Les premiers bains-douches publics

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 376, septembre-octobre 2013

La saga des bains-douches de la montée Saint-Maurice

Propreté donne santé. La question de l’hygiène publique prend au cours du XIXe siècle une importance de plus en grande et amène l’apparition, dans le dernier tiers du siècle, d’un nouveau type de bain, de façon systématisée : la douche, moyen de se laver certes déjà connu dans la Grèce antique, mais dont la pratique s’était perdue. Après l’Angleterre, la France met en œuvre une politique d’aide à la diffusion des bains populaires à prix réduit, objets de la loi votée le 3 février 1851. Ce sont alors des bains en baignoire. 600 000 francs sont réservés pour encourager les villes à la création d’établissements modèles de bains et de lavoirs publics. Nantes s’inscrit aussitôt dans ce cadre pour un établissement de 54 baignoires.

Initiatives nationales et privées, sans résultat

À Angers, sur l’invitation du préfet, le conseil municipal fait étudier par l’architecte Ernest Dainville un projet de bains et lavoir publics, suivant le modèle des bains de Rouen établis par une société de souscripteurs. Ces bains seraient créés sur le quai devant l’école des Arts et Métiers et utiliseraient une partie des ruines du pont des Treilles. Mais l’idée de la municipalité était plutôt de faire subventionner le projet présenté par Lesourd-Delisle et ses souscripteurs d’un « baignoir » en rivière et d’une école de natation. Aucun des deux projets ne voit le jour. Les élus ne se sentent pas assez concernés par la question de l’hygiène, qu’ils considèrent surtout comme du domaine privé, pour être prêts à consentir des dépenses jugées considérables. Ils estiment sans doute suffisants les établissements privés fondés en 1837 (bains Valdemaine) et en 1856 (bains Flore, rue Saint-Maurille) (lire sur ce site les chroniques historiques correspondantes), quoique leurs tarifs soient inaccessibles à la classe ouvrière.

Les années passent et la question n’évolue pas. Le conseil municipal du 12 septembre 1879 donne toutefois son accord au traité passé entre le maire et le filateur Paul Duffay pour l’ouverture d’un établissement de bains chauds à prix réduit boulevard Henri-Arnauld, comportant cinquante baignoires. On en reste cependant à cette bonne intention. Un projet similaire est formé en 1881 par plusieurs conseillers municipaux pour des bains à prix réduit en lien avec les bains Flore. Nouvel échec ! La dépense n’excédait pourtant pas 1 000 francs ! Sans doute les bains chauds n’étaient-ils pas entrés dans les mœurs de la population angevine. L’entrepreneur des bains Flore, Léon Audusson, estimait que l’on ne pourrait presque jamais atteindre le chiffre de 4 000 bains par an, dans cette ville de… 68 000 habitants (délibération du conseil municipal, 6 mai 1881).

Malgré tout, les sociétés de secours mutuels et de multiples sociétés angevines présentent à plusieurs reprises des pétitions réclamant des bains populaires – 4 février 1881, 16 janvier 1883 – arguant du fait que la création du quai des Arts a supprimé l’établissement de bains du Grand-Pont dans le quartier le plus populeux de la ville. Alors que beaucoup de villes, et mêmes de petites villes, comme La Flèche, Remiremont, ou Saumur ouvrent des bains municipaux entre 1890 et 1913, la route est encore longue à Angers.

Invention de la douche

Depuis 1872, on savait donner des bains en grand nombre, bon marché et sans investissement trop onéreux : confronté au problème du bain en baignoire trop long et trop cher, le médecin-chef de la prison de Rouen, le docteur Merry Delabost, avait imaginé lui substituer la pluie d’eau chaude en douche. C’est la formalisation du système de la douche ! Ce système, d’abord étendu aux prisons et aux casernes, s’est imposé rapidement en Allemagne et en Autriche-Hongrie, moins vite en France, où le premier établissement de bains-douches ouvre à Bordeaux en 1893, à Paris en 1899. Dans les années 1890 à Angers, le plombier-chauffagiste Casimir-Hippolyte Bouvier est l’un des premiers à proposer le nouveau système, mais son appareil de « bains par aspersion » n’intéresse d’abord que l’armée.

