Premières entrées royales

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 397, février 2016

On n’employait pas autrefois le terme de « visites officielles ». Les rois faisaient leur « entrée » dans les bonnes villes de leur royaume. Une « entrée », c’était tout un cérémonial, une procession qui se déroulait à partir d’une des portes fortifiées. Longtemps, la royauté, itinérante, s’est promenée de ville en ville, avant de fixer son séjour ordinaire à Paris, puis à Versailles. Angers, bien située à proximité de l'axe de la vallée de la Loire, entre le séjour tourangeau des rois et la Bretagne convoitée, a reçu tous les souverains, de Charles VII à Louis XIII, à l'exception de François II et de Henri III : Charles VII (1424 et 1440), Louis XI (1462), Charles VIII (1487), Louis XII (1499), François Ier (1518), Henri II (1551), Charles IX et sa mère Catherine de Médicis (1565), Henri IV (1598), Louis XIII et sa mère Marie de Médicis (1614). On peut ajouter l’entrée des deux enfants de France : Marie Stuart, future épouse de François II, en 1548 et François d’Alençon, frère de Henri III, nouveau duc d’Anjou, en 1578.

Avant 1424, les entrées royales (ou des ducs d’Anjou) à Angers sont malaisées à connaître. Excepté l'entrée de Louis Ier d'Anjou dont on possède le compte de dépense « pour les ystoires faiz pour le parement de la ville contre la venue et entree de monsieur le duc en sa ville d'Angers » daté de 1379 (Archives municipales, CC 3, f° 25), on ne conserve pour les autres entrées de souverains, comme celle du roi de France Philippe Ier en 1106, que quelques allusions.

Un honneur, mais aussi une charge

L'honneur d'être visité et les « dons » que l'on en pouvait retirer avaient pour contrepartie les charges financières de la réception, occasionnant parfois un endettement long à résorber.
Dès la nouvelle connue, les échevins s'enquièrent auprès du gouverneur de la province ou de la ville de la manière dont il est à propos de recevoir le roi. Les échanges de correspondance et de messagers sont très serrés. Les grandes lignes de la réception sont dictées par les gouverneurs. Deuxième souci : comment financer des préparatifs qui au fil du temps deviennent coûteux ? 711 livres 7 sols et 6 deniers sont dépensés pour l'entrée de Louis XI en 1462, mais plus de 4 138 livres pour celle de Henri II. Ces sommes, qui devaient être déboursées rapidement, ne pouvaient être obtenues que par l'emprunt auprès de particuliers, auprès du chapitre cathédral qui prête régulièrement à la ville ou, quand le calendrier s'y prête, par le bail à ferme de la cloison, octroi levé sur les marchandises transitant par Angers. Mais le plus souvent un impôt spécial solde les dépenses, levé avec l'assentiment des habitants et l'autorisation royale.

Jusqu’à la fin du XVe siècle, les présents au roi et à la reine constituent la plus grande partie des dépenses des entrées. En général, il s'agit d'une pièce d'orfèvrerie, achetée à un riche particulier plutôt que chez les orfèvres, Angers ne disposant pas de façon impromptue de vaisselle de grand luxe. Seul le tableau d'or offert à Louis XI venait directement d'un orfèvre, Gervais le Camus. Charles VIII reçoit un pot de jaspe. Sa soeur, Anne de Beaujeu, est gratifiée de six tasses d'argent doré martelé à couvercle, empruntées au doyen du chapitre cathédral, à qui les échevins en font refaire du même modèle chez un orfèvre de la ville. À partir de François Ier, les spectacles et machineries offerts en divertissement au roi et la décoration de la ville constituent l'essentiel de la dépense.

