Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 206, mai 1997
Chaque année, aux alentours d'avril-mai, la foire-exposition déroule ses stands, depuis 1924. Cette manifestation très suivie est l'héritière d'une tradition d'expositions régulières qui remonte au XIXe siècle.
Le "la" est donné à Paris par le premier consul, en 1801 : remettant en vigueur un décret du Directoire, Bonaparte décide qu'une exposition des produits de l'industrie française aura lieu chaque année à Paris. Les progrès de l'industrialisation et le développement du commerce répandent cette idée et bientôt les principales villes de France organisent leurs propres expositions. La première de ce genre a lieu à Angers en 1835 sous l'égide de la Société industrielle. De 1835 à 1864, la Société organise des expositions "agricoles, industrielles et artistiques" suivant un rythme quasi quinquennal. La sixième exposition, en 1858, élit pour la première fois domicile au Champ de Mars (place du Général-Leclerc) et donne naissance, sur une partie de celui-ci, au jardin du Mail.
Quatre grandes expositions lui font suite, toujours situées au Champ de Mars et au jardin du Mail, en 1864, 1877, 1895 et 1906. Chacune apporte sa part de nouveautés. La dernière et dixième de ces expositions encyclopédiques, en 1906 - avant que les foires-expositions ne prennent le relais en 1924 - n'est plus une initiative angevine. C'est une exposition "préfabriquée", entièrement conçue par le grand spécialiste des expositions régionales de l'époque : Jean-Alfred Vigé.
L'exposition "préfabriquée"
Alors qu'il est à Orléans en 1905, Vigé démarche la ville d'Angers :
"J’ai l’honneur de vous faire part, écrit-il au maire le 26 mai 1905, de mon projet d’organiser à Angers une exposition industrielle et des Beaux-Arts ainsi que je l’ai fait avec succès dans d’autres villes ; elle aurait lieu de mai à septembre 1906. Mon but en organisant cette exposition est de donner une plus grande activité à votre cité et de démontrer les progrès incessants de notre industrie nationale. Il y a là une oeuvre de décentralisation nécessaire et qui mérite d’être encouragée. L’exposition attirera à Angers une affluence considérable de visiteurs, ce qui provoquera un mouvement d’affaires dont le commerce local sera le premier à bénéficier. (…) L’expérience que j’ai acquise en matière d’expositions me permet de vous assurer un succès complet, car il reste encore tout le temps nécessaire, mes dispositions étant déjà prises depuis quelque temps. J’ajoute qu’un bon nombre d’industriels qui ont pris part aux dernières expositions de Lille 1902, Reims 1903, Nantes 1904 et Orléans 1905 prendront également part à celle d’Angers 1906. La ville n’assumera aucune responsabilité pécuniaire et une commission municipale pourra être nommée à l’effet de suivre la marche de l’exposition en général" (Arch. mun., série F).
Avec ces arguments frappants, il finit par convaincre les édiles angevins. Traité est passé avec lui en juillet 1905 : Vigé est seul directeur et exploitant de l'exposition dont la ville accepte le patronage. Le Champ de Mars et le jardin du Mail lui sont gracieusement concédés. Tous les frais de construction des bâtiments sont à sa charge. Le tarif d'entrée sera identique à celui des expositions de Nantes et d'Orléans : 1 F dans la journée, 50 centimes entre 19 heures et 23 heures. 5 % des recettes seront reversées au bureau de Bienfaisance.
À comparer les cartes postales des deux expositions d'Orléans et d'Angers, on s'aperçoit que Vigé est un exploitant avisé… qui fait resservir bon nombre d'éléments d'une exposition à l'autre. Comment faire pour monter, en six mois, une exposition complètement différente à chaque fois ? On retrouve à peu près les mêmes bâtiments, avec la même disposition et une décoration très similaire : entrée, galerie des machines et des tableaux, palais de l'alimentation, des Arts libéraux, casino servant de salle de spectacles, pavillon de la publicité… Deux différences cependant par rapport à Orléans : le village noir et le toboggan américain, attractions essentielles de l'exposition d'Angers.
L'Afrique à Angers
Le village noir, classique des expositions d'alors, attire par son exotisme en cette période d'expansion coloniale. Quatre-vingt dix sénégalais y reconstituent la vie d'un village africain, avec ses travaux et ses fêtes, très suivies. Celle du Korité attire une telle foule le dimanche 3 juin qu'on doit interrompre les entrées pendant une heure. Les Angevins y dégustent le "couss-couss", regardent danses et tam-tams. L'Afrique était pour la première fois à Angers.
Seconde attraction, dont Vigé avait acquis le brevet : le fameux Américan-toboggan, inventé par l'américain Boyton, célèbre pour avoir franchi les chutes du Niagara. Un chemin de fer nautique charge ses passagers dans des bateaux hissés par un treuil électrique sur une plate-forme de quinze mètres de haut. De là, ils sont précipités à la "vitesse vertigineuse" de 90 km/h dans un lac de douze cents mètres carrés. Cette attraction, note Le Petit Courrier, n'a été vue jusqu'ici qu'à Lille et à Nantes.
La très belle affiche de l'exposition annonce bien d'autres attractions. Après des débuts difficiles - retard dans les travaux, peu d'empressement de certains grands industriels, ennuis du toboggan américain, mais aussi interférence avec les élections législatives - l'exposition de 1906 connaît, du 6 mai au 16 septembre, un bon succès : 165 138 visiteurs payants pour une recette de 214 320 F. Succès moindre toutefois que pour l'exposition de 1895.