Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, Conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers, n° 411, novembre 2017
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les cimetières étant au centre de la ville, au pied des églises même, point n’était besoin d’une voiture pour transporter les corps à leur dernière demeure.
Après la déclaration royale du 10 mars 1776, recommandant autant que possible la translation des cimetières hors de l’enceinte des villes, de nouveaux cimetières sont créés dans les années 1780 : Saint-Michel, le Clon, la Madeleine, Saint-Laud et Saint-Léonard pour la rive gauche, Guinefolle pour la rive droite. Quoiqu’à l’extérieur de la ville, ils n’en sont encore guère éloignés : les maisons les plus proches en 1805 sont à 15, 30 ou 40 mètres… Après 1818, il n’en reste plus que quatre : la Trinité (futur cimetière de l’Ouest), le Clon (au sud de la voie ferrée, vers les rues de Bel-Air et Jean-Bodin), Saint-Léonard et Saint-Michel (près de l’actuelle prison). Ceux de la rive gauche ne sont pas satisfaisants. Saint-Michel est trop enclavé dans les habitations et celui du Clon est de superficie insuffisante.
Indifférence face à la mort
Les services funèbres étaient très simples : on n’attachait alors guère d’importance ni au rituel de l’inhumation, ni aux tombes des cimetières. Lorsque paraît le décret impérial du 18 mai 1806 concernant le service dans les églises et les convois funèbres, les conseils des fabriques, qui gèrent les revenus des paroisses, comme les autorités ecclésiastiques, jugent plus convenable de laisser aux familles le choix de la pompe funèbre. Rien n’est obligatoire et l’indifférence règne. Quant au transport des corps, dont le décret confie la réglementation aux municipalités, le conseil municipal ne se saisit pas de cette question avant 1833. Les cercueils sont transportés sur de simples brancards.
Mais dans les années 1820-1830, l’attitude vis à vis de la mort change, l’attachement aux morts grandit, on réclame plus de décence et même de solennité dans les services et les convois. Ce nouveau sentiment face à la mort coïncidant avec la translation des cimetières de la rive gauche en un seul champ de repos, plus vaste et plus éloigné de la ville, induit de nouveaux usages dans le transport des corps. En 1809, la lettre du préfet du 3 mai, transmettant un règlement adopté par Saumur pour l’ordre des sépultures et le transport des corps au moyen d’un corbillard, reste sans effet. En 1830 en revanche, le conseil municipal prête une oreille plus attentive à ce projet, repris par la commission du Bien public : un seul cimetière serait ouvert près des fours à chaux, et l’on créerait un service de corbillards « dont l’usage est généralement adopté dans les grandes villes, notamment à Saumur [sic] ». En conclusion, le conseil du 23 juin « exprime le désir qu’il soit établi à Angers un corbillard et un service de pompes funèbres tel qu’il existe dans la plupart des villes ».
Brancards contre corbillards
Un « ex-contrôleur ambulant des contributions indirectes », Salgues, présente justement le 15 juillet 1831 un projet d’établissement de corbillards. Selon lui, les transports funéraires ne conviennent plus aux mœurs. Le service est sans chef et sans direction, des retards compromettent la salubrité. Toute pompe est absente. Avec en moyenne 1 137 décès par an à Angers, il prévoit deux corbillards par jour. Pour le transport des enfants jusqu’à dix ans, il maintient le système des brancards. Il propose d’en laisser la charge aux hospices, mais ceux-ci, après avoir montré de l’intérêt, déclinent l’offre comme étant une « entreprise hasardeuse, […] étrangère à nos attributions ». Le 16 mai 1832, ce projet est renvoyé à l’étude d’une commission spéciale du conseil municipal, qui n’aboutit à aucun résultat.
L’arrêté municipal du 16 décembre 1833 concernant les pompes funèbres conserve l’ancienne tradition, avec un peu plus de solennité : « À partir du 1er janvier 1834, le transport des morts de leur demeure à l’église et de l’église au cimetière se fera sur un brancard porté par deux ou quatre hommes vêtus de noir ayant sur la tête un chapeau rabattu, orné d’un crêpe, leur chaussure sera une paire de guêtres noires. » Ce service est payant, de 10 à 20 francs. Les indigents seront inhumés avec le même cérémonial, mais gratuitement.
