La vie théâtrale à Angers. Acte I, des origines à 1871

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 198, octobre 1996

Présents déjà à l'époque gallo-romaine, au théâtre-amphithéâtre situé aux environs de l'actuelle rue des Arènes, les jeux théâtraux, profanes et religieux, se développent au Moyen Age, tant à l'université qu'à la cour des premiers ducs d'Anjou.


Les étudiants donnaient des jeux à chaque Pentecôte : ainsi Le Jeu de Robin et de Marion d'Adam de la Halle, en 1392. Les Mystères sont aussi particulièrement appréciés. Plusieurs grandes représentations en sont données à la cour de René Ier d'Anjou, près des Halles, là où se tenait le marché aux bêtes. En juin 1455, le Mystère du Roy Advenir, long de 16 000 vers dus au valet de chambre du roi, Jean du Périer, est représenté pendant trois jours avec le concours de plus de cent acteurs. L'année suivante, une Résurrection de Pierre de Hurion, également au service du roi René, demande trois jours de représentation.

Le roi René et la passion du théâtre

En 1471, René Ier fait jouer un mystère en l'honneur de saint Vincent Ferrier. Le texte en est conservé à la Bibliothèque nationale. Pour l'occasion, on construit un pavillon de bois, duquel le roi René peut assister confortablement au spectacle. Après le rattachement de l'Anjou au domaine royal, les divertissements théâtraux continuent leur carrière bien commencée, toujours place des Halles qui - étant alors le coeur de la cité - reste pour trois siècles et demi le lieu d'élection du théâtre angevin. Le Mystère de la Passion, oeuvre de 65 000 vers composée par Jean Michel, docteur-régent de la faculté de Médecine d'Angers, fait date en 1486. La pièce demande six jours de représentation. Les plus notables habitants de la ville servent d'interprètes, comme le maire Jean Binel.

Le premier théâtre

C'est seulement en 1762-1763 qu'un premier théâtre véritable est établi au bas de la place des Halles, à l'emplacement d'un ancien jeu de paume, par les deux marchands Thoribet et Charrier. C'était un excellent exemple des salles de théâtre du premier âge, directement issues des jeux de paume, longues et étroites. Il n'y avait qu'une seule entrée, au fond d'une impasse, bientôt dite de la Comédie, et point de façade. Cette construction représentait cependant un progrès considérable pour les troupes qui, depuis le milieu du XVIIIe siècle, venaient animer à Angers une saison théâtrale.

De 1768 à 1790, les saisons sont brillantes, avec la grande comédienne Marguerite Brunet, dite la Montansier, déjà directrice d'un théâtre à Versailles. En 1775, elle obtient d'ailleurs le privilège exclusif de donner dans cette ville spectacles et bals. Tous les auteurs à la mode sont joués à Angers : Beaumarchais, Diderot, Voltaire, Regnard, Grétry… On y donne même des créations typiquement angevines. En 1775, pour rendre hommage au nouveau duc apanagé d'Anjou, Monsieur, frère de Louis XVI, le futur conventionnel Collot d'Herbois, alors comédien, compose Le Bon Angevin ou l'Hommage du coeur. Le Siège d'Angers sous Charles le Chauve, drame avec musique et combats, est joué pour la saison 1788.

A cette date, le théâtre scolaire du Collège d'Anjou n'était plus qu'un souvenir, mais n'oublions pas que de 1719 à 1772 environ, les élèves de la classe de troisième jusqu'à celle de rhétorique jouaient des adaptations de pièces classiques ou de l'Antiquité. Ces spectacles, en présence du conseil de ville, achevaient l'année scolaire.

Le théâtre de la place des Halles a si peu de commodité et d'apparence qu'on songe déjà à le remplacer en 1786, à l'image du nouveau théâtre de Nantes, mais l'association de particuliers créée pour la construction d'un théâtre de 120 000 livres ne parvient pas à concrétiser ses projets.

Un théâtre, place du Ralliement

Un comédien, Deschamps, ouvre en 1795 une salle supplémentaire sur la nouvelle place du Ralliement, en réutilisant les murs des anciens bâtiments de l'université, du XVe siècle. La réussite n'est pas bien grande puisqu'une fois de plus la salle est un rectangle bien trop étroit. Son promoteur quitte subrepticement Angers en 1799, ne parvenant pas à rembourser ses dettes. Le nouveau théâtre est attribué aux hospices en dédommagement de leurs biens vendus à la Révolution. Des directeurs de passage y donnent des spectacles, puis les propriétaires du théâtre de la place des Halles, qui continue sa carrière, le louent pour éviter la concurrence.

