Le Grand-Cercle du boulevard

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 193, février 1996

Avec le théâtre et le cirque-théâtre, le Grand Cercle du boulevard de Saumur (actuel boulevard Foch) était le troisième monument d'un trio qui représentait les ambitions d'Angers, "Athènes de l'Ouest". Comme le premier, c'était une oeuvre typiquement Second Empire.

Les cercles

Depuis le XVIIIe siècle, et surtout le début du siècle suivant, la mode était aux cercles de sociabilité, à la façon anglaise. Tandis que les classes modestes de la société angevine se réunissaient en "sociétés" de boule de fort, la bourgeoisie et la noblesse fondaient des cercles. On pouvait, dans leurs salons, passer d'agréables soirées : lire, converser, danser, écouter de la musique et des conférences, emprunter des livres… Chacun possédait une sensibilité particulière. Il y avait le cercle de l'Industrie, celui des Nobles, ceux du Commerce, des Arts, de la rue Saint-Aubin.

Ce dernier, à la recherche d'un nouveau local, a l'idée d'acquérir l'hôtel particulier mis en vente par le comte de Gibot, rue Saint-Blaise. Le cercle du Commerce, présidé par Mordret, décide alors de se joindre au premier. Les deux cercles fusionnent le 6 janvier 1854, sous le nom de Cercle du Boulevard, dont Alfred Voisin, receveur général des finances de Maine-et-Loire, prend la présidence. Parmi les membres, issus principalement des professions libérales et du commerce, on note l'avocat Allain-Targé, l'ancien ministre Falloux, Blavier ingénieur des mines et futur maire d'Angers, Jules Guitton avocat (futur maire également), le maire Duboys, Alfred Bazin (père de René Bazin), l'archiviste Marchegay, les horticulteurs Louis et André Leroy, les négociants Richou et François Besnard (oncle de Julien Bessonneau), le banquier Laurent Bougère, Dauban directeur du Musée…

Le 5 février 1854, le cercle des Arts rejoint celui du Boulevard et tous décident unanimement la construction d'un fringant bâtiment, à l'angle du boulevard de Saumur et de la rue Saint-Julien. Le concours est ouvert le 17 février et tout va très vite. Dix projets sont exposés publiquement le 1er avril. Le 10 juin, le projet de Charles Chesneau, d'ailleurs membre du Cercle (comme son collègue Richard-Delalande), est retenu. Marché est passé avec lui moyennant 120 000 francs. La première pierre est posée le 19 novembre 1854 à l'emplacement des anciens hôtels de Gibot et de Gastines : alors, écrit le chanoine Uzureau en 1912, M. Chesneau se met à l'oeuvre et en quelques mois il fait sortir de terre comme par enchantement cette construction splendide que les étrangers nous envient.

Palais de la bourgeoisie

La construction ne détonne pas : elle est élevée sur le modèle des hôtels particuliers qui bordent l'élégant boulevard : bâtiment séparé de la voie publique par un jardin (ici profond de 23 mètres), premier étage noble auquel on accède par un escalier monumental à double volée, grand péristyle à colonnes corinthiennes. Même escalier monumental à double volée à l'intérieur. Au rez-de-chaussée, divers bureaux, une salle presque ovale (presque aveugle aussi) dite la Taverne et le logement du concierge. Au premier, six assez vastes salles, mais surtout une grande salle des fêtes pouvant contenir cinq cents invités.

Ce somptueux édifice de 32 mètres de large sur 35 mètres de long (jusqu'à la rue Saint-Blaise), entièrement élevé sur des fonds privés, est une oeuvre purement angevine. La façade est surmontée d'un groupe sculpté par Hippolyte Maindron, ancien élève de David d'Angers. Un concert et un bal l'inaugurent fastueusement les 28 et 29 décembre 1855. On trouve là le condensé de ce que sera sa vie brillante, jusque dans les années trente de notre siècle. Le succès est acquis immédiatement. D'autres cercles le rejoignent : les officiers, qui occupent la partie droite, avec la salle des fêtes et le cercle des Nobles à la fin de son existence. Aussi est-il dénommé Grand Cercle en 1881.

C'est au Grand Cercle que se développe le mouvement musical qui prélude à la création des concerts populaires. La Société philharmonique dirigée par Mangeon et la Société Sainte-Cécile y donnent de superbes concerts. Dans le public, Jules Bordier et Louis de Romain, qui devaient plus tard se distinguer, apprécient le célèbre quatuor angevin avec le violoniste Cattermole. Beethoven, Mozart, Haydn sont redécouverts par la société angevine. Camille Saint-Saëns et Gounod présentent leur art. Après la fondation de la Société des concerts populaires, c'est le cirque-théâtre qui sert ordinairement d'auditorium.