Trente-deux ans de réflexion

En 1880, une commission étudie des bains publics sur un terrain communal près de la gare Saint-Serge. Le Syndicat des sociétés de secours mutuels adresse au maire de nouvelles pétitions en février 1893. En juin, le maire prend des renseignements auprès de son collègue de Nantes. Deux ans plus tard, Paul Cardi, directeur du Petit Courrier et vice-président du Syndicat, publie les plans d’un établissement type, à construire sur la cale du quai Gambetta, devant le cirque-théâtre de la place Molière. Ce sont ceux des bains de Lille, que l’ingénieur-constructeur Philippe lui a communiqués. À la tête de la Société anonyme des bains et lavoirs économiques, dont le siège est à Paris, ce dernier, puis son successeur, bombardent les édiles angevins de documentation et de lettres avec une grande ténacité, …pendant vingt ans.

À toutes les solutions qu’on lui propose, la Ville préfère conclure le 26 septembre 1896 une convention avec la propriétaire des bains Valdemaine pour la fourniture de bains à prix réduit aux membres des sociétés de secours mutuels, représentant plus de 10 000 adhérents. Devant les protestations de la presse pour favoritisme, ce tarif est étendu à tous.  L’accord ne donne satisfaction que peu de temps. Dès le 13 juin 1901, la Bourse du Travail demande à l’administration municipale d’envisager l’agrandissement des bains populaires de la rue Valdemaine, devenus très insuffisants par suite de l’affluence. Seize cabines de bain nouvelles, ainsi qu’une salle d’hydrothérapie avec service de douches sont estimées indispensables. La Ville se refuse à toute contribution financière, avant de voter timidement, le 25 juillet 1902, la création de trois douches, étalée sur trois années.

La municipalité du docteur Monprofit (1908-1912) paraît plus intéressée par « l’amélioration de la santé du peuple », qui « doit être une des grandes préoccupations des administrations », ainsi que l’avançait une délibération bien antérieure du 26 septembre 1896. L’ingénieur ordinaire de la Voirie lui remet le 25 juillet 1908 un projet sommaire d’établissement de bains-douches populaires, inspiré des organisations similaires réalisées par la maison Flicoteaux, Borne et Boutet de Paris, et non des préconisations que l’ingénieur Philippe n’a cessé de prodiguer. Moyennant 30 000 francs, il prévoit un bâtiment de 24,50 m de longueur sur 10 m de largeur, avec 15 cabines de douches simples, « étant donné qu’il ne paraît [pas] entrer dans les intentions de l’administration municipale de procéder à une installation très importante ». Le terrain d’implantation pourrait être la place Grégoire-Bordillon, la tête du pont de la Haute-Chaîne sur la rive gauche, ou encore dans le lotissement des terrains de l’ancienne caserne de la Visitation. Le 5 juin 1909, didactique, le docteur Monprofit explique dans un rapport en quoi consistent les douches, alors quasi inconnues à Angers.

À la douche !

L’affaire reste sans suite jusqu’au début de 1912, où, cette fois, c’est la fameuse Société des bains et lavoirs municipaux - l’adjectif économique a été remplacé par municipaux vers 1905 - qui est enfin sollicitée pour dresser les plans et devis de deux établissements de bains-douches populaires, l’un au pont de la Haute-Chaîne (de 15 cabines) et l’autre place Monprofit (26 cabines). Un troisième est envisagé dans le quartier des usines Bessonneau (28 cabines), mais, pour celui-ci, le maire a l’intention de « faire appel aux sentiments généreux et humanitaires bien connus de M. Bessonneau (lettre de la Société, 28 février 1912).

Les plans n’arrivent qu’après le changement de municipalité et l’arrivée au pouvoir des radicaux-socialistes du docteur Barot. Un autre médecin, c’était une chance. Le projet de bains-douches est cependant complètement révisé. Un seul bâtiment sera d’abord édifié, au bas de la montée Saint-Maurice, à proximité du populeux quartier du port Ligny. Dans sa présentation au conseil municipal du 16 juillet 1912, le docteur Barot n’indique pas suffisamment que ces bains sont un projet de l’ancienne municipalité. Aussitôt, le docteur Monprofit, grand ennemi de Barot, proteste :

« Vous n’allez tout de même pas revendiquer pour votre compte le bénéfice de l’étude d’un projet d’installation de bains-douches. C’est nous qui l’avons étudié. Ce sont vos amis qui n’ont pas voulu voter les crédits nécessaires, et lorsque nous avons voulu comprendre ces sommes dans l’emprunt, c’est votre journal qui nous a combattu. C’est M. Paré, qui est là, qui nous a combattu ! »

Labesse renchérit :

« Ce que dit M. Monprofit est absolument exact. Vous ne dites pas la vérité, et vous portez la Légion d’honneur ! » Un beau tumulte s’ensuit, au milieu des cris de « À la douche ! À la douche ! »

