Les premières oranges

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, Conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 417, été 2018

Les oranges sont mentionnées pour la première fois il y a 2 200 ans dans le Charaka-Samita, un livre médical de la littérature sanskrite. Transmise par les Perses aux Arabes, l’orange amère se diffuse dans le sud de l’Europe à partir du XIe siècle. Dans sa grande transhumance vers l’Ouest, le fruit a été désigné sous le terme « naranj » par les hindous, colporté plus tard par les musulmans dans tout le bassin méditerranéen. Au XVIe siècle, les Portugais rapportent l’orange douce de Ceylan et de Chine, qui finit par évincer l’orange amère.

Au Moyen Âge, la cuisine emploie largement l’eau d’orange, ou eau de fleur d’oranger. Le duc de Berry possède des tapisseries où sont représentés des orangers. En Anjou, l’un des emblèmes du roi René est la souche desséchée, sur laquelle il fait représenter un rameau vert d’oranger à la suite de son remariage avec Jeanne de Laval en 1454. Après la mort de son époux, les dernières armoiries de Jeanne sont entourées d’une couronne de feuilles et de fruits d’oranger.

Des poires, des pommes… et des oranges

L’orange était déjà bien connue en Anjou, car Jean de Bourdigné, dans son Histoire agrégative des annales et chroniques d’Anjou, publiée en 1529, indique que « le pays d’Anjou est riche et opulent de bledz et vins, et en oultre de tous autres fruictz comme poyres, pommes, prunes, noix, cerises, orenges, grenades et tous autres fruicts y a grant largesse ».

À Angers, les grandes demeures, comme l’hôtel de Guillaume de Lesrat, maire de la ville, possèdent leur orangerie. Chose plus étonnante, il existait déjà des marchandes d’oranges au début du XVIIe siècle. Le cartulaire de la Ville conservé aux Archives municipales en témoigne : le 10 juillet 1615, les échevins baillent à Marguerite Cochet, femme de Michel Rivière, un emplacement pour ses tréteaux sur la place Neuve (actuelle rue Montault), alors centre du commerce de bouche, près de la place Sainte-Croix, où « elle pourra poser un estau ou bancelles […] pour y estaller et vendre fourmaiges, oranges et autres marchandises qu’elle a de coustume vendre en ladicte place, lesquelz estau ou bancelles elle ostera a soleil couchant ainsy que les aultres estalleurs en ladicte place ont de coustume faire ». On pourrait s’étonner aussi de voir que cette marchande vend du fromage en même temps que des oranges, association un peu baroque aujourd’hui. En fait, il s’agissait dans les deux cas de produits de luxe.

 

D’autres documents montrent que les oranges faisaient partie des produits en vente à Angers. Ce sont les tarifs ou pancartes des droits à payer sur les marchandises entrant ou sortant de la ville. Elles sont présentes sur le tarif de la prévôté d’Angers du 29 juillet 1638, comme sur le tarif des droits de subvention, anciens et nouveaux octrois du 14 juillet 1663. Alors que les olives, les pruneaux et les raisins sont taxés en 1638 à 8 deniers le cent, les oranges et les citrons, moins courants, sont moins imposés : 4 deniers le millier.

Une ville marquée par l’orange

Car ces denrées restent un luxe auquel tous ne peuvent accéder. Les oranges figurent en quantité sur les mémoires des dîners fournis aux échevins. Au repas offert le 18 décembre 1691 à Jacques II Stuart, roi détrôné d’Angleterre, figurent dix-huit gobelets garnis de confitures sèches tant d’oranges entières que citrons entiers et tailladés. Lorsqu’il revient en janvier 1692, le mémoire de dépense porte mention de « trois livres de sucre royal tant à soupper et le landemain matin aveq deux citrons et orange, clou de girofle et canelle pour faire un brouage au roy ». Sur 142 repas et collations sucrées dont les notes de frais sont conservées, les oranges sont présentes 121 fois. On les voit figurer non seulement en accompagnement de viandes, en entremets sous forme de salades, mais aussi au dessert, au naturel, en confiserie et même en liqueur en 1775, avec une demi-bouteille de « fine orange » fournie par le traiteur Pillet. Quand on pense que le futur triple-sec Cointreau est une liqueur cristalline parfumée à l’orange, on réalise qu’Angers est véritablement une ville marquée par l’orange ! L’hôtel de ville en raffole au point d’en demander parfois en supplément : « Comme ces messieurs ont demandé, a multiplié les oranges au nombre de 32 à 10 sols pièce » écrit le confiseur Retureau le 10 novembre 1781 pour le grand dessert donné le lendemain en l’honneur de la naissance du dauphin.