Nouveau cimetière, nouvelles pratiques
En 1839-1840, l’ancien directeur de l’administration des pompes funèbres d’Orléans, Collet-Lécuyer, propose en vain ses services, son matériel et ses corbillards à la Ville. Toutefois, le projet de cimetière unique pour la rive gauche a fait son chemin, depuis son adoption en 1834. Le terrain retenu sur la route de Saint-Barthélemy (rue Larévellière actuelle) est clos de murs, planté, divisé pour les futures inhumations, quand le conseil adopte, le 10 juin 1843, un nouveau règlement pour les pompes funèbres. Il est rendu indispensable par l’éloignement du nouveau cimetière, la nécessaire régularisation du service des sépultures laissé au monopole d’un certain nombre de ciriers et régi par des tarifs particuliers non approuvés dans les formes. Désormais, la gestion administrative est confiée aux fabriques des paroisses réunies en une seule entité. Le service et le matériel nécessaire seront loués à un seul entrepreneur, choisi par adjudication publique. C’est ce que l’on appelle le système mixte. Un pourcentage des revenus résultants de l’affermage est attribué par la loi aux fabriques. Le prix des inhumations est divisé en six classes. Le transport des corps des personnes âgées de plus de sept ans n’aura plus lieu qu’au moyen d’un « char funèbre dit corbillard », à quatre roues, à un ou deux chevaux, dirigé par un conducteur et accompagné de deux porteurs qui le précéderont à pied. Le corps des enfants pourra être porté à bras.
« Les porteurs et cochers seront revêtus d’un costume uniforme habit gris, mélangé de noir, boutons, collet et parements noirs, veste, culotte et bas noirs, chapeau rond garni d’un crêpe ». Jusqu’alors, selon les termes du rapport présenté au conseil, le costume des employés préposés aux pompes funèbres était « plus burlesque que décent ». Le « matériel » de chacune des six classes est minutieusement énuméré. L’enterrement de première classe aura par exemple un corbillard attelé de deux chevaux avec grande garniture, franges et galons d’argent, harnais drapés, housses brodées en argent, plumes pour les chevaux et quatre plumets sur l’impériale de la voiture, qui pourra être terminée par un dôme.
Ouverture du service le 1er février 1848
Les va-et-vient administratifs avec les ministères de l’Intérieur et des Cultes, puis le Conseil d’État, retardent l’approbation de ce règlement et des tarifs correspondants… et en même temps l’ouverture du nouveau cimetière de l’Est. Ils ne sont entérinés dans l’urgence que par une ordonnance royale du 18 juillet 1847, mais le cahier des charges n’est rédigé qu’en 1859 et les tarifs restent provisoires jusqu’en 1862. Le cimetière de l’Est peut quand même être béni le 12 décembre 1847.
Le 20 décembre, le maire prend l’arrêté qui organise le service des pompes funèbres, confié à l’entreprise parisienne des pompes funèbres de France, la maison Langlé et Cie : « À l’avenir, et à partir du 1er février prochain, époque fixée pour l’ouverture définitive du cimetière de l’Est, le transport des personnes âgées de plus de sept ans, qui viendront à décéder dans toute l’étendue du premier et du second arrondissement de la ville, aura lieu, du domicile à l’église et de l’église au cimetière au moyen d’un char funèbre dit corbillard. Les corps des enfants au-dessous de sept ans seront transportés à bras sur un brancard, dit comète, à deux hommes. Les corbillards et brancards seront construits conformément aux modèles que nous avons approuvés et sur lesquels nous avons apposé notre signature et le cachet de la mairie ».
Vanité
Les Archives municipales conservent ces dessins, mais aussi une très complète série de photographies, datant vraisemblablement des années 1860, mais dont l’origine n’est pas connue. Elles rendent intelligibles d’un seul coup d’œil le système si hiérarchisé des six classes des pompes funèbres, pour les corbillards et pour la pompe à la maison mortuaire. Un système critiqué en 1848 par le préfet de Maine-et-Loire, Grégoire Bordillon, qui aurait préféré un cérémonial unique, la garantie d’une tombe pour tous, sans système de classes : « Les privilèges et la vanité ne devraient pas franchir le seuil du cimetière ».
En 1862, deux traités mettent fin à l’état provisoire du service des pompes funèbres. Le premier, signé entre les fabriques et la maison Langlé, maintient cette entreprise pour les convois et la fourniture du matériel, sauf de la cire, objet d’un second traité, conclu avec les ciriers, qui obtiennent de n’être pas totalement évincés d’un service dont ils avaient autrefois le monopole.