Le premier dîner du Vin d'Anjou

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, Conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 420, décembre 2018-janvier 2019

Mise à jour : 9 mai 2023

Les débuts de la IIIe République voient la naissance du mouvement régionaliste qui met en valeur chacune des provinces françaises, ses traditions, ses costumes, sa gastronomie… L’impulsion vient souvent des « provinciaux de Paris », expatriés, qui veulent s’entraider, nostalgiques de leur petite patrie. Les Angevins de Paris sont particulièrement actifs. Trois groupements et un journal voient le jour : le Dîner du Vin d’Anjou et Les Angevins de Paris (société de secours mutuels) en 1885, le journal L’Angevin de Paris en 1904 et la Société des artistes angevins de Paris en 1906, tous deux à l’initiative de Marc Leclerc, le grand poète angevin patoisant.

Réunion amicale

La naissance du Dîner du Vin d’Anjou est fortuite. Un beau soir du 12 mars 1885, comme l’ont conté le général Rivain lors du cinquantième anniversaire de l’association, grâce aux recherches d’Henry Coutant, puis le docteur Paul Maisonneuve dans son livre L’Anjou, ses vignes et ses vins, en 1925, quatre Angevins de Paris se réunissent pour jeter les bases d’une association amicale : René Brochin, principal clerc de notaire ; Émile Cormeray, rédacteur au ministère de la Justice ; le docteur Gauchas et Jules Plaçais, commissaire-priseur. C’est chez ce dernier qu’a lieu le très modeste dîner préparatoire.

Le premier dîner officiel est donné au célèbre restaurant Brébant le 23 mars 1885. Les vingt-quatre convives se dotent de statuts. Le Vin d’Anjou doit être une réunion amicale d’Angevins, « un foyer d’accueil et de solidarité » comme le dira la brochure publiée en 1934. Un président est élu, Eugène Lelong, archiviste-paléographe, professeur à l’École nationale des chartes ; un secrétaire, le docteur Gauchas et un trésorier, Jules Plaçais. Les réunions doivent avoir lieu tous les deux mois. « L’enfant était né, écrit le docteur Maisonneuve, quel nom lui donner ? On hésita entre le Dîner de la Baumette, La Belle Angevine et le Vin d’Anjou. C’est ce dernier qui réunit les plus nombreux suffrages. »

Comment en faire partie ?

Le dîner de décembre 1885 compte déjà plus de cinquante convives, parmi lesquels les sculpteurs Robert David-d’Angers et Ferdinand Taluet, le peintre Étienne Audfray, l’archiviste Célestin Port, le collectionneur Joseph Denais, le docteur Monprofit, futur maire d’Angers. Pour en faire partie, il suffit d’être de la province d’Anjou, de naissance ou d’adoption ou même seulement d’avoir une proche parenté ou une alliance angevine. L’admission se fait par cooptation, sur demande écrite au président, appuyée par un membre du comité ou par deux parrains. Les femmes n’y sont pas admises, quoiqu’elles le soient à la Société des artistes angevins. Le comité, sorte de conseil d’administration, regroupe une dizaine de membres. Si l’on regarde les listes de membres, on s’aperçoit que n’y figurent pas seulement des Angevins de Paris, mais des Angevins d’Angers qui n’ont pas de résidence dans la capitale. Dans les années trente, c’est par exemple le cas de Gaston Birgé, directeur de l’usine à gaz ; de Jean Bouyer, propriétaire de l’Hôtel de France ; de l’entrepreneur de travaux publics Henri Brochard ; de Paul Cardi, directeur du journal Le Petit Courrier… Tous sont des notables. Le Dîner est une sélection de la fine fleur de tous les secteurs d’activité : armée, magistrature, médecine, barreau, industrie, commerce, sciences, arts, littérature, théâtre, politique…

Ses présidents portent souvent des noms connus : Chevreul, le grand chimiste ; le peintre Lenepveu ; Fairé et le comte de Maillé, députés de Maine-et-Loire ; le sénateur Blavier ; le docteur Mottet, président de l’Académie de médecine ; les poètes Julien Daillère et Marc Leclerc ; le journaliste Henry Coutant ; Étienne Port, fils de l’archiviste de Maine-et-Loire, inspecteur général de l’Instruction publique ; l’écrivain René Bazin, Maurice-Edmond Sailland dit Curnonsky…

