Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 388, février 2015
Le développement des magasins en libre-service à partir du milieu des années cinquante voit en parallèle les surfaces de vente augmenter : supérette jusqu’à 400 m2, supermarché jusqu’à 2 500 m2. Au-delà, c’est l’hypermarché, qui fait son arrivée dans le paysage commercial angevin en 1969. On commence à en débattre au milieu des années soixante. Interrogé par Le Courrier de l’Ouest le 25 avril 1967, Jean Rocher, à la tête d’un magasin d’arts de la table, croit à l’avenir de centres commerciaux décentralisés, complémentaires des commerces de centre-ville spécialisés : « Notre retard sur les conceptions américaines est d’un quart de siècle ». Le programme des équipements du nouveau quartier de la ZUP Sud, la Roseraie, prévoit un magasin de grande envergure – 7 000 m2 au sol, mais c’est à Saint-Serge que le premier hypermarché ouvre ses portes dans la nouvelle zone industrielle, sous l’enseigne Record.
A Saint-Serge
La société mancelle Sogramo, qui a déjà ouvert un Record au Mans en 1968, achète à la Ville un terrain de 55 000 m2, en bordure de la future rocade nord. Avec une surface totale de vente de 12 750 m2 et sur le modèle de son voisin manceau, l’hypermarché angevin est doté d’un drugstore, d’une cafétéria, d’un magasin de meubles (Conforama) et de magasins indépendants, d’une station-service de quatre pompes et d’un parking de près de 1 500 places. On pourra tout y acheter, des produits alimentaires à l’électro-ménager, de l’habillement aux disques et au matériel de camping.
La vocation de Record, indique Jean Plassard, président-directeur général de la Sogramo, c’est de « vendre beaucoup pour vendre bas. C’est, dit-on, une machine à vendre, mais nous avons voulu lui donner en plus, sans recherche de luxe excessif, une ambiance chaude, agréable, humaine... A la cafétéria, on pourra prendre un repas complet pour moins de 6 francs. Il y aura des ateliers et des services : pâtisseries, traiteur, essence, lavage de voitures, pressing. Le magasin innovera dans de nombreux domaines : agence de voyages, agence bancaire, service d’une compagnie d’assurances, magasin de presse, torréfaction de café, mais aussi un grand magasin de bricolage [appelé Bob : bois-outillage-bricolage], le plus grand et le plus spécialisé de l’Ouest. » (Le Courrier de l’Ouest, 21 octobre 1969).
Prolifération des projets
Le mastodonte fait parler de lui dans la presse longtemps avant son inauguration… : « Les commerçants angevins sont inquiets pour les magasins traditionnels, note Le Courrier de l’Ouest du 23 janvier 1969. Actuellement, le chiffre d’affaires du commerce se fait à 83 % dans le centre-ville. » C’est que Record n’est pas le seul projet d’implantation. En février 1969, pas moins de sept autres demandes d’accord préalable au permis de construire avaient été déposées pour Angers et ses environs immédiats, conséquence de la politique nationale de décentralisation commerciale : Monoprix à la Roseraie ; le groupe Printemps-Prisunic à Saint-Sylvain-d’Anjou, sur la route de Paris ; Carrefour aux Chesnaies, en bordure de la déviation Est rejoignant Saint-Léonard ; Super-Docks à Beaucouzé, sur la route de Nantes ; les Docks de France, route de Nantes également, de même que Konckier, aux environs de Molières et Trigano 49 à Montrejeau. Trois de ces projets seront réalisés. Ni la Ville, ni le District d’Angers n’ont été consultés, la procédure n’en faisant pas obligation. Pour freiner les ardeurs des grands groupes commerciaux, la municipalité angevine favorise dès le début l’implantation de Record et proteste, dans une délibération du 3 mars 1969. Estimant « que le développement harmonieux de l’économie angevine exige un équilibre entre le commerce indépendant traditionnel et ces grandes réalisations commerciales », le conseil demande « qu’il soit procédé à une étude de marché de la ville d’Angers et des communes suburbaines, qui tiennent compte de l’équipement commercial actuel et de son évolution prévisible, résultant du plan du groupement d’urbanisme » et que « le maire d’Angers soit toujours consulté sur toute implantation de grandes surfaces où qu’elles soient, compte tenu de l’incidence de ces réalisations sur les équipements de la ville ».
