Les premières dénominations officielles de rues

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 402, septembre 2016

Dernière modification : 19 avril 2023

Avec le développement urbain, les premiers noms de rues apparaissent au début du XIIe siècle. Le terme générique de via publica qui désignait les grands axes ne peut plus suffire. Les voies sont baptisées du nom d’un établissement religieux (Saint-Aubin), d’une direction (rue Lionnaise, c’est-à-dire vers le Lion-d’Angers), d’une activité que l’on y exerçait (rue Baudrière, artisans du cuir), d’un nom de famille (Hanneloup, de Hanelot ou Halenou), d’une particularité (chemin des Banchais, venant des petits bois de l’endroit, des bosquets)… Il n’y avait pas de désignation officielle, la tradition consacrait le nom de chaque rue, qui évoluait suivant ses habitants. Parfois une rue pouvait porter plusieurs noms en même temps. La rue Valdemaine s’est appelée rue d’Écachebouton, puis rue de la Jaille au XVIe siècle du nom d’un important hôtel particulier. En 1544, la rue du Pré-Corps-Sainct, alias Marion Tullou, est dite « de present appellee la rue de la Chapperonniere ». Il n’y avait d’ailleurs pas de plaques de rue, les premières sont posées en 1777.

Les deux premières dénominations officielles sont dues à la demande des habitants des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Lazare, souhaitant que le nom de la porte Saint-Nicolas et de la place adjacente soit changé en porte et place de la Fédération, qu’on substitue de même à la porte Lionnaise « un nom cher à tous les citoyens de cette ville » qui sera indiqué par les administrateurs municipaux, et que le passage pratiqué à la Basse-Chaîne soit appelé passage de la Liberté. La municipalité entérine ces voeux le 19 juin 1790, sans toutefois choisir de nom pour la porte Lionnaise.

Au début de la Révolution, les dénominations sont encore consacrées par l’usage : la nouvelle place qui dégage un espace central au milieu de la ville, à l’emplacement des églises Saint-Pierre et Saint-Maurille, sert vite de lieu de ralliement à la jeunesse patriote et à la garde nationale. Une délibération du 23 avril 1791 la mentionne au détour d’une phrase, sans autre formalité de baptême, lorsque la municipalité décide de faire ouvrir « une rue tendant de la rue de l’Hôpital [David-d’Angers] à la place du Raliment alias Saint-Maurille ».

De l’usage à une politique volontariste

Le changement général des noms quelques mois plus tard se fait de façon plus formelle, mais sans délibération officielle précise. Le 18 août 1791, un membre du conseil « ayant observé qu’il a été formé des places nouvelles et ouvert des rues auxquelles il conviendroit de donner des noms, que quelques autres en ont qui ne conviennent pas aux circonstances de la Révolution, qu’il seroit à propos de les changer, l’assemblée […] a arrêté que sa section d’administration s’occupera incessamment de changer les noms des rues et des places et d’y faire poser des plaques portant les noms qu’elle est autorisée à substituer à ceux actuels ».

90 % des noms sont changés, un bouleversement qui n’est pas apprécié par tous, d’où la décision du 1er octobre suivant :

« Sur le rapport fait par quelques membres de l’assemblée que plusieurs citoiens se plaignent du changement qui a été fait du nom des rues, […] il a été arrêté que M. le commissaire suspendra la suite de cette opération jusqu’à ce qu’il ait présenté l’ensemble de ce travail. »

Par la suite, le registre des délibérations reste muet quant à cette présentation, mais l’opération a bien été achevée et concrétisée par la publication d’une brochure intitulée Municipalité d’Angers, parue en 1792. L’avant-propos est chargé de répondre aux critiques…

« Pourquoi faire un si grand changement, il fallait se borner à celui qu’exigeaient les rues et les places nouvelles ? Dans un système complet, il faut que tout se corresponde. […] Qu’on ne vienne point nous objecter que les noms des rues sont trop indifférens en eux-mêmes pour nous occuper ; rien n’est indifférent, lorsqu’il s’agit de bien diriger l’opinion et ce sont quelquefois les moyens les plus faibles en apparence qui agissent sur elle avec plus de force. […] En substituant aux rues Chaperonnière, rue Petite-Mulle, rue Bœuf-Couronné, rue Tuliballe, etc., les noms des Mabli, des Penn, des Mirabeau, nous avons voulu présenter des idées d’admiration, de reconnoissance et d’instruction, et faire, de ceux qui étaient déjà Français, des citoyens. »

Certaines pétitions aboutissent au conseil, pour préciser ou modifier ces nouvelles appellations. Le 24 mars 1792, « un grand nombre de citoiens », après la fête du 11 de ce mois célébrant l’alliance des peuples libres, expriment le vœu de « perpétuer la mémoire de cette précieuse époque » en demandant que la ci-devant rue Saint-Jacques soit appelée « rue de l’Alliance des Nations » et la place Neuve [rue Montault actuelle], la place des Patriotes de Mayenne-et-Loire. Vœu satisfait. La rue des Patriotes-de-Maine-et-Loire, ex-place Neuve, figure dans l’almanach du département de 1793, qui présente lui aussi une liste des nouveaux noms révolutionnaires.

