Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 379, janvier 2014
Si la télévision expérimentale arrive très tôt à Angers, la télévision grand public ne se développe que tardivement, l’Ouest ayant été longtemps négligé dans le plan d’équipement national. Les relais enfin construits, la capitale de l’Anjou s’est trouvée dans une zone d’entre-deux, entre Nantes et Le Mans, et la topographie accidentée de la ville n’a pas aidé à une diffusion facile des ondes.
Première séance de télévision
Tout commence bien pourtant, dès le 8 mai 1933, au cinéma Palace, rue Louis-de-Romain, avec la conférence-démonstration de Marc Chauvière, directeur général des établissements Integra, rédacteur en chef de Radio-Vision. Il vient expliquer aux Angevins ce qu’est la télévision et en faire la démonstration, à l’initiative du Radio-Club d’Anjou. Un ensemble complet, émetteur et récepteur, d’une quarantaine de kilos, arrivé de Paris en voiture, a été monté en une heure. Angers est alors la troisième ville de France où cette expérience de télévision est présentée avec un matériel portatif. La réussite est totale. Le journaliste du Petit Courrier note la présence d’un grand nombre de sans-filistes et de curieux. Le conférencier donne d’abord un historique de la télévision, qui ne remonte qu’à 1925 et signale que n’importe quel amateur sans-filiste peut adjoindre à son appareil de TSF un téléviseur lui permettant de recevoir les émissions de Londres. L’expérience commence par une séance de « vision-téléphonie ». Une ouvreuse du cinéma est filmée fumant une cigarette et se mettant de la poudre de riz, tandis que le public défile devant le petit écran du récepteur qui restitue la scène. Mais c’est surtout la télévision proprement dite que l’on souhaitait voir. À 23 h 30, le même défilé recommence devant le minuscule écran, retransmettant cette fois une émission provenant de Londres.
Le temps des techniciens
Après ce succès, le Radio-Club d’Anjou récidive lors du salon de la TSF qu’il organise en octobre 1933 à la salle Chemellier. Les stands comprennent « une réception de télévision » (L’Ouest, 22 octobre). L’envie vient donc à certains de se construire une télévision, comme les amateurs avaient réalisé des postes de TSF sur mesure, avant leur diffusion commerciale à grande échelle. Dans l’histoire de la télévision, c’est le temps des techniciens, tel Eugène Montaron, de Château-Gontier. Animateur à Radiola - première station de radio privée de France - devenue Radio-Paris en 1924, il bricole à Paris son poste de télévision en 1936… Grâce à l’émetteur de la tour Eiffel, il pouvait capter les premières émissions officielles de télévision française et, à partir du 4 janvier 1937, les premières émissions nocturnes, de 20 h à 20 h 30.
À Angers, c’est bien plus tard, le 10 février 1953, que la presse se fait l’écho des travaux de trois électriciens fondus de télévision, Plancher, Caudron et de Bernon (Le Courrier de l’Ouest). À l’époque, il faut encore « être véritablement piqué », comme le confie l’un d’eux, M. de Bernon, pour s’intéresser à la télévision lorsqu’on se trouve à 300 km de Paris. « J’ai déjà englouti une petite fortune dans tous mes achats de matériel et, dans mon ménage, c’est une véritable cause de divorce. Mon temps libre et mes soirées sont intégralement consacrés à la recherche. » Or les techniciens de la Télévision française étaient formels : non, il ne serait pas possible de capter les émissions à Angers. Les ondes électro-magnétiques émises de Paris ne pouvaient dépasser les 75 km.
Au début de 1953, la télévision en province n’a guère fait de progrès faute de relais, sauf à Lille, seule ville à en être dotée. Une gageure donc de s’intéresser à la télévision à Angers ! Malgré tout, Plancher commence le premier des essais, mais abandonne devant l’ampleur de la tâche et les déceptions. En 1952, il les reprend et, « après bien des déboires », réussit à obtenir le son en mars et les images en mai ! Quelle émotion ! Comment était-ce possible ? C’est que les ondes, normalement arrêtées à l’horizon, se réfléchissent sur les couches ionosphériques de l’atmosphère. Caudron obtient les mêmes résultats en construisant un appareil semblable. Le récepteur comprend trois châssis, un pour l’alimentation avec tube statique de radar de 16 cm, un châssis base de temps et un autre pour la réception du son et de l’image. Le poste possède 24 lampes. L’image, à 441 lignes, ne mesure que 14 cm sur 12, soit à peu près le format d’une carte postale. L’appareil monté par de Bernon est plus puissant et perfectionné, avec son image de 21 cm sur 19 et ses 29 lampes. Il est installé au rez-de-chaussée de sa maison. Le plafond percé laisse le passage à l’antenne qui mesure 27 m…
