 1874 la portion nécessaire à sa réalisation.
La construction du reposoir est décidée en 1874 et les premières quêtes commencent. Les travaux, confiés à l'architecte Dussouchay, débutent en 1875. À la procession de 1878, Mgr Freppel peut donner la bénédiction depuis le reposoir. Il semble que les voûtes aient été seulement construites vers 1888 grâce à un don de l'abbé Choyer (Archives de l'évêché). Celui-ci veut ensuite installer à l'intérieur du reposoir une énorme Vierge de cinq à six mètres de haut qui avait servi de modèle pour la statue surmontant le clocher de Notre-Dame de Rennes, mais Louis de Farcy s'y oppose. En 1891, l'édifice est couronné d'une haute flèche en zinc, à crochets dorés, dans le goût de celle de Notre-Dame de Paris. Le soir de Pâques de la même année, la grande croix de la mission prêchée par les Rédemptoristes y est élevée.
Inachèvement
Faute de ressources, l'édifice reste inachevé et son entretien est si négligé qu'en 1908 une première remise en état s'impose. On en profite pour terminer les clochetons et exécuter les sculptures des pignons, mais le reste des sculptures, les grilles, les escaliers latéraux ne sont pas réalisés : le produit des quêtes passant tout entier chaque année dans une éphémère décoration de bois et de tissu. La somme totale dépensée pour la construction du reposoir s'élevait à environ 65 000 francs.
L'entreprise du reposoir, écrit Louis de Farcy, est devenue « de plus en plus difficile par suite de la fondation de l'Université catholique en 1875, des cercles et patronages, des écoles, et d'une quantité d'oeuvres toutes excellentes et qu'il était alors impossible de prévoir ». En 1908, il se démet de ses fonctions de président de la commission de l'oeuvre du reposoir, usé jusqu'à la corde - comme les quêtes - par quarante années d'efforts : « Chacun se désintéresse de la chapelle, c'est navrant ».
Le reposoir se présente comme une petite chapelle à abside polygonale, située au point le plus haut de la place du Tertre, à proximité des greniers Saint-Jean et de l'ancienne église Saint-Laurent. Elle est précédée d'un porche élancé ouvert sur trois côtés, voûté d'une croisée d'ogives et contrebuté par des arcs-boutants. L'ensemble est assis sur un haut soubassement de granit formant rez-de-chaussée pour ménager une petite pièce destinée à servir de magasin pour les accessoires de la fête. Des pièces métalliques latérales permettaient de supporter les escaliers de bois disposés à chaque Fête-Dieu. Le reposoir est inscrit en 1983 à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Après des années d’abandon, sa restauration, décidée par le ministère de la Culture en décembre 1992, est achevée en 1997.
Ce type d'édifice, par nature éphémère, a rarement été concrétisé en dur. Lié au paysage urbain, témoignage des pratiques religieuses de naguère, le reposoir d'Angers est d'une grande originalité. C'est aujourd'hui le seul témoin des fastes d'une cérémonie oubliée.