Ces nouvelles appellations se heurtent toutefois à la force de l’habitude et ne parviennent pas à s’enraciner dans les esprits. Dans la liste électorale de l’an VII (1798-1799), certaines rues ont déjà repris leur nom ancien : rue Cordelle au lieu de rue Concorde, rue [Saint] Julien au lieu de rue Marat, Chaperonnière au lieu de rue de l’Harmonie, Bressigny au lieu d’Égalité…

Sous l’Empire

Le 31 mars 1805, la municipalité demande que le quai en construction, entre le pont et la future place Molière, reçoive le nom de Bonaparte, tandis que le cours près de la porte Saint-Michel serait baptisé Napoléon. Demande acceptée, sur avis favorable du préfet, par le ministre de l’Intérieur. Après l’adoption d’un plan d’urbanisme pour le centre-ville au début de 1806, le conseil émet le 8 mai de la même année une salve de nouvelles dénominations pour les rues autour de la place du Ralliement : rues Impériale, Napoléon, Marengo, Austerlitz, Concordat, Lodi, Rivoli. La place elle-même doit être nommée place des Victoires, projet modifié (sans autre délibération) pour lui donner tout simplement le nom de Napoléon.

Le préfet refuse de ratifier ces projets. Dans une lettre du 16 juin 1807, il fustige « la manie de changer fréquemment les noms des rues et places publiques », passée « avec les autres abus que la Révolution avait fait naître ».

« On a reconnu que l’inconvénient qui en résultait ordinairement était de brouiller les idées, de rompre des habitudes et souvent de compromettre les intérêts des propriétaires […]. Cette place du Ralliement […] qui rappelle l’enthousiasme, le dévouement et le premier élan du courage de votre jeunesse, quelle raison pouvez-vous avoir d’en changer le nom ? […] Je ne crois pas, Monsieur le Maire, que je puisse approuver cette versatilité. »

Les nouveaux noms doivent être réservés aux rues nouvelles.

Malgré tout, les mutations politiques du XIXe siècle conduisent à de nombreux changements dans la dénomination des voies. L’un des meilleurs exemples est sans doute le quai de la Poissonnerie, rebaptisé Bonaparte, puis Royal, Impérial, National avant d’être dédié en 1954 à l’un de ses illustres habitants, René Bazin. Le retour des Bourbons a inspiré des dénominations qui ne seront plus de mise après la révolution de 1830.

Prérogative du conseil municipal

Ces premières délibérations datent de l’époque où l’on commence à légiférer sur la dénomination des rues. Décret du 23 mai 1806, ordonnance du 9 juillet 1815, lois du 18 juillet 1837 et du 5 avril 1884 : les dénominations à attribuer ou les changements à apporter doivent être déterminés par le conseil municipal ; la délibération, après avis du préfet, est soumise à l’approbation du ministre de l’Intérieur. À Angers, l’habitude d’attribuer des noms de rues par délibération devient plus courante à partir des années 1830, pour se généraliser sous le Second Empire, à un moment où les chantiers d’urbanisme connaissent un grand développement.

Une commission est nommée le 3 novembre 1830 par le conseil municipal pour examiner les changements de noms à opérer. Le maire rappelle qu’il y a quelques années [au début de la Restauration], les dénominations antérieures à la Révolution avaient été remises en usage par de nouvelles plaques de rues, qu’ainsi la rue Beaurepaire avait repris le nom de Bourgeoise, « changement non autorisé qui mécontenta la presqu’unanimité des citoyens et a donné lieu à diverses réclamations ». D’un autre côté, les places et boulevards neufs avaient reçu des dénominations « en opposition avec l’ordre actuel des choses », tels les boulevards Monsieur, Madame, d’Angoulême…

La commission rend son rapport le 1er décembre. Dix-sept voies sont dénommées. Deux seules n’ont pas été changées depuis cette date : la rue des Lices (ex-rue Dauphine) et la place du Ralliement - transformée en place Charles X en 1824 - qui reprend sa dénomination initiale. Les choix sont souvent éminemment politiques, suivant la majorité au pouvoir ou circonstanciels, comme le décès d’une personnalité. Ils peuvent faire l’objet de tractations. Le 28 mars 1919, la gauche accepte que la place Saint-Maurice devienne place Freppel. En contrepartie, la droite vote le choix du nom du socialiste Jean Jaurès pour une rue nouvellement percée dans le quartier Saint-Léonard.