Se rendant compte que ni l'un, ni l'autre bâtiment n'avaient les qualités d'un véritable théâtre, les préfets prennent l'initiative de projets visant à les remplacer par une seule salle. Étant donné la taille de la ville, Angers était d'ailleurs obligée de ne conserver qu'un seul théâtre selon le décret du 8 juin 1806. Une nouvelle construction en forme de temple grec, à l'emplacement de l'abbatiale Saint-Aubin, est envisagée en 1807, mais la ville choisit en définitive de restaurer la salle du Ralliement. Le premier projet est élaboré par l'architecte Binet en 1812. Il était temps, aux dires du préfet qui, dans une lettre au ministre de l'Intérieur, qualifie le théâtre des Halles "de salle véritablement hideuse et dégoûtante" (Arch. mun., 4 M 2).

Après une reconstruction quasi complète du théâtre de la place du Ralliement, exigée par l'état désastreux des lieux - d'où quatre ans de travaux - le nouveau bâtiment est inauguré le 21 mai 1825 par la troupe de comédie de Nantes. Pour 285 573 francs, la ville s'était offert un joli théâtre dont la façade évoquait un palais néo-classique. A l'intérieur, la salle de 900 places était - pour la première fois à Angers - disposée selon le plan moderne en fer à cheval et non plus en U allongé. Mais le théâtre restait assujetti au parcellaire, de sorte que l'on n'avait pu placer la salle perpendiculairement à la façade, suivant les plans habituels.

Célèbres comédiennes

Jusqu'en 1848, Angers n'est, dans la division des théâtres de province, qu'une scène de troisième catégorie, desservie par les troupes d'un arrondissement théâtral comprenant aussi Rennes et Le Mans : après les quatre grands théâtres de Lyon, Bordeaux, Marseille et Rouen venaient les théâtres des villes à troupe sédentaire comme Brest et Nantes, puis les théâtres d'arrondissement.

Naturellement le répertoire d'Angers suit celui des villes voisines, à qui elle emprunte ses troupes : en 1826 La Dame Blanche de Boieldieu est créée dans les trois villes de Nantes, Rennes et Angers. Auber (Les Diamants de la Couronne), Adam (Le Chalet, Le Postillon de Longjumeau), Meyerbeer (Robert le Diable), Donizetti (La Favorite, La Fille du Régiment, Lucie de Lammermoor) et Halévy (La Juive) triomphent. Guillaume Tell de Rossini, représenté à Paris en 1829, est donné à Nantes en juillet 1836, à Angers en juillet 1840, à Rennes en 1841-1842.

Les célèbres comédiennes Mesdemoiselles Mars, Déjazet, Rachel se produisent sur la scène angevine. Frédéric Lemaître, le plus grand comédien de l'époque, interprète en 1839 Ruy Blas, Kean et Robert Macaire. Des bals et des concerts sont donnés au théâtre. Le 30 décembre 1845, Liszt y joue des transcriptions d'opéras en vogue et improvise sur l'air de Malborough.

Première troupe permanente

1848 marque un tournant dans l'histoire de la vie théâtrale angevine. Le conseil municipal décide de subventionner une troupe permanente : Angers se hisse alors dans la seconde catégorie des théâtres de province, à l'égal des théâtres de Dijon, d'Amiens, de Nancy… Le premier directeur sédentaire est Allan-Dorville, de 1848 à 1850. La ville lui concède selon un cahier des charges précis la jouissance gratuite de la salle et une subvention de 18 000 francs. Nommé par le maire, le directeur doit être solvable et déposer une caution importante (6 000 F en 1858). Quinze jours avant l'ouverture du théâtre, il remet à la mairie le tableau complet de ses troupes d'opéra et de comédie, des choeurs et de l'orchestre. Les artistes chargés des emplois principaux ne sont définitivement engagés qu'à l'issue de la période des débuts, après vote favorable du public. Les jours de spectacles sont fixés aux mardis, jeudis et dimanches. La saison théâtrale dure huit mois, mais les représentations d'opéra et d'opéra-comique ne sont obligatoires que pendant une période de six mois consécutifs (d'octobre au 1er avril). A partir de 1864 (1858 à Rennes), l'opérette fait une entrée prudente (d'abord avec Orphée aux enfers d'Offenbach).

