La première zone industrielle

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 396, janvier 2016

Avant les trente glorieuses (1945-1973), il n’est pas question de zones industrielles. Les industries s’installent où elles le peuvent, en fonction de la commodité, d’abord le long des cours d’eau qui fournissent la force motrice. C’est ainsi que l’île des Carmes et les rives de la Doutre en général forment dans les années 1830 la première zone de concentration des industries.

Le grand combat

L’après-guerre invente la politique d’aménagement du territoire, théorisée par l’Angevin Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme (1948-1953), qui présente en février 1950 le premier plan national d’aménagement. Son texte comporte trois idées fondatrices : développer l’économie, corriger les disparités des territoires et les spécialiser. Il en résulte un mouvement de décentralisation industrielle : les entreprises doivent quitter Paris qui a pour fonction d’être un territoire de commandement, non de production. Des zones industrielles sont créées pour les accueillir avec l’aide d’un nouvel outil, le Fonds national de l’aménagement du territoire.

Angers est dans les premières villes à se doter d’une zone industrielle. Le plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension de 1934 en prévoyait même déjà trois : le long de la Maine en aval de la Basse-Chaîne, en amont de la gare Saint-Serge jusqu’au pont du chemin de fer de Segré et à l’est, une large zone de Montrejeau (où se trouve déjà l’entreprise Bessonneau) jusqu’à la route de Paris. Malheureusement - Auguste Allonneau le rappelle au conseil municipal du 23 mars 1953 - les municipalités de l’époque, de même que la chambre de commerce, ont refusé de prêter leur concours à cette création :

« On ne voulait pas que des industries s’installent à Angers. Tout simplement parce qu’on ne tenait pas du tout à avoir une main-d’œuvre qualifiée, ce qui aurait obligé les patrons à augmenter les salaires. On ne voulait pas une classe ouvrière importante, car elle aurait changé le climat politique. »

La situation est tout autre après la guerre. Les jeunes gens qualifiés sont obligés de quitter la ville en raison du manque de travail. Huit usines ont fermé, d’autres ont réduit leur activité, d’où un déficit de 1 500 emplois alors qu’entre 1936 et 1954, la population est passée de 87 988 à 102 100 habitants, faisant d’Angers la vingt-quatrième ville de France. Parallèlement aussi, beaucoup de main-d’œuvre agricole est libérée par le progrès technique. La question de l’industrialisation est donc le « grand combat », une question de survie : « Si Angers n’a pas le courage d’entreprendre cette réalisation, dit gravement le préfet Jean Morin dans son discours à la chambre de commerce le 10 janvier 1952, cela veut dire qu’elle n’a pas foi en elle et qu’elle accepte de mourir. »

Le projet de la chambre de commerce

Il n’a pas besoin d’insister. Dès juin 1951, la chambre de commerce prend à bras le corps ce problème de l’industrialisation. De juin à septembre, elle étudie l’exemple de Rennes et d’Orléans, recueille en juillet l’appui de la Ville pour obtenir du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme une étude de zone industrielle. Le ministère a précisément classé l’Ouest dans les régions prioritaires de la décentralisation industrielle. Toute l’année 1952 se passe en étude des projets, transmission aux ministères concernés. Le ministère de la Reconstruction donne son accord le 31 octobre 1952. En décembre, le Comité national d’urbanisme accorde une avance de 25 millions sur le Fonds national d’aménagement du territoire.

La chambre de commerce a sélectionné deux groupes de terrains à acheter : 15 hectares entre la gare Saint-Serge, la Maine et le canal des Fours-à-Chaux ; 12 hectares dans le quartier de la Croix-Blanche, à l’est de la ville, entre la route de Paris et le chemin des Gâts. Elle souhaite traiter en priorité les terrains de Saint-Serge, mais en raison de longs délais à prévoir pour le remblaiement et la mise en valeur de ces prairies inondables, elle se tourne finalement vers le secteur de la Croix-Blanche qui peut être aménagé très rapidement. L’emprunt consenti par le Fonds national d’aménagement étant insuffisant, le 23 mars 1953, la Ville donne son accord pour réaliser la voirie – notamment un large boulevard de desserte, appelé dans un premier temps le boulevard industriel - et les travaux de viabilisation. La création de ces zones industrielles étant « d’un intérêt capital pour notre ville », le conseil « unanime » adresse à la chambre de commerce ses remerciements « pour le grand effort qu’elle entreprend en vue de développer l’activité économique ».