Des dîners de plus en plus angevins

Jusqu’en 1894, les repas n’ont rien de spécialement angevin, pas même les vins ! On y déguste bordeaux et champagne, chablis et sancerre, au mépris des crus dont l’association porte le nom… C’est que la société dépend des restaurants parisiens. Elle n’a pas de « domicile fixe ». Entre 1885 et 1914, le Dîner connaît plus d’une douzaine de résidences successives, dont Le Brébant, le Café Corazza au Palais royal, le Dîner Français, l’Hôtel des Sociétés Savantes, le restaurant de la tour Eiffel, l’Abbaye de Thélème, le Grand Véfour, Marguery, le Café Cardinal… Innovation à partir de 1891 : les cartons d’invitation sont rédigés en patois angevin par Marc Leclerc et illustrés par l’Angevin Fortuné-Louis Méaulle : « On se mettra à souper sur les 7 heures ; aussi faudra tâcher de se décancher ben vite ce jour-là, et de ne point pétonner pour point arriver en retard. […] Ne manquez point de venir, quand même y ferait grand froid, seulement embourrez-vous ben pour point attraper du mal, et si y tombe un grand à-cas d’eau, envoyez qu’ri une charte, pour point arriver tout guéné. » (dîner du 16 décembre 1891)

Le menu n’a quant à lui rien de régional, sinon les fouaces du dessert et le bourgueuil. Il faut attendre le dîner de juillet 1894, au premier étage de la tour Eiffel, servi par l’Angevin Chevallier, propriétaire du Café d’Orléans, pour avoir des mets «  exclusivement inspirés du souvenir des choses succulentes qui se mangent en Anjou » (docteur Maisonneuve) : potage crème à l’angevine et consommé au Roi René [sic !], filet Bodinière, poularde de Château-Gontier, salade Corné, petits pois de Beaufort, bombe Dumnacus, crémets d’Anjou. Encore qu’il s’agisse surtout de plats angevinisés par leur nom plus que de recettes traditionnelles angevines, mis à part les fameux crémets. Le dîner de juin 1898 au même endroit associe aussi à chaque plat un nom angevin : saumon froid des Ponts-de-Cé, filet de bœuf saumuroise, côtes d’agneau Saint-Florent, poussins de la vallée de Beaufort, salade David, macédoine de fruits du Pélican, petits gâteaux Saint-Aubin. Certes, certains produits devaient venir d’Anjou, comme le melon de Mazé et les petits pois de Longué.

C’est surtout à partir de 1922, sous la présidence de Camille Servat, qu’il est décidé de donner des menus originaux, en faisant appel au concours de cuisiniers angevins. Le grand restaurateur Armand Bouzy - président du Syndicat des cuisiniers de l’Anjou, alors à la tête du Restaurant du Théâtre à Angers, rue des Deux-Haies, avant de créer le Welcome – est très souvent appelé à cuisiner pour ses compatriotes. Le dîner du 28 novembre 1923, au Palais des fêtes de la Ville de Paris, est un éclatant succès. Celui du 20 mars 1924 tout autant. Pasquiet, du Lion-d’Or à Candé et Bouzy y forment un merveilleux duo.

Un ambassadeur de l’Anjou

Le groupement est alors en plein essor. Camille Servat le rappelle ce 20 mars 1924 : « Il y a deux ans, notre association comptait 173 adhérents. Actuellement, nous sommes 307, sans compter les nouveaux dont je vous ai donné les noms tout à l’heure. » Les Dîners du Vin d’Anjou ne mettent pas seulement en valeur les produits de la province, mais aussi ses artistes. Pour cette soirée du 20 mars, le dernier dîner de la présidence de Camille Servat, la salle du banquet était ornée en son honneur d’une frise humoristique composée par Félix Lorioux et Ludovic Alleaume. Jean-Adrien Mercier avait réalisé les costumes, Jouanneault les accessoires et Rémy Mondain, propriétaire du grand magasin d’Angers le Palais des Marchands, avait fourni la toile de fond de la frise. Celle-ci montre avec truculence les spécialités de l’Anjou et les acteurs du Dîner : « Les joyeux lapins d’Angrie, les rillauds, le brochet et l’alouse portant le beurre blanc, les dindonneaux de Morannes, l’oie rôtie d’Brissac, maîtresse Pasquiet et maître Bouzy, Camillus imperator couronné de lauriers (sauce), le gros cu d’viau d’Ingrandes, le très noble chapitre des dives bouteilles, le petit pois rond, le verre à vin d’Anjou, la busse Notre Roulleau [marquée Concourson], le chœur des liqueurs angevines. » (L’Ouest, 31 mars 1924)

Les artistes ont toujours été conviés aux dîners. Dès le début, des soirées littéraires, artistiques, musicales suivent les banquets. On était heureux de se serrer les coudes, de parler du pays et d’apