Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 405, janvier 2017
Entre l’an mil et 1250, peut-être même auparavant, le Grand Pont (actuel pont de Verdun) et la rue Bourgeoise – du bas de la rue Baudrière à l’église de la Trinité - sont par excellence le quartier du commerce à Angers. Les textes y mentionnent la présence de changeurs, ce que les fouilles ont confirmé par la découverte de plusieurs poids monétaires. Les trois foires annuelles s’y tiennent : l’Angevine (la feria andecavina), attestée vers 1060-1080, le jour de la Nativité de la Vierge, le 8 septembre ; la foire de la Saint-Nicolas, le 6 décembre, qui existe depuis au moins 1100 et celle de la Mi-Carême, d’après un acte de Richard Cœur de Lion de 1197.
Un second palais comtal
L’arrivée du frère de saint Louis en 1246, Charles, doté du comté d’Anjou en apanage, change la donne. Comme son autre frère, Alphonse, à Poitiers, il veut s’assurer mainmise sur la totalité de la ville. Aussi décide-t-il de faire construire au début des années 1250 un vaste palais comtal (actuelle galerie de paléontologie du Muséum), à l’opposé du château, dans un angle des nouvelles fortifications resté encore rural, sur la butte de l’église Saint-Michel-du-Tertre. L’économie complète le volet politique : les trois foires annuelles et les marchés y sont transférés, ce que nous apprend une bulle du pape Alexandre IV de 1255. Le souverain pontife intervient en faveur de l’hôpital Saint-Jean, jusqu’alors principal bénéficiaire des foires et marchés du Grand Pont. Il réclame dédommagement pour ce transfert qui le prive d’importants revenus. D’après les comptes de Charles II d’Anjou pour 1287-1288, les trois foires représentaient une recette d’environ 600 livres annuelles.
Des halles en bois
Des halles sont édifiées, qui donnent leur nom à la place située devant le palais comtal, aujourd’hui place Louis-Imbach. Leur emplacement primitif se trouve sans doute au bas de la place, site loti par la rue du Commerce, mais encore appelé au XVIe siècle, « les vieilles halles ». Elles sont citées en 1270 dans un acte du comte Charles Ier d’Anjou désignant un garde des halles et en 1274, quand le comte cherche à attirer des marchands à Angers, en accordant à ceux qui fréquentent les foires angevines des privilèges identiques à ceux des foires de Champagne. D’après les comptes de 1288, un portier des halles est également employé, rémunéré dix deniers par jour. En effet, marchands et artisans y louent des bancs ou étaux pour y faire étalage quotidien, et les marchés hebdomadaires s’y tiennent. Les droits de ces marchés et ceux de balance sur les halles rapportent en 1288 soixante livres de revenu pour six mois.
En 1378, les halles sont reconstruites vers le haut sur la place, face à la salle comtale, à l’aide des revenus de la cloison, suivant la décision des habitants délégués à la gestion des comptes. « La grosse charpenterie neccessaire pour porter la couverture de la chappelle des halles d’Angers et des oratoires d’icelle », marchandée auprès du charpentier Simon Talourt, revient à cent livres tournois, payées cette année-là (Archives municipales, CC 3, f° 22 v°). Les halles ne sont encore qu’un grand toit porté par d’énormes piles de bois sur des dés en pierre, si l’on en juge par la vue cavalière d’Angers par Adam Vandelant, publiée en 1576. L’étage abrite des logements, la plupart du temps sous-loués, destinés à des officiers et familiers des ducs d’Anjou. Le bâtiment est bordé par des appentis (non représentés par Vandelant) pour la vente de viandes, graisses et huiles, et environné par différentes annexes, mercerie (complément de la vente des drapes et toiles se faisant à l’intérieur des halles) et l’auditoire (palais de justice).