En 1851, la salle du théâtre est entièrement restaurée et redécorée sous la direction de l'architecte Moll. Pour plus de confort, elle ne comporte plus que 801 places. Cependant l'ensemble du théâtre (salle, scène et servitudes) est jugé trop petit, d'autant qu'Alfred Harmant, ancien directeur du théâtre de la Gaîté à Paris, donne beaucoup d'ampleur à la scène angevine entre 1853 et 1857. En 1851-1852, l'abonnement à l'année était de 96 représentations. Dix ans plus tard, on jouait 155 fois dans la saison. C'est pourquoi le maire confie en 1857 à l'architecte parisien Charpentier, auteur notamment de l'Opéra-Comique et du théâtre des Italiens, un nouveau projet de restauration du théâtre.

Un nouveau théâtre luxueux

La municipalité est toujours dans l'expectative en 1864, lorsque Charpentier suggère qu'il serait préférable de faire édifier un théâtre nouveau. Après l'incendie qui consume entièrement le théâtre de Binet dans la nuit du 4 au 5 décembre 1865, il n’y a plus d’hésitations. Dès lors, une grande réflexion urbanistique s'engage, dont l'enjeu dépasse de loin le théâtre. Le 21 juillet 1866, elle est close par une décision qui s'inscrit dans la tradition : le théâtre restera sur le flanc sud du Ralliement, mais sa construction sera enfin l'occasion d'achever la régularisation de cette place informe, née en 1791 du hasard de la démolition de trois églises.

Les travaux de reconstruction commencent en 1868 sous la direction de l'architecte Botrel, pour s'achever seulement en 1871 avec un nouvel architecte, Magne. Entre temps la municipalité a fort heureusement accordé à deux particuliers de Tours la faveur d'un terrain pour y construire un cirque-théâtre ouvert le 10 novembre 1866. Ainsi les Angevins ne sont-ils pas privés de spectacles, d'autant que le théâtre Auber inauguré en 1865 dans les cloîtres Saint-Martin a fait faillite au bout de quatre mois.

L'édification d'un des plus beaux monuments d'Angers - palais typiquement Second Empire qui occupe en étendue un emplacement égal à celui de l'Opéra-Comique de Paris - s'est élevée au total à 1 251 528 francs, somme énorme qui va grever pour longtemps les finances municipales, et même le fonctionnement du nouveau bâtiment dont les directeurs devront se contenter de subventions médiocres. Une pléiade d'artistes angevins a concouru à son embellissement : les peintres Jules-Eugène Lenepveu et Jules Dauban, les sculpteurs Denécheau, Ferdinand Taluet, Julien Roux et Hippolyte Maindron, anciens élèves de David d'Angers. La belle salle de 1188 places, distribuée à la française, comporte, à la différence des salles à l'italienne, des balcons largement ouverts. Divers changements de sièges porteront au fil des temps le nombre des places jusqu'à 1297 (strapontins compris).

Déconvenue de Célestin Port

Le 11 novembre 1871, les artistes de la Comédie-Française inaugurent bizarrement le nouveau théâtre avec deux petites pièces misérables entrecoupées d'un interlude musical : Les ouvriers, drame en un acte et Les projets de ma tante, comédie en acte. Pour cette soirée inaugurale certes, le premier spectacle était d'abord celui de la salle. L'archiviste Célestin Port repart dépité : il avait, tout spécialement pour l'inauguration, préparé un long prologue que le grand artiste Coquelin l'aîné a refusé de réciter ! Qu'à cela ne tienne, il se dédommage quelques jours après en le faisant publier par L'Union de l'Ouest (18 novembre 1871) :

"C'est le temple ici qu'à ce doux génie,
Notre vieil Angers consacre aujourd'hui !,
La ville en renaît comme rajeunie…,
Et l'oeuvre peut-être est digne de lui !

 

Notre Ralliement de blanche lumière,
S'éclaire aux rayons d'un peuple immortel,
Déesses et Dieux ! Tout maître de pierre,
A voulu fournir son marbre à l'autel.

 

Mais au nom de tous, alors qu'on m'écoute,
Laissez-moi porter - et c'est un bonheur !,
A lui, qui peignait l'idéale voûte,
A toi, Lenepveu, ce salut d'honneur !

 

Salut ! - J'ai les yeux pleins de ta merveille !,
Un monde s'agite inouï !… J'entends
Tournoyer, crier, rire en mon oreille,
Ces grâces, ces pleurs, ces yeux de titans !".