La réception n’est malgré tout pas très fameuse. Lors de la visite du journaliste, le temps pluvieux ne s’y prête pas. Vers la fin de la soirée, comme souvent, elle s’améliore et l’on peut voir « des extraits de films passant dans les cinémas parisiens », mais les images se brouillent fréquemment. « – Vous êtes mal tombés […]. Vous seriez venus dimanche, vous auriez pu assister à un match de football. Les images étaient d’une netteté extraordinaire, on pouvait même lire le numéro des joueurs sur leur maillot ». Le constructeur ajoute qu’il est en train de fabriquer un récepteur en 819 lignes, dernier cri de la technique : définition adoptée pour le futur réseau national par le décret Mitterrand du 20 novembre 1948. Le journaliste conclut en désirant « avec impatience le temps, encore lointain, hélas ! où nous pourrons […] devenir des gloutons optiques »…
Cette même année 1953 les autorités locales – chambre de commerce et municipalité - interviennent auprès du gouvernement pour réclamer l’installation d’un poste émetteur-relais de télévision. Mais rien n’est prévu pour Angers dans le plan de réseau national. L’Ouest n’est d’ailleurs pas une région prioritaire. Région captive, elle est obligée d’attendre sagement les décisions du pouvoir central, à la différence des régions frontalières qui peuvent se tourner vers l’étranger, où les réseaux de télévision sont beaucoup plus développés. Aussi un relais est-il installé dans l’urgence en septembre 1953 à Strasbourg pour éviter que les Alsaciens ne s’équipent de récepteurs allemands en 625 lignes qui ne capteraient pas la télévision française en 819 lignes…
La télévision en vedette de la foire-exposition
D’autres Angevins construisent également leur télévision, comme le jeune radio-électricien Leloup, rue Saint-Nicolas, interviewé dans Le Courrier de l’Ouest du 20 novembre 1953. Et voici qu’une nouvelle sensationnelle éclate, le 27 avril 1954 : la télévision sera l’attraction numéro 1 de la 25e foire-exposition de l’Anjou, place La Rochefoucauld ! On se sert du futur garage à bateaux d’Angers-Nautique - structure de poutrelles métalliques, briques et plaques de tôle – pour aménager un hall de la télévision. Trois techniciens viennent de Paris pour mettre en place antennes et batterie de postes qui commanderont à autant de petits écrans. Quatre relais mobiles doivent répercuter les images de la tour Eiffel à la tour Saint-Aubin. Il y aura à la fois réception d’émissions parisiennes et transmission de reportages, en particulier des extraits du festival d’Angers avec Hamlet, donné au château. Des mots nouveaux, que l’usage n’a pas consacrés, fleurissent sous la plume des journalistes (Le Courrier de l’Ouest, 25 mai) : « télévisistes », « récepter » un reportage…
Le succès remporté est à la hauteur de la nouveauté. Du 3 au 13 juin, la grande foule assiège les quatorze téléviseurs du hall. Une trentaine de récepteurs supplémentaires sont installés dans quelques magasins de la ville, par les grandes marques. Pendant dix jours, les Angevins vivent une sorte de « roman d’anticipation » et peuvent imaginer ce que seront leurs loisirs futurs. Chacun caresse le secret espoir que l’installation provisoire soit pérennisée, mais il faut revenir à la réalité : aucun relais définitif n’est officiellement prévu dans l’immédiat à Angers. Cependant, le directeur technique de la radio-télévision française met un peu de baume sur les esprits en affirmant qu’en 1957, Angers aura définitivement la télévision.
Le temps des amateurs
C’était s’avancer un peu vite. Lyon, Marseille, Reims, Nancy, Grenoble obtiennent leur relais-émetteur en 1955 ; Mulhouse, Bourges, Metz, Cannes, Toulon, Rouen et Caen en 1956. Excepté la Normandie, l’Ouest est négligé. Nantes ne reçoit qu’un émetteur local provisoire, de faible puissance, en 1958. Après la construction du relais de Caen, Ouest-France, dont la diffusion s’étend de la Normandie au Poitou, insère les programmes de la télévision dans ses éditions à partir du 17 juillet 1956. Si Le Courrier de l’Ouest fait de même à partir du 12 octobre 1957, c’est que quelques amateurs réussissent à capter les images du relais de Caen.