Quelle règle de dénomination ?

Aucune règle d’attribution n’était fixée. Le Code de la voirie des villes, des bourgs et des villages de Daubanton, paru en 1836, indique qu’aucun nom de personne vivante, « excepté les noms du roi, de la reine, des princes et des princesses de la famille royale, ne peut être donné à une voie publique », tout en signalant en note qu’il a été quelquefois dérogé à cette jurisprudence ministérielle. Par ailleurs, « celui qui obtient l’autorisation d’ouvrir une voie publique entièrement à ses frais a le droit de lui donner son nom ».

L’architecte François Moirin donne ainsi son nom à un boulevard dans le quartier de Frémur, mais le conseil municipal le rebaptise quelques années plus tard boulevard Vauban. Le plus souvent à Angers, les voies privées reçoivent une nouvelle dénomination lors de leur « municipalisation » : la rue Hardouin devient rue Saint-Joseph (puis rue Tarin) ; la rue Abraham, rue Joachim-du-Bellay… Pour la rue Pascal, du nom de Pascal Grêlé, mandataire d’Eugénie Frémond, propriétaire des terrains entre la Madeleine et la rue Chèvre, l’appellation a simplement été « anoblie » par l’adjonction du prénom Blaise… Quand la voie privée fait référence à un lieu (Châteaubriant) ou à une personnalité (Émile-Zola, Ménélik, Kruger, Roger-Salengro…), la désignation n’est en général pas modifiée lors de son classement comme voie municipale.

En faveur d’une personne vivante

Angers a donné quatre fois le nom d’une personne vivante à l’une de ses rues. Lors de la Révolution de 1848, le conseil décide d'honorer le sculpteur David d'Angers (1788-1856), connu par ailleurs pour ses opinions républicaines : le 13 mars 1848, la nouvelle rue d'Orléans reçoit la désignation de "rue David, du nom de l'artiste célèbre et généreux que la ville d'Angers s'enorgueillit de compter au nombre de ses enfants". Toutefois, après le coup d'État du 2 décembre 1851, la rue retrouve - sans nouvelle délibération - son nom primitif de rue d'Orléans [jusqu'en 1886 où elle est dénommée rue Paul-Bert].

C'est un autre artiste qui est honoré le 17 novembre 1871, quand la rue Milton est dénommée rue Lenepveu pour distinguer le peintre Grand Prix de Rome qui y est né ; elle conduit en outre au théâtre dont il venait de décorer superbement la coupole, à titre gracieux. Le 8 mars 1872, Jules-Eugène Lenepveu remercie le maire par une lettre chaleureuse : « Le suprême honneur que l’administration municipale vient de me faire en donnant mon nom à une des rues de la ville est au-dessus de tous mes remerciements. Il ne m’appartient pas d’apprécier le plus ou moins de mérite que je puis avoir et que vous avez voulu élever ; je m’incline devant votre décision et je vous prie, Monsieur le Maire, d’agréer et de faire agréer au conseil municipal l’expression de ma profonde gratitude. » (Archives patrimoniales Angers, série O, n° 489).

Le conseil municipal réitère ce "suprême honneur" dans sa délibération du 16 décembre 1872, en faveur de Michel-Eugène Chevreul. L'Académie des sciences avait envoyé à Angers un exemplaire de la mécaille frappée en l'honneur de l'illustre angevin, "au moment où sa quatre-vingt-sixième année venait de s'accomplir". Afin de marquer "sa respectueuse admiration pour les glorieux travaux de l'éminent chimiste angevin qui a rendu à la science de si éclatants services dans sa longue et féconde carrière", le maire propose au conseil "de s'associer hautement à l'hommage exceptionnel rendu par l'Académie à l'un de ses membres les plus illustres en décidant que le nom de Chevreul sera donné à la rue Flore à l'extrémité de laquelle se trouve la maison où est né Michel-Eugène Chevreul le 31 août 1786".

La quatrième dénomination accordée à une personnalité vivante se fait dans des circonstances toutes différentes... Le 30 décembre 1940, le boulevard du Palais reçoit le nom du chef de l’État, le maréchal Pétain. Dès le 10 octobre 1944, la voie reprend son ancienne dénomination. C'est aujourd'hui le boulevard du Maréchal-Joffre, depuis le 27 avril 1945.

