Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 198, septembre 1996
Après l'histoire du renouveau du vitrail angevin aux XIXe et XXe siècles (Vivre à Angers n° 196), voici les souvenirs d'enfance de deux des enfants du maître-verrier Charles Bordereau (1842-1928) : Charlotte (1876-1951) et Maurice Bordereau (1880-1979) .
LA SOEUR : CHARLOTTE POUPLARD-BORDEREAU (1876-1951)
"Ton aînée de presque cinq ans, je naquis le 21 mars 1876. Tu vins au monde en décembre 1880, au 36 de la rue d'Orléans, actuellement rue Paul-Bert , dans cette maison vaste, sans confort alors (…). Notre changement fut grand quand, quittant cette rue d'Orléans, nous allâmes dans la délicieuse maison de la Madeleine [rue Pascal] : la vraie campagne alors. Pas une habitation entre le chalet, à l'angle de la rue Chèvre et la Madeleine. En hiver, on venait à 6 heures du soir me chercher à la Retraite, lanterne à la main… Nos parents, très jeunes, très gais, aimaient les plaisirs d'alors : l'été, les goûters avec amis aux Ponts-de-Cé dans la "Prairie à Dolbeau", les promenades et goûters dans les creux de l'Ermitage ; l'hiver, il y avait des bals organisés par les Cointreau et autres. Papa était un valseur émérite. Il y avait aussi des bals travestis dans les salons Chauveau, à la Mairie etc. Je me souviens de mon père en "Incroyable" et de notre mère en Italienne, charmante.
Certains hivers où le froid fut intense, où neige et glace restèrent plusieurs semaines sur le sol, papa allait en patinant de la rue Pascal à son atelier de vitraux, place du Château et cela chaque jour, tant que le sol, les ruisseaux surtout, le permirent.
Te souviens-tu des Bodinier ? (…) La vieille mère habitait cette "villa Molière" que son fils Charles Bodinier, secrétaire de la Comédie française (avec Jules Claretie comme directeur) avait aménagée avec un goût très grand. Bodinier avait amené là de Paris meubles, tentures, tableaux, qui feraient bien notre bonheur…
Les Saints Anges
C'est chez eux que les grands parents et nous connurent Maurice Lévis (…). Ce Lévis avait du talent, était très agréable, très causeur et je me suis toujours souvenue de ce petit fait. J'avais à peu près quinze ans, j'étais à la Retraite et bien que non pensionnaire, je restais chaque dimanche à l'étude et aux vêpres qui ne se terminaient que vers cinq heures. Or, lui et les Bodinier vinrent un dimanche déjeuner chez nos parents… Il fut très étonné de ne pas me voir et eut la gentillesse, les Bodinier aussi, de me venir voir au parloir. Or, je faisais partie de la "congrégation des Saints Anges" et, comme telle, j'avais le grade d'archange et les insignes ad hoc : ruban moiré rouge portant la médaille. J'étais attifée de la robe noire à pèlerine et sans doute pour un Parisien, cela l'émerveilla ! Il s'enquit des degrés de ladite congrégation : ange, archange, séraphin, chérubin, principauté, domination etc. et à maintes reprises dans sa correspondance demanda si l'archange était devenu "principauté". J'ai dû le décevoir, car mes perfections ne me permirent pas d'atteindre si haut. "Séraphin" fut mon bâton de maréchal".
LE FRÈRE : MAURICE BORDEREAU (1880-1979)
"[Je suis né] le 20 décembre 1880, 36 rue d'Orléans… Trois ou quatre ans plus tard, c'est la rue Pascal, 7, période radieuse… jusqu'en 1895.
Le "Petit Château"
Cette charmante habitation avait été construite par l'architecte Beignet pour un ménage de braves domestiques qui, voulant vivre tranquilles chez eux la fin de leurs jours, l'avaient chargé de leur bâtir une petite maison… Bien sûr l'architecte dut leur soumettre plans et croquis… Ils n'y avaient rien compris. Quand ils virent leur maison finie, ils sentirent que çà n'allait pas et vendirent au mieux. Mon père l'acheta, et, du même coup, un pré qui joignait, ce qui lui permit d'avoir un beau jardin avec servitudes : buanderie, salle de bains, volières à l'arrière-plan.
En vérité, ledit "Petit Château" était une modeste habitation : salon, salle à manger, cuisine au rez-de-chaussée, deux chambres au premier, deux mansardes au second… N'empêche que le quartier l'appelait le "Petit Château". J'y vécus mon enfance, au moins quatorze ou quinze ans. Mon père soignait amoureusement ce jardin tracé comme un parc : bosquet, pelouses, rocaille, butte, pièce d'eau avec pont rustique et cascade… Quelle splendeur pour moi et mes amis voisins, qui, par la prairie arrière, commune, venaient me rejoindre. Une splendeur pour nos jeux cette prairie commune où nous faisions follement galoper les vaches de la mère Colombeau, fermière du Lierru, devenu communauté Saint-François (…)
Parfois, le dimanche, avec mon père, nous partions, par les chemins rustiques, pour aller déjeuner chez les grands-parents, aux Ponts-de-Cé : six kilomètres à pied, qui dit mieux ? Ma mère et ma soeur Charlotte prenaient l'omnibus… Quand il faisait froid, on réchauffait les voyageurs en mettant des bottes de paille sous leurs pieds. L'après-midi, retour tous par l'omnibus - deux ou trois chevaux - grandiose. On faisait relais pour changer les chevaux sur la route, au Clos-des-Champs… pour moi, c'était d'un intérêt fou, magnifique !"
d'après les archives familiales de Mme Odette Goxe, fille de Maurice Bordereau