En attendant la mise en service des relais de Nantes et du Mans, la télévision a en effet conquis près d’une centaine d’Angevins, d’après un article du 7 janvier 1959 publié par Le Courrier de l’Ouest. L’émetteur de Caen a fait gagner 100 km pour la diffusion des images. « Notable progrès pour les amateurs vraiment épris, note le journal. Le microbe de la « Télé » gagne du terrain. On achète un appareil, on monte une antenne et on s’essaie à une réception somme toute guère plus aléatoire qu’une partie de pêche. » Après le temps des techniciens qui construisaient eux-mêmes leurs postes, c’est celui des amateurs. Sont-ils soixante, quatre-vingts, cent peut-être ? « Les résultats, soyons francs, sont médiocres, et surtout très irréguliers. Une émission correcte au début peu fort bien devenir bouteille à l’encre quelques instants plus tard, quitte à redevenir visible sans autre raison apparente que les variations atmosphériques. […] Quoi qu’il en soit, le véritable amateur persiste régulièrement à faire de longues stations devant son écran, avec l’espoir, comme à la pêche, « d’accrocher » l’émission. »
Ce petit noyau de « pêcheurs d’émissions » est suffisant pour inciter les spécialistes de la radio à ajouter un rayon « télévision » à leur commerce. Les deux premiers semblent être deux nouveaux commerces, ouverts fin 1955 : Télé-Radio avec Gaston Gaillot, 25 rue de la Roë, puis 67 rue Saint-Aubin à partir de décembre 1958 ; Télé-Angers, de Marcel Bompas, 42 rue Parcheminerie, plus connu ensuite au 25 rue Saint-Julien. L’usine Ducretet-Thomson, en activité boulevard Gaston-Birgé depuis juin 1957, réalise - après une phase de rodage avec d’autres produits - une grande partie des éléments de fabrication des récepteurs TV. Des techniciens en sortent pour créer leur propre entreprise, à un moment où la télévision avait besoin de compétences nouvelles. C’est le cas de Jean Auer. Il quitte Thomson le 31 janvier 1960 :
« Pour installer une télévision, confie-t-il, c’était d’une complexité incroyable. Les images étaient déformées. Il fallait faire des réglages. Au début des années soixante, tout le monde vendait tout et n’importe quoi. Les services commerciaux des fabricants prenaient tous les distributeurs possibles. Ceux qui faisaient les appareils ménagers se sont mis à faire de la télévision, comme Magnat, en haut de la rue Voltaire qui vendait des réfrigérateurs, du ménager, de la quincaillerie. Chez lui, c’était la marque Téléavia, fabriquée par Thomson. Grolleau, rue Voltaire également, faisait Pathé-Marconi avec un gros contrat de vendeur exclusif. Schoemacker, place du Pilori, avait Gründig.
L’installation était complexe. Les téléviseurs tombaient souvent en panne. Il y avait du bon et du mauvais dans les fabrications ! Même les gens qui vendaient des postes de radio depuis longtemps se sont trouvés devant un dilemme. Ils ne pouvaient que vendre la télévision, ils ne savaient pas l’installer, car il y avait autant de différence entre un poste de radio et une télévision qu’entre un vélo et une voiture. Les gars ont essayé de faire tout seuls ! Mais on ne peut pas en télé déplacer un réglage sans tout dérégler.
Après une étude de marché, j’ai installé Télé Entretien dans mon garage de la rue du Lutin. J’ai visité les vendeurs de TV d’Angers pour leur proposer une assistance technique. J’ai signé des contrats avec beaucoup d’entre eux pour leur assurer l’installation, le dépannage à l’année sur tous leurs téléviseurs. » (interview de Jean Auer)
En mars 1961, Jean Auer crée rue Grandet son propre magasin de vente et de dépannage des marques Sonora, Grandin, Thomson et Ducastel, origine du magasin du 33 rue des Lices, bien connu pendant près de trente ans.
La télévision commerciale
En 1959-1960, le grand Ouest sort enfin de sa zone blanche télévisuelle. Le réseau de relais s’achève avec ceux de Brest, Vannes, Le Mans et Nantes. Grâce au temps clément, l’émetteur de Mayet–Le Mans, un pylône haut de 300,20 mètres, le plus haut alors après la tour Eiffel, est mis en service avec plus de trois mois d’avance, le 22 décembre 1959. Jour J ! À 19 h 30, tous les récepteurs angevins captent parfaitement les premières images transmises. L’émetteur de Nantes complète la réception pour certaines zones du département et de la ville d’Angers, à partir d’avril 1960.
Capter parfaitement, c’est encore beaucoup dire ! La réception de la télévision reste longtemps assez peu satisfaisante dans certains quartiers d’Angers. À cause du relief marqué de la ville, les « bas quartiers » de la rive gauche de la Maine en dessous de la place du Ralliement, la place Louis-Imbach, les quartiers de la Gare et de la Baumette, les places Ney et Grégoire-Bordillon reçoivent mal l’émetteur du Mans. Ces zones d’ombre ne disparaissent que beaucoup plus tard, avec l’installation de petits réémetteurs locaux, à la tour Viollet et sur l’hôpital.
Néanmoins, les revendeurs et techniciens locaux se déclarent satisfaits des résultats obtenus. Suivant une enquête du Courrier de l’Ouest, on compte 1 131 postes de télévision dans le département à la fin de février 1960, dont 420 pour Angers et sa banlieue, alors qu’en novembre 1959, il n’y avait que 327 postes déclarés pour l’ensemble du Maine-et-Loire. En deux mois, 894 postes ont été vendus : des chiffres honorables, car seules les familles aisées peuvent alors s’offrir ce luxe, sauf à privilégier l’achat d’une télévision sur celui d’un réfrigérateur ou d’une machine à laver. En 1960, il faut en effet débourser l’équivalent de 2 431 € actuels pour se procurer cet équipement, encore l’équivalent de 1 657 € en 1962 pour un poste doté d’un écran de 49 cm et 1 946 € pour un écran de 60 cm. La progression des ventes est toutefois vertigineuse, puisqu’en douze mois, de juillet 1961 à juillet 1962, le nombre des postes de télévision en service dans le Maine-et-Loire passe de 7 300 à 13 300, soit près du double en un an !