Les halles et leur quartier sont devenus le cœur battant d’un nouveau centre urbain, qui est aussi un centre de décision politique et judiciaire : l’hôtel de ville s’installe au palais comtal en 1529 ; le présidial, à l’auditoire royal en 1551. Si bien cœur de la ville que ceux de « la nouvelle religion » y tiennent leurs prêches en 1561. La municipalité s’en inquiète et décide le 28 novembre de la même année, « pour eviter le scandalle », de transférer les prêches aux greniers Saint-Jean, lieu « sans comparaison plus commode que lesdictes halles », c’est-à-dire moins peuplé et donc susceptible d’éviter les « esmocions ».
Modernisation
Un bâtiment ouvert à tout vent devait être source de désagréments pour les riverains : ils en demandent la clôture. Chacun devant contribuer à la dépense, la décision favorable prise par le conseil de ville le 29 août 1580 reste lettre morte. Une nouvelle décision est prise en 1596, cette fois sans doute suivie d’effet. La Ville, devenue propriétaire des halles par achat au domaine royal en décembre 1688, les fait agrandir de deux allées latérales, dites de Rouen et de Paris, par l’architecte Pointier en 1740-1742 et les habille de murs en pierre percés de deux portails monumentaux. Cet agrandissement donne à l’édifice l’aspect d’un grand éteignoir en accent circonflexe qu’on lui voit sur les photographies prises à la fin du XIXe siècle. Il en coûte 2 350 livres à la Ville, mais cette fois les marchands y sont à leur aise, dans les quarante boutiques aménagées à l’intérieur. Celui qui voulait une boutique un peu spacieuse devait payer chaque année une livre, pour l’équivalent de 3,30 m de comptoir, somme modique, la journée de travail d’un maçon de « troisième classe » étant d’environ une livre. Pendant les foires, qui se déroulent à la Fête-Dieu et à la Saint-Martin depuis 1647, le conseil de ville privilégie les marchands forains.
Jetées bas !
Peu à peu délaissées au XIXe siècle, les halles sont remplacées en 1870-1875 par celles du quartier de la République. Vieille « grange sans caractère, ni d’origine, ni de destination, qu’on ne pense même pas à jeter bas », comme l’écrivait Célestin Port dans son Dictionnaire […] de Maine-et-Loire en 1878, elles ne servent plus que pour le marché aux grains. Elles avaient toutefois été visitées le 21 juin 1871 par la Société française d’archéologie, lors de son 38e congrès archéologique de France. Le compte rendu n’est pas excessivement admiratif, étant donné les modifications faites au XVIIIe siècle : « Elles sont bois, et ne consistent à vrai dire qu’en une vaste charpente, percée de lucarnes ogivales. Le caractère des charpentes et le style des lucarnes annoncent qu’elles remontent au Moyen Âge. Mais à une époque plus récente, on a ajouté une sorte de bas côté, appuyé sur un mur peu élevé, qui donne à l’ensemble de la construction un aspect lourd et peu gracieux. »
En août 1895, le Petit Courrier exulte : enfin, ces vieilles halles, dont la démolition est « réclamée depuis si longtemps par tout le quartier », vont être rasées ! La décision prise de reconstruire l’église Notre-Dame sur le même emplacement signe leur arrêt de mort. Les halles la masqueraient, elles ne peuvent subsister. Et puis il s’agit d’augmenter l’espace commercial que représente la place.
Le conservateur du musée Saint-Jean, Auguste Michel, n’est pas du tout de cet avis. Il note à ce sujet : « Leur démolition a été ordonnée de la façon la plus bête par cet idiot de Guignard, maire d’Angers et député, pour obéir à des articles de journaux lui reprochant de ne pas faire faire de travaux ». Afin qu’au moins elles ne disparaissent pas sans laisser de traces, Auguste Michel commande à Fernand Berthault un reportage photographique sur leur démolition, commencée le 29 janvier 1896. Il récupère aussi pour le musée Saint-Jean les grilles des impostes des deux portails monumentaux ainsi que les plaques numérotées en ardoise ou en tôle des boutiques. On n’en regrette que plus leur disparition. Quelle formidable charpente en effet, pour une « vieille grange » ! À regarder ces photographies, on est prêt à croire le moine de Saint-Nicolas, Barthélemy Roger, qui affirmait au XVIIe siècle que la charpenterie des halles angevines passait pour une des plus belles et des plus grandes de France.