« Une importance absolument capitale »

Cependant, le ministère du Commerce se refuse encore à donner son autorisation pour les acquisitions de terrains, souhaitant connaître plus précisément le concours financier de la Ville dans la réalisation de la zone industrielle de la chambre de commerce. Le nouveau conseil municipal réaffirme le 15 juin 1953 les positions prises précédemment. Quatre jours plus tard, le maire Victor Chatenay adresse au préfet Jean Morin la délibération accompagnée d’une lettre formelle :

« Je suis entièrement acquis à ce projet. Je considère sa prompte mise en œuvre comme étant d’une importance absolument capitale pour notre ville. Angers doit résoudre de très importants problèmes d’équipement en matière de logements, de voirie, d’eau, d’écoles, et ce dans un délai assez court. Elle n’y arrivera que si son économie industrielle et commerciale se développe, permettant une plus large répartition des charges communes. Ce n’est qu’à ces conditions, au surplus, qu’Angers pourra fournir les efforts qu’exige sa réputation de ville largement ouverte aux activités intellectuelles et artistiques.
Ces idées étaient celles qui ont inspiré le conseil municipal lorsqu’il a pris sa délibération du 23 mars 1953, jointe au dossier ; ce sont celles du conseil municipal issu des élections du 25 avril, puisqu’il vient, par sa délibération du 15 juin, de préciser les engagements de la Ville quant à sa participation à la réalisation du projet de la chambre de commerce. […]
Je sais, M. le préfet, pour en avoir eu maints témoignages, l’intérêt que vous portez à notre ville ; aussi est-ce en pleine confiance que je vous demande d’apporter l’appui de votre haute autorité à un projet qui doit avoir une influence déterminante sur son avenir, auquel je vous sais si attaché. »

Après l’accord du ministère de tutelle, la Commission de contrôle des opérations immobilières doit encore donner son visa pour les acquisitions. Lors de la réunion du 16 septembre 1953, le rapporteur se montre dubitatif sur le fait qu’Angers, en dehors des grands courants industriels et dans une région agricole, puisse susciter un dynamisme propre à remplir une zone industrielle… Mais Maurice Denis, secrétaire général de la chambre de commerce, sait trouver les mots pour convaincre : si les exemples d’Orléans, Rennes, Reims, Châlons-sur-Saône sont peu probants, c’est que leurs chambres de commerce ne se sont pas suffisamment investies dans ces projets. À Angers, la décision a été prise d’acheter et d’aménager les terrains pour les rétrocéder ensuite aux industriels intéressés. L’affaire ne traînera donc pas en longueur. La possession de terrains propres à l’usage qu’on voulait en faire est « un facteur puissant de réussite » et la Commission donne finalement son accord à l’unanimité, moins trois abstentions.

2 667 emplois à la Croix-Blanche

Les terrains sont donc achetés en novembre 1953. De son côté, la Ville d’Angers se montre également très active, par l’achat de terrains complémentaires et de l’usine désaffectée Buirette et Gaulard, rue de la Brisepotière, pour servir de pépinière d’entreprises. Sur le plan fiscal, le conseil municipal vote en juillet 1954 une réduction de 50 % de sa part de patente en faveur des industries nouvelles qui s’implanteraient dans la zone industrielle, tout comme le conseil général l’a décidé en mai. Les conditions de main-d’œuvre étant réunies – abondante et d’excellente qualité, déclare le président de la chambre de commerce Eugène Moreau – la zone industrielle devait être un succès.

Le premier contact fructueux avec des entreprises en quête de décentralisation date de janvier 1954. Très vite la Compagnie Thomson-Houston – fabrication de rasoirs, électrophones, postes de radio et de télévision – manifeste son intérêt pour le plus grand des terrains de la Croix-Blanche (16 ha 19 a 4 ca), ce qui permet à la chambre de commerce de créer officiellement la zone industrielle par sa délibération du 2 février 1954. La décision d’implantation officielle de Thomson est prise en juin 1955 et les travaux commencent en avril 1956. L’usine ouvre en juin de l’année suivante. Cette décentralisation intégrale d’une usine depuis la région parisienne signe la réussite de l’opération. Elle hâte l’ouverture du boulevard industriel en 1955-1956, dénommé boulevard Gaston-Birgé le 16 janvier 1956. Son coût de 75 millions de francs est financé à hauteur de plus de 59 millions par le Fonds national de l’aménagement du territoire et une subvention du ministère de l’Intérieur au titre des travaux d’équipement des collectivités locales. Un embranchement ferroviaire est aménagé pour relier les entreprises à la ligne Angers-Le Mans.

Afin de simplifier la gestion de la zone, il est convenu que la Ville devienne propriétaire de tous les terrains situés à l’ouest du boulevard industriel et la chambre de commerce de tous les terrains situés à l’est. L’échange est autorisé par arrêté préfectoral du 10 août 1955. Les terrains achetés sont des terres agricoles : jardins, vergers de poiriers et de pommiers, vignes, petites exploitations maraîchères ou prés.

Après Thomson, les autres parcelles sont vendues à la Société générale de literie et à la Société Air Liquide (1958), à Paul Godineau (droguerie, couleurs et vernis), l’Aiglon (ceintures) et à la fabrique de machines-outils Talbot (1959). Suivent Outelec (tôlerie et chaudronnerie industrielles, cabines téléphoniques, 1960), Tublac (mobilier, 1961)… L’ensemble de la zone est occupé au milieu des années soixante et un premier bilan peut être établi à la date du 31 mars 1966. La Croix-Blanche concentre alors 2 667 emplois sur 20,5 hectares, 338 provenant du transfert des entreprises et 2 329 nouveaux emplois créés grâce à l’opération de lotissement industriel. Le prix de revient des terrains s’est élevé à 9 francs le m2. Dès 1960, la seconde zone industrielle est entreprise, sur les terrains de Saint-Serge. Sa réalisation est confiée à la Société d’équipement de Maine-et-Loire (SODEMEL).