« Votre vie va changer »
L’ouverture du premier hypermarché se fait en fanfare. Le Courrier de l’Ouest annonce : « Demain, 23 octobre, avec Record, votre vie va changer ». Roger Lanzac anime les trois journées d’inauguration. L’événement est sans précédent. Le 24 octobre, le même journal ouvre son compte rendu par un enthousiaste « Ouverture record pour Record ». Les « chariots d’achats » - que l’on n’appelle pas encore caddies – « pris d’assaut et un embouteillage monstre ont obligé l’hypermarché à fermer, un moment, ses portes. »
Après l’inauguration officielle du 22 octobre en présence des autorités, c’est l’épouse de Jean Plassard qui le lendemain coupe à 10 heures le traditionnel ruban tricolore :
« Après ce geste, qui n’avait rien d’officiel, mais qui revêtait l’importance que l’on conçoit pour une équipe prête à tous les sacrifices pour le succès d’une opération révolutionnaire dans ses moindres détails, c’était le véritable « rush » des visiteurs à l’intérieur de l’édifice. Les chariots (1 300 environ) mis à la disposition de la clientèle pour les achats à travers les 12 700 m2 de surface de vente étaient pris d’assaut et chacun partait à la découverte d’un monde dont les mystères ne tardaient pas à étonner les plus sceptiques au cours du long périple que constituent les trois kilomètres d’allées du vaste ensemble. [...] »
« On ne saurait oublier les jeux et les divers cadeaux qui ont permis aux visiteurs de se plonger dans une ambiance jusqu’ici inconnue, mais aussi familiale qu’inattendue. Le « grand sympathique » qu’est Roger Lanzac, présentateur de « La Piste aux étoiles » et de « Télé-Dimache » a mené son animation tambour battant. [...] Autour de Record, l’atmosphère revêtait une ambiance de kermesse à travers laquelle les majorettes de Mme Gabory créaient un aimable divertissement, sans parler des quelques apparitions des sonneurs de binious, d’un orchestre tonitruant, des distributeurs de cadeaux et de bons divers qui ont fait la joie du public. »
Vendredi 24, fanfare en tête, un défilé parcourt les rues d’Angers, suivi d’un grand feu d’artifice tiré à proximité de l’hypermarché, pour la première nocturne du magasin.
Trois autres centres commerciaux
Le commerce traditionnel n’a pas attendu l’ouverture pour réagir. Trente-huit détaillants angevins se regroupent et fondent, avec la SIBA (filiale de Trigano-Vacances) et la chaîne Leclerc pour l’alimentation, un hypermarché communautaire, Trigano 49. Le permis de construire est accordé le 24 avril 1969 et le centre commercial ouvre ses portes dès le 20 février 1970, en présence d’Édouard Leclerc, à l’emplacement des usines Bessonneau de Montrejeau. C’est aujourd’hui Espace Anjou.
Un troisième hypermarché, Escale, créé par le groupe Printemps-Prisunic sur la route de Paris, voit le jour en septembre 1970. La grande surface est aujourd’hui remplacée par le Parc des expositions. Les responsables locaux pensaient en 1969 que trois grandes surfaces correspondraient aux besoins du Grand Angers à l’horizon 1985, soit environ pour 240 000 habitants, mais on n’en reste pas longtemps à ce chiffre. La quatrième, prévue de longue date, ouvre le 5 avril 1973 à la Roseraie, dans le triangle du Chapeau-de-Gendarme, sous la forme d’un Super M(onoprix).
Dès 1972, les hypermarchés Record du Mans et d’Angers ont été rachetés par Carrefour.