La Ville s’engage

Toutes ces péripéties ont leur provisoire épilogue avec l’adoption définitive du projet au conseil municipal du 9 octobre suivant. La question était devenue urgente, si la Ville voulait participer à la répartition par l’État du crédit de 5 millions de francs prélevé sur le produit des jeux pour la construction d’établissements hygiéniques. Le 14 octobre 1912, traité est passé avec la Société des bains et lavoirs municipaux. Elle s’engage à remettre un bâtiment complet de bains-douches, montée Saint-Maurice, pour le prix global de 102 500 francs. Le document, rappelant la grande expérience de la Société en la matière, cite ses dernières références, au Havre, à Belfort, Chaumont, Billom, Wassy… Le paiement sera effectué par versement de la subvention accordée par l’État à la Ville et le solde payé sur les deniers municipaux, sans excéder en aucun cas la somme de 33 000 francs.

Aussitôt la presse fait état de cette bonne nouvelle. L’Ouest du 25 octobre, dans son optimisme, note que deux autres bains-douches sont prévus, l’un à l’angle des rues Lamartine et Larévellière, « grâce à la générosité » de Julien Bessonneau, et le second dans la Doutre. Le journal précise que si l’on tient compte des données actuelles indiquant la proportion d’une cabine pour mille habitants, il faut à Angers de 80 à 90 cabines. Dans son édition du 29 octobre 1912, il décrit précisément le fonctionnement des bains-douches projetés : vaste hall d’attente éclairé par un plafond en verre cathédrale, aux deux extrémités duquel déboucheront les couloirs des cabines, huit d’un côté, vingt-deux de l’autre. Longues de 2,20 m et d’1,20 de largeur, celles-ci seront divisées en deux parties égales, le déshabilloir et la douche. Le journaliste précise que la douche aura un bain de pieds de 10 cm de profondeur et ajoute : « En face de lui, le baigneur voit trois tuyaux parallèles conduisant à une pomme de douche, disposée à peu près à deux mètres du sol ; à portée de sa main, il trouve un petit volant en cuivre pour la commande de l’eau. Ce volant porte les indications « chaud », « froid », avec une flèche indicatrice du sens dans lequel on doit tourner. » Le gain de temps de ce système est souligné :

« Tout bien compté, [le baigneur] a mis vingt minutes à se nettoyer des pieds à la tête. Dans une journée, c’est trente baigneurs qui pourraient se succéder dans une cabine. En tenant compte des ralentissements forcés que subit l’exploitation durant les heures où la population est au travail, on arrive fatalement à un chiffre beaucoup moins élevé. De fait, l’établissement de la montée Saint-Maurice est prévu pour administrer annuellement 40 000 bains. »

Un troisième article, le 17 novembre, traite des questions financières. Sur une prévision de 45 000 bains par an, avec une recette de 11 250 francs (0,25 franc la douche) et des dépenses s’élevant à 8 600 francs, le bénéfice annuel serait de 2 650 francs. Chacun des articles est illustré : élévation de la façade, plan du bâtiment, enfants « prenant la douche ».

Faire

Petite déconvenue le 13 mars 1913 : l’État attribue une subvention de 60 000 francs, moindre que celle espérée. La participation de la Ville est donc portée à 42 500 francs par délibération du 13 juin suivant. Peu après, afin de ne pas trop augmenter la part angevine, la société constructrice offre généreusement 7 000 francs qui viendront en déduction de son devis. Le grand rapport municipal de septembre 1913 sur la situation de la Ville d’Angers confirme que cet établissement sera le premier d’une série qui en comptera deux autres, totalisant 70 cabines, ainsi que l’annonçait L’Ouest du 25 octobre 1912.

En septembre 1913, on procède à l’examen du sol pour les fondations. Le terrain est définitivement délimité en novembre. Les travaux peuvent enfin commencer. Plusieurs entreprises angevines y participent, dont celle de travaux publics Thibault et Le Bomin, 45 rue Dupetit-Thouars, spécialisée en ciment armé. Dès le 16 juillet 1914, la société concessionnaire fait état des « longs retards apportés dans l’ordonnancement des mandats qui nous sont dus » et « mettent notre trésorerie dans une situation difficile ». Le déclenchement de la première guerre mondiale en août 1914 porte un coup d’arrêt aux travaux. Ils reprennent cependant au printemps 1915. Au 8 septembre de cette année, le rapport de Rohard, conducteur des travaux municipaux, conclut que la construction« pourrait être soumise à la réception provisoire dans le délai d’un mois ».