Des marchandes spécialisées fournissent les Angevins qui peuvent débourser entre 3 et 10 sols pièce le fruit (une livre vaut 20 sols). Là encore, on est étonné d’en voir autant : 17 marchandes d’oranges sont recensées comme telles en 1769 ! Elles sont concentrées dans un quartier pauvre, quartier Ligny et montée Saint-Maurice, mais près des quais. L’approvisionnement venait par bateau. 13 se trouvent quais Loricard et Thomasseau, rues du Port-Ligny et Putiballe ; 3 vers la montée Saint-Maurice et une près de la rue de la Poissonnerie. Ces marchandes ne sont pas riches : leur imposition à la capitation annuelle est très faible, de 1 à 3 ou 4 livres au maximum, soit au même niveau que les marchandes d’herbes (de légumes). La concentration des marchandes d’oranges dans ce quartier est confirmée par Péan de La Tuillerie dans sa Description de la ville d’Angers en 1778 : en sortant des quais Loricard ou Thomasseau, « la première chose qui se présente est le carrefour de la porte Chapelière [rue Baudrière], qui est un des plus grands passages de la ville. On y vend toutes sortes de légumes et d’autres choses, comme harengs, sardines, huîtres, citrons, oranges, etc. »

Triple-sec à l’orange à foison

C’est aussi dans ce quartier que s’ouvrent les premiers commerces de bouche de luxe : l’enseigne de produits du Midi, Aux Deux Citrons, installée rue Parcheminerie, près de la Poissonnerie, reste dans le même quartier en juin 1825, quand elle se fixe au bas de la rue de la Boucherie (actuelle rue Plantagenêt). Par la suite, en 1839, on retrouve ce « grand bazar de comestibles » rue Saint-Aubin, rue qui accueille un commerce plus chic.
La vogue de l’orange n’est pas terminée. Les liqueurs à l’orange vont littéralement éclore comme orangers au printemps dans la seconde moitié du XIXe siècle. Après celles du XVIIIe siècle, qui n’ont pas été industrialisées et sont tombées dans l’oubli, les frères Cointreau sont les premiers à commercialiser un curaçao à base d’oranges amères, sucre et eau-de-vie, à la manière de la Hollande. Nous sommes en 1852. C’est un premier essai. Mais le jury de l’exposition quinquennale agricole, industrielle et artistique d’Angers de 1858 inscrit dans son rapport que le curaçao de Cointreau Frères « mérite aussi d’être signalé ».

Édouard Cointreau, qui prend seul la direction de la maison en 1875, a un trait de génie. À force d’essais, il arrive à mettre au point la liqueur qu’il souhaite, une liqueur blanche, cristalline, parfumée à l’orange, qui n’a rien à voir avec les curaçaos colorés. C’est le triple-sec Cointreau dont la marque est déposée le 20 mai 1885 au tribunal de commerce : « Le présent dépôt a pour objet d’assurer au déposant la propriété exclusive du titre « Triple-sec » qu’il donne à sa liqueur. Le dépôt le désigne en outre comme pouvant seul employer le flacon de verre rouge de forme carrée ». L’originalité de la liqueur, la forme de la bouteille, la publicité ingénieuse de Tamagno l’associant à un pierrot blanc inspiré du mime Najac, tout a concouru à en faire le succès.

Un succès commercial en dépit des contrefaçons de concurrents qui se sont précipités nombreux pour créer leur « triple-sec »… C’est Giffard en 1889, Rayer en 1890, Patault (rue Lionnaise, la Grande Distillerie de l’Ouest) en 1895, le grand épicier Pelé en 1897 (« véritable triple-sec Saint-Julien »), Bourigault (Épicerie Angevine, place Sainte-Croix) à la fin du siècle. Non contents de produire eux-aussi un triple-sec, certains – comme Rayer et Pelé –reproduisent même la bouteille carrée…

Fruit de Noël

L’orange ne s’est pas encore démocratisée. Elle reste pour beaucoup d’Angevins le fruit que l’on offre à l’unité à Noël. C’est ainsi que chaque année, la veille de la fête, la place du Ralliement se transforme en éventaires de cartes postales… et marché d’oranges. « Les baladeuses sur lesquelles s’étendaient en pyramides alléchantes les oranges rouges flanquaient les baraques légères des vendeurs des innombrables cartes postales » (L’Ouest, 25 décembre 1913). En 1930 encore, les marchands installent sur le Ralliement leurs éventaires d’oranges pour Noël, et de bananes aussi désormais. Les fruits du soleil vont bientôt devenir courants. Une chose sans doute ne changerait pas : « Que les acheteuses et acheteurs s’empressent de manger sur place les fruits qu’ils ont achetés, écrit le journaliste du Petit Courrier le 24 décembre 1930, c’est absolument leur droit, mais il conviendrait peut-être qu’ils ne jettent pas à terre les pelures et les écorces… ».