Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 368, novembre 2012
Jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, aucun numéro de maison, pas de nom de rue : l’Angevin ou le voyageur n’est guidé que par les édifices religieux, hôtels particuliers, commerces ou enseignes d’auberges. Le logement des régiments se faisant alors chez l’habitant, c’est d’autant plus ennuyeux pour le soldat qui arrive dans une ville inconnue, à la recherche de son gîte.
L’ordonnance royale de 1768
Louis XV veut y porter remède par l’ordonnance du 1er mars 1768 réglant le service des places du royaume. L’un des articles prescrit de numéroter les maisons pour faciliter le logement des gens de guerre. L’intendant la communique au maire d’Angers par lettre du 27 mai et le 22 février 1769, le conseil municipal décide de faire numéroter « toutes les maisons sans réserve, tant de la ville que des fauxbourgs et environs incessament ».
Pour cette opération, les échevins s’adressent au sieur Mussault, cavalier de la brigade de la maréchaussée et au sergent Portier, servant au bureau de la capitation de la ville. L’affaire est rondement menée, entre le 1er mars et le 11 juillet 1769, contrôlée tous les samedis par Heurtelou, receveur de la ville. Leurs 60,5 journées de travail sont rétribuées respectivement 272 livres 5 sols et 151 livres 5 sols. Le sieur Gouamier, chargé d’apposer l’empreinte du numéro sur chaque maison, en couleur rouge à l’huile, utilise 60 livres d’ocre (près de 30 kg) et 35 pintes d’huile (plus de 33 litres). Son mémoire se monte à 128 livres. L’un de ces numéros, le 592, est encore visible aujourd’hui sur l’hôtel de Senonnes, rue David-d’Angers.
Les instructions pour le numérotage sont conservées aux Archives municipales (DD 25). De l'hôtel de ville (n° 1) à la dernière maison dans le faubourg Saint-Nicolas (n° 4116), toutes les habitations sont numérotées en continu, sans tenir compte de la division de la ville en paroisses, sans souci d’avoir une numérotation continue pour une même rue. Angers a simplement été divisée en six quartiers, distingués par une lettre alphabétique : A pour le premier, du numéro 1 au numéro 720 ; B pour les numéros 721-1442… Les numéros en rouge ne sont que provisoires : des plaques en fer blanc sont posées en 1770, aux frais des propriétaires, par le maître serrurier de la rue des Poêliers, Mathurin Binet, et Olivier Hautreux, marchand ferblantier rue du Cornet. Le 15 mars 1773, ces derniers se plaignent que trente-six habitants refusent encore de payer le prix de leurs numéros. Les récalcitrants seront au besoin assignés en justice.
Premières plaques de rue en 1777
Ces péripéties freinent sans doute les échevins dans leur décision, du 20 juillet 1770, de pourvoir les rues de plaques nominatives. Pourtant, celles-ci sont de plus en plus indispensables, comme en témoigne la délibération du 27 mai 1777 :
« Cette ville étant composée d’une infinité de rues qui coupent les principales et formant différents quartiers, il n’a pas été possible de poser les numéros sur chaque maison de manière qu’en commençant par le numéro Ier on suivît immédiatement jusqu’au dernier. Pour réparer ce défaut […], on est obligé de marquer sur les billets de logements des gens de guerre le nom de la rue où est située la maison où leur logement est assis, mais les rues n’étant point indiquées à leur entrée et à leur extrémité, elles sont difficiles à trouver et retardent souvent le logement du militaire. Les étrangers et voyageurs trouvent aussi avec difficulté le nom des rues où sont les auberges où ils veulent loger et les personnes avec lesquelles ils ont des affaires. Ces motifs nous ont porté à délibérer le 15 décembre dernier que le nom des rues de la ville seroit posé aux angles de chaque rue aux frais de l’hôtel commun de la ville. » (Archives municipales, BB 127, f° 119-120).
L’adjudication de ce chantier a lieu ce 27 mai 1777 à l’hôtel de ville. Le nom des rues sera imprimé sur une feuille de fer blanc fort, « bien dressée et peinte en blanc de serruse et en huile, […] le nom de la rue en noir et aussi en huille ».