Déroulement de l'entrée et itinéraires dans la ville

La première entrée angevine dont le déroulement soit connu avec suffisamment de détails est celle de Charles VII en 1424. Toutes les autorités de la ville, l'évêque en tête, vont à sa rencontre jusqu'aux Ponts-de-Cé, porte d'Angers sur la Loire. Puis elles repartent vers Angers en bon ordre, précédant le roi et sa suite. Lorsque le cortège passe à la Croix-Mautaillée, au carrefour des chemins de Saint-Laud et des Ponts-de-Cé, les quatre ordres mendiants et les collèges de chanoines (à l'exception du chapitre cathédral), forment haie des deux côtés du chemin et chantent des répons. La procession s'arrête à l'entrée du faubourg Bressigny, face à la porte Saint-Aubin où le recteur et toute l'université font révérence au roi. Puis ce dernier fait son entrée dans la ville solennellement parée de tentures et d'ornements, sous un dais d'or porté par six bourgeois. Par la rue Saint-Aubin - l'une des principales voies d'Angers, ancien decumanus maximus de la ville gallo-romaine - la place Sainte-Croix, la porte Angevine près du palais épiscopal, le roi arrive à la cathédrale où l'accueillent le chapitre et l'évêque qui le bénit, lui donne à baiser la Vraie Croix et le livre des Évangiles et, selon la coutume, le reçoit comme chanoine de la cathédrale, après l'avoir revêtu d'un surplis, d'une chape d'or et de l'aumusse. Le roi honore les reliques disposées sur le grand autel et promet de garder et confirmer les privilèges de l'Église d'Angers. Là-dessus, parce qu'il est déjà tard, il est reconduit à la porte de l'église, puis gagne à cheval l'abbaye Saint-Aubin.

Le cérémonial et l'itinéraire suivis lors de cette entrée sont ceux-là mêmes qui auront cours pour les successeurs de Charles VII, lorsqu'ils viendront des Ponts-de-Cé, c'est-à-dire de la vallée de la Loire : Louis XI sans doute, François Ier et Henri IV pour ce qui concerne la première partie seulement de l'itinéraire, jusqu'à la porte Saint-Aubin. Lorsque le duché d'Anjou aura fait retour en 1480 au domaine royal, les rois de France n'iront plus loger à l'abbaye Saint-Aubin, mais au château que les habitants de la ville devront veiller à tenir en état. Il ne semble pas que les échevins offrent à dîner aux souverains après la procession de l'entrée : du moins nulle part les documents actuellement conservés ne permettent de l'affirmer.

Le premier souverain à suivre l'itinéraire par la Doutre est Louis XII. C'est le deuxième grand parcours utilisé pour les entrées à Angers : porte et rue Saint-Nicolas, place de la Laiterie (alors dénommée « carrefour du Puy-Nostre-Dame », à cause de l'abbaye Notre-Dame-du-Ronceray), ce que l'on appelait la grande rue (rue Bourgeoise, les ponts et rue Baudrière), entrée dans la Cité par la porte Angevine et point final à la cathédrale. Cet itinéraire possède une variante : porte et rue Lionnaise, variante utilisée par Louis XII le 1er février 1499, tandis que la reine Anne de Bretagne fait son entrée deux jours plus tard par la porte Saint-Nicolas, étant logée à l'abbaye Saint-Nicolas. Cette abbaye est une étape obligée pour le souverain s’il arrive de Bretagne.

Les entrées de Charles VIII et de Henri IV sont particulières. Celle de Charles VIII est une entrée en forme de sortie. Arrivé au château le 21 ou le 22 avril, le roi attend le jeudi pour faire son entrée le 26. Il ne se rend pas à la cathédrale, mais prête le serment accoutumé au château devant « messieurs de l'Église d'Angers », promettant de conserver leurs privilèges. Après quoi, le souverain fait son entrée, sous le dais traditionnel, et suit à l'envers tout le parcours de la Doutre précédemment indiqué. Joignant l’utile à l’agréable, il en profite pour se rendre au château du Plessis-Macé, demeure du gouverneur d'Anjou.

Quant à Henri IV, il n'était pas homme à s'embarrasser de protocole. Selon l'habitude, les échevins font nettoyer la ville, restaurer les pavages, prévoient la remise des clefs, les harangues, les présents, mais curieusement n'ordonnent pas de grands travaux de décoration. On ne sait si le dais a été porté au-dessus du roi à son entrée. Les habitants formant onze compagnies, rangées en armes, lui font une haie d'honneur à la Croix-Mautaillée, puis l'escortent jusqu'à la porte Saint-Aubin, où les autorités le saluent, lui remettent les clefs et le haranguent. Le roi est aussitôt après conduit à son logis, l'hôtel Lesrat de Lancreau et non au château, ni au logis Barrault que les échevins lui avaient préparé. Ainsi est-il « entré en ceste ville par la porte Sainct-Aulbin, non par forme d'entree trionfante » note le greffier de l'hôtel de ville. Plutôt que par une entrée solennelle, le roi préfére conquérir les coeurs angevins par une série de gestes religieux : messe à la cathédrale, procession des Rameaux, visite au couvent de la Baumette, lavement des pieds à treize pauvres au palais épiscopal…

La porte Saint-Michel, située en direction de l'abbaye Saint-Serge et vers la route de Paris n'est utilisée pour une entrée royale que par Henri II. Elle débouchait pourtant sur la plus grande place de la ville où se trouvaient les principales institutions angevines, politique (hôtel de ville) et judiciaires. Un arc de triomphe est préparé à la porte, un « theatre » au Pilori et au carrefour de la porte Girard (actuelle place Romain, à l'extrémité de la rue des Poêliers). C'est le seul souverain à emprunter les rues des Poêliers et Saint-Laud, au nombre des principales artères commerçantes de la ville.

Spectacles et faste décoratif

De bonne heure se sont fixées des haltes sur l'itinéraire des entrées, aux quatre carrefours ordinaires où l'on faisait des feux de joie lors des réjouissances publiques : place Neuve (actuelle rue Montault), porte Chapelière (rue Baudrière), au Puy-Notre-Dame et place du Pilori. Lorsque l’entrée du roi ne se fait pas par la porte Saint-Michel, la place Sainte-Croix remplace celle du Pilori. Dans ces lieux, on tient « table ronde » à tous venants, distribuant pain, vin et fruits. Les échafauds pour les « mommeryes » données aux souverains, les principaux motifs décoratifs sont également dressés dans ces endroits ainsi qu’à la porte choisie pour l’entrée.

Nous ignorons si les entrées de Charles VII et de Louis XI ont comporté des représentations théâtrales. Il y en eut pour celle de Charles VIII sans que l’on en connaisse la teneur. À partir de François Ier, programme décoratif et thèmes des spectacles sont mieux connus, sans malheureusement qu’aucune gravure en ait été conservée. La porte Saint-Aubin est le théâtre d’une allégorie à la gloire du roi. Sur la partie haute de l’estrade, un roi habillé « à l’antique » est couché sur un lit. L’arbre royal - un grand lys touchant le ciel d’où sortent le dauphin et les deux filles de France – est attaqué par des bêtes féroces et défendu par la salamandre et une hermine, emblèmes du roi et de la reine. En partie basse, plusieurs personnages représentent des passages de la « Sainte Escripture ». Une fontaine de vin est installée place Sainte-Croix, couronnée d’un cep de vigne, au milieu duquel se trouve Bacchus. Au pied, Noé est endormi, sous l’empire des effluves du vin. Place Neuve, cinq hommes armés sur une estrade représentent cinq comtes d’Anjou, depuis les origines jusqu’à Henri II Plantagenêt. Les vers qu’ils disent se terminent par la louange du roi. La France est personnifiée par la Vierge à l’Enfant, défendue contre le dragon par saint Michel.

Par la suite, les entrées évoluent encore vers une plus grande pompe décorative. Les arcs de triomphe, apparus lors de l’entrée en 1548 de la jeune reine d’Écosse Marie Stuart, future reine de France, figurent pour la première fois sous l'expression d'«arcs triumphans» dans les documents pour l'entrée de 1565. Les artistes appelés à travailler aux décors ne sont pas réellement célèbres. Ce sont des personnalités locales. Tandis que Jacques Ier Androuet du Cerceau oeuvre à Orléans en 1551 pour l'entrée de Henri II, à Angers, c’est l'architecte Jean de Lespine, bien connu dans sa province, mais guère au-delà, qui est « maistre des euvres et triomphes faictes à ladicte entree du roy ». Il est également chargé de l'entrée de Charles IX. Commissaire des oeuvres et réparations de la ville depuis 1535, c'est le grand artisan de la Renaissance en Anjou.

Seul souvenir d’une entrée royale ?

De toutes ces oeuvres exécutées par quelques dizaines d'artistes, qu'est-il resté ? Aucun livret illustré n'étant venu relayer les mémoires vite défaillantes, on peut s'interroger sur l'influence réelle des entrées dans l'histoire de l'art angevin. Une oeuvre pourtant nous est probablement restée. Les registres de l'hôtel de ville et le chroniqueur Louvet signalent qu'en 1578, l'arc de triomphe de la porte Angevine portait « ung riche tableau dans lequel estoit le portroit naturel de la ville d'Angers ». On conserve une vue d'Angers en perspective qui pourrait correspondre à cette description, signée par Adam Vandelant en 1576. Or, ce dernier participe deux ans plus tard à l'entrée du duc d'Anjou. Peut-être a-t-il repris sous forme de peinture la gravure publiée deux ans plus tôt ? Ce serait le seul témoignage de toutes les oeuvres éphémères réalisées pour les entrées royales.