"L'auberge espagnole"

Vers 1920-1921, les soirées de musique de chambre reprennent tandis que la salle des fêtes, transformée en "Petit théâtre du Grand Cercle", est louée par des sociétés comme l'Amicale Bodinier que dirige Mme Bondu. De 1940 à 1944, les Allemands y installent le Foyer du Soldat. Tout le bâtiment souffre de cette occupation, malgré de sommaires réfections. Après la Libération, le centre médical des Prisonniers leur succède dans une partie du bâtiment. Pour le reste, le Grand Cercle devient une véritable "auberge espagnole". Toutes les associations y donnent leurs fêtes, l'Académie des Belles-Lettres ses séances, le Ciné-Club angevin ses projections.

Le 4 mars 1946, la Société civile des propriétaires du Grand Cercle le vend à la Ville, alors qu'il venait d'être réquisitionné au profit de celle-ci pour le logement de la Cantine des fonctionnaires, du Foyer des étudiants et de celui de la garnison géré par la Croix Rouge. La salle des fêtes et la Taverne sont exploitées directement par la Ville (location aux associations qui en demandent l'usage).

Piteux état

Cependant le Grand Cercle est dans un état piteux, usé jusqu'à la moelle par le manque de réparations depuis des décennies et par un usage intensif. Dès 1949, on demande son remplacement par un grand centre culturel. Pierre Brisset, membre de la Chambre de Commerce (et mari de la célèbre Christine, initiatrice du mouvement squatter et du logement social), se fait éloquent pour réclamer cette maison des Arts : "Un soir d'hiver rigoureux, alors que la Tribune angevine allait y tenir un de ses débats, soucieuse du bien-être de ses auditeurs, elle décida de chauffer la salle. Deux cents kilos de charbon y furent envoyés. Hélas, la température ne monta pas d'un degré, à tel point que les organisateurs, étonnés, s'en plaignirent au concierge.

L'obligeant M. Dalaine, pour bien prouver que les deux cents kilos de charbon avaient bien été employés, les invita à descendre dans la chaufferie… Ah ! chers lecteurs, si vous voulez savoir avec quel appareil… étaient chauffés les bourgeois et les militaires (les officiers) qui (…) se partageaient le Grand Cercle par moitié, allez visiter cette chaufferie. Un calorifère géant de briques de plusieurs mètres de côté, des tuyaux en terre réfractaire dans lesquels passerait un homme distribuent l'air chaud, si bien que pour obtenir une élévation de température appréciable, il faut d'abord deux cents kilos de charbon pour réchauffer ce monstre, autant pour la tuyauterie et on ne sait combien pour la salle qui subit la réfrigération des couloirs !

Imaginez qu'un jour prochain, une éminence des Lettres, un Académicien (…) un prince de la parole (…) accepte de venir et que de surcroît il pleuve ! Voyez-vous l'orateur, l'artiste, s'épongeant le visage des gouttes de pluie tombant du plafond ! (Ce n'est pas une hypothèse, nous l'avons vécu, un soir, et nous avons vu dans le milieu de la salle des assistants facétieux ouvrir leurs parapluies). Quelle impression du palais municipal des Arts, des Lettres et de la Musique de l'Athènes de l'Ouest emporterait-il ?" (Le Courrier de l'Ouest, 21 octobre 1954).

Dans certains endroits, la charpente est maintenue par des cordages et des liens métalliques ! En avril 1954, il faut abattre son fronton qui met en péril l'escalier extérieur. Ainsi l'abbé Pierre peut-il faire en toute sécurité sa conférence du haut du péristyle, le 1er juin de la même année. Devenu dangereux, le Grand Cercle est abattu en janvier 1961. Une seule voix apparemment s'élève contre sa disparition : celle de Jules Lecoq, qui allait fonder le vieil Angers et ne dédaignait pas le Napoléon III…

Après le Grand Cercle ? Mort-né le projet de centre culturel lancé en 1958. Pendant dix ans le terrain du Grand Cercle reste une "dent creuse" sur le boulevard. En 1971 enfin, la société hôtelière et immobilière du Louvre construit le grand immeuble qui, par dessus la rue Saint-Julien, se raccorde au Monoprix voisin (actuel Eurodif).