Numérotation mal établie
La numérotation de 1769 a-t-elle été utile ? On en doute. Dès 1793, elle est refaite :
« Le conseil général de la commune, considérant que les numéros qui ont été placés sur les maisons de cette ville en exécution de l’ordonnance du 1er mars 1768 ne peuvent plus exister dans l’état qu’ils sont, que l’ordre a été mal établi, qu’une partie des maisons a été détruite et de nouvelles réédifiées, que les mêmes rues portent des numéros très éloignés les uns des autres, et de différentes sections, ce qui met une grande confusion dans les dénombremens des habitans et le logement des troupes […], il est décidé :
1 - que toutes les maisons qui sont dans l’étendue du territoire de la ville seront numérotées aux frais de la municipalité
2 – les numéros seront établis par rue de manière que chaque rue commence par le numéro 1
3 – les neuf sections de la ville seront distinguées par les neuf premières lettres de l’alphabet et chaque plaque portera au-dessus du numéro la lettre qui désignera la section » (Archives municipales, 1 D XXX, f° 35, 29 août 1793).
Le grand bénéfice de la numérotation de 1769 reste l’état nominatif de tous les habitants dressé parallèlement à l’opération. Ce premier recensement de la population, document fort rare dans les annales urbaines de la France d’Ancien régime, est particulièrement précieux pour l’histoire démographique, économique et sociale (Archives municipales, II 13).
La valse des plaques
La numérotation des immeubles connaît encore bien des aléas avant de se stabiliser suivant des principes définitifs. La municipalité est d’abord beaucoup plus préoccupée par les plaques indicatives des rues que par la numérotation des habitations. En 1820, des plaques en zinc remplacent celles en fer blanc de 1777. Elles ne résistent pas aux chocs. Après avoir longuement hésité sur le matériau à employer pour obtenir la meilleure pérennité - fonte, porcelaine, faïence vernissée, lave émaillée… - le maire jette son dévolu sur le procédé employé par un ancien pharmacien de la ville, Godfroy : du ciment de Vassy. Hélas, à peine posées en 1839, les plaques s’avèrent de mauvaise qualité. « Je pense qu’après la gelée, écrit le commissaire central de police le 4 décembre 1839, beaucoup seront illisibles. » Le peintre qui a travaillé sous les ordres de Godfroy révèle au maire, dans une lettre du 1er janvier 1840, que « M. Godefroy nous a fait employer un procédé et l’a employé lui-même sans en connaître la propriété, puisque ce procédé ne s’emploie que dans l’intérieur des appartements » ! Les plaques défectueuses finissent par être remplacées en 1842 par des plaques en fer inoxydable. Lors du remplacement général de 1853, on en revient aux plaques en zinc…
Un demi siècle de tâtonnements
Au milieu de tous ces débats, la ville se renouvelle, de nombreux bâtiments neufs sont édifiés et il n’y a plus de numérotation. Celle de 1793 n’est qu’un lointain souvenir ! Le système édicté pour Paris par le décret du préfet Frochot du 15 pluviôse an XIII (4 février 1805), étendu à toutes les communes de France par l’ordonnance du 23 avril 1823, prescrit une numérotation, pour les voies perpendiculaires au fleuve, en partant de celui-ci et pour celles qui lui sont parallèles, dans le sens du courant. À droite seront les numéros pairs, à gauche, les numéros impairs.
Elle n’est appliquée à Angers qu’en 1847 avec la distinction entre pairs et impairs mise en place lors de la renumérotation générale. En une décennie, à la lecture des recensements de la population, on mesure les progrès réalisés : au recensement de 1841, pas de numéros ; en 1846, numérotation des maisons en continu par rue ; en 1851, distinction pairs/impairs.
Cependant, la numérotation reste défectueuse : la référence au fleuve a été oubliée. D’une rue parallèle à l’autre, le sens de numérotation change ! Encore un effort… Nouvelle révision générale en 1879, menée par l’architecte de la ville, Charles Demoget. Cette fois, les prescriptions de l’ordonnance de 1823 sont suivies à la lettre. La numérotation d’un grand nombre de rues est donc retournée comme un gant. C’est ainsi que l’Hôtel d’Anjou, sur le boulevard de Saumur (actuel boulevard du Maréchal-Foch), passe du numéro 32 au numéro 1…