Être décédé depuis cinq ans

Le 21 janvier 1907, un débat à propos de la dénomination d’une rue en l’honneur du conseiller municipal Louis Gain, décédé durant son mandat le 27 novembre 1906, conduit le conseil à préciser les règles d’attribution des noms. Une partie du conseil rend certes « hommage à M. Gain, homme très respectable, mais la majorité républicaine du conseil ne peut consentir, en donnant son nom à une rue, à honorer la mémoire de M. Gain, homme politique qui était un réactionnaire », l’un des chefs de file des conservateurs. Étant donné ses qualités, le vote est toutefois acquis, mais le conseil adopte la proposition du docteur Jagot suivant laquelle les rues ne pourront porter le nom de personnes décédées depuis moins de cinq ans. « Nous éviterons ainsi des discussions parfois pénibles sur des tombes à peine fermées. »

Cette disposition a souffert certaines dérogations pour des personnalités importantes. Le nom de Jacques Millot, maire décédé dans un accident de voiture le 21 mars 1963, est donné dès le 4 novembre de la même année au boulevard reliant la rue des Ponts-de-Cé à la rue Saumuroise. Pour les personnes vivantes, les dérogations restent toutefois impossibles. Les noms de Foch, de Clemenceau, de Joffre et du président des États-Unis, Wilson, sont bien attribués à une voie de leur vivant le 30 décembre 1918, mais finalement la délibération reste inexécutée, le Conseil des ministres ayant décidé d’ajourner les hommages publics rendus à des personnalités politiques ou militaires vivantes.

Exception est faite par le gouvernement pour les chefs d’État alliés, comme le président Wilson. Le conseil du 27 juin 1919 maintient donc l’attribution de son nom à la rue de Paris. Mais l’application reste lettre morte. Victor Bernier en donne l’explication au conseil du 19 avril 1929 : après l’armistice, « l’immense majorité des Français profondément désillusionnée, l’étoile américaine pâlissant chaque jour davantage, on a oublié jusqu’à l’image du président Wilson » et la rue de Paris a cédé son nom à… Pasteur en 1923. C’est seulement un mois après la mort de Foch, le 19 avril 1929, qu’une nouvelle délibération entérine définitivement le choix du boulevard de Saumur, déjà retenu pour lui en 1918. Clemenceau et Joffre n’ont leur boulevard qu’en 1945.

Femmes à l’honneur

Quoi qu’il en soit, les attributions de noms se décident au conseil municipal, après discussion éventuelle en commission de voirie. Le plus souvent, la direction de la Voirie adresse des propositions au maire, qu’il modifie éventuellement avant de les soumettre à la commission de voirie. La procédure soulève des contestations importantes de la commission de voirie en 1964, qui repousse très vivement les propositions du directeur de la Voirie pour la nouvelle ZUP Nord de Briollay (Monplaisir), dont la construction a commencé en mars 1963. Il en résulte un retard important, puisque seulement six voies sont dénommées le 2 novembre 1964. Encore ne sont-elles pas définitives, « en raison de quoi je n’ai pas fait implanter les panneaux correspondants » (Lettre du directeur de la Voirie au maire, 12 février 1965. Archives municipales, 1115 W 2).

Depuis 2009, une commission spécifique de dénomination des voies a été mise en place. Une grande attention est portée aux noms de femmes, jusqu’alors assez négligés. À cette date, seulement soixante voies honorent une femme. Les plus anciennes sont de la seconde moitié du XIXe siècle : Descazeaux en 1869 (Marie-Henriette, fondatrice de l’hôpital des Incurables), Dacier en 1883 (Anne, philologue, femme de lettres et traductrice), Tharreau en 1884 (Marie-Louise, donatrice de sa fortune aux hospices), Jeanne-d’Arc en 1890, Sévigné en 1893. Quatre femmes seulement ont été distinguées entre 1900 et 1944. Au 31 décembre 2022, sur 1 656 voies, 133 sont désormais consacrées à une personnalité féminine. 73 rues l’ont été entre septembre 2009 et décembre 2022. Soit plus qu'en deux siècles de dénominations.

La commission choisit des thèmes pour les nouveaux quartiers, comme les aviateurs pour les rues des Hauts-de-Saint-Aubin proches de l’ancien aérodrome, des sociologues, des artistes, le végétal ou dernièrement des acteurs et actrices, dont beaucoup ont eu des liens avec le Festival d’Anjou, pour accompagner le boulevard Jean Sauvage et la rue Jean-Claude Brialy du futur lotissement entre les Capucins et le boulevard Jean-Moulin. La commission reçoit aussi des propositions. Elle n’oublie pas d’honorer les Angevins, natifs ou d’adoption.