« Le gros-œuvre est achevé entièrement et en ce moment on termine les intérieurs, tels que les revêtements des cabines en carreaux céramiques, les carrelages du sol, etc. Il ne reste plus qu’à poser les menuiseries intérieures du rez-de-chaussée, la porte principale et les marches en granit pour que le rez-de-chaussée soit terminé. Au 1er étage, les plâtreries sont achevées et il n’y plus que les peintures à effectuer. » (Archives municipales, 108 M 7).

Défaire

Cependant, les entreprises cessent le travail, faute d’être payées. Des lettres de protestation parviennent au maire. De son côté, la Ville n’envoie aucun mandat, n’ayant pas reçu la subvention de l’État. Le 25 janvier 1916, la Société concessionnaire informe le maire que l’établissement « à peu près terminé […] pourra être mis en exploitation assez prochainement, sous la condition que la Ville d’Angers, en exécution des termes de son contrat avec nous, nous verse de nouveaux acomptes destinés aux entrepreneurs locaux. » Elle précise que ce mandatement est à prendre sur les ressources disponibles que la Ville s’est engagée à verser sur ses fonds personnels. Mais aucun mandat ne parvient à la Société. Alarmée, elle écrit une dernière lettre à la Ville le 16 mars 1916 :

« En temps normal, nous aurions pu ne pas attendre le règlement de la subvention due par l’État et procéder par nos propres moyens aux paiements qui résultent des contrats que nous avons passés, mais aujourd’hui la situation est tout autre, le crédit n’existe pour ainsi dire plus et les transactions se faisant uniquement au comptant, il en résulte pour le bâtiment tout entier une gêne provenant des avances faites […] ». Elle se déclare prête à seconder de ses efforts la Ville auprès des pouvoirs publics, pour régler « une situation qui s’aggrave tous les jours davantage. »

Le 27 février 1917, la Société est déclarée en état de cessation de paiement par le tribunal de commerce de la Seine. En 1919, le liquidateur de la faillite réclame à la Ville les 77 440 francs dont elle est redevable. Le maire répond en février 1921 qu’il n’a pas reçu la subvention promise par l’État, cette subvention ne pouvant être accordée qu’après la prise de possession des lieux. Les travaux n’étant pas achevés… Et pendant ce temps, le bâtiment de la rue Saint-Maurice restait abandonné, aveuglé par des parpaings pour ne pas être tout à fait vandalisé.

Refaire

Les Angevins s’interrogent sur un bâtiment en déshérence qui a l’aspect d’une ruine. « À quand les bains-douches ? » titre la presse. « Que devient l’affaire des bains-douches ? » En 1923, un crédit de 53 000 francs est enfin voté pour leur achèvement. Beaucoup de travaux sont à reprendre. La façade s’est dégradée, le tuffeau est partiellement salpêtré. Les carrelages des cabines sont à refaire, comme toute la peinture. Il faut réviser la terrasse en ciment volcanique, la chaudière, installer l’éclairage électrique. Arrive le grand jour. Tant de difficultés sont surmontées. Le dimanche 14 septembre 1924, à 9 h 30, l’établissement – de trente-deux cabines de douche - est officiellement remis à la Fédération des sociétés de secours mutuels de Maine-et-Loire, chargée de son exploitation.

Les débuts sont malcommodes : comme l’indique un rapport du 28 mai 1925, l’époque de l’ouverture n’a pas avantagé la mutualité et attiré la clientèle, « surtout à Angers où, nous devons le reconnaître, ce genre d’établissement n’était pas connu et où il est assez difficile de faire réussir très vite des établissements de ce genre ». Des modifications sont nécessaires pour un fonctionnement correct. La municipalité se fait tirer l’oreille. Les difficultés succèdent aux difficultés. En 1929, on atteint 26 000 douches distribuées, bien loin des prévisions de 1912. Cependant la Fédération est satisfaite et l’année 1930 s’annonce encore meilleure. Mais, tel un héros de roman, l’établissement va connaître d’autres péripéties…

Épilogue

Et le règlement financier de l’affaire ? Il connaît son dénouement en 1925. La Ville acquitte un mandat de 70 400,60 francs auprès de Georges Barrois, qui a repris les intérêts de l’ancienne Société des bains et lavoirs municipaux. Faisant valoir les dégradations subies par le bâtiment pendant la guerre, l’administration municipale a réussi à faire baisser la facture de plus de 7 000 francs…

Ces bains-douches tant attendus ont fonctionné quarante-sept ans seulement. Le 31 mai 1971, la fermeture définitive laisse le champ libre à ceux de la rue Victor-Hugo, ouverts en 1934. Il est des établissements qui n’ont pas de chance.

Sources :
Archives municipales d’Angers : 108 M (Bains-douches)
Délibérations du conseil municipal : 1 D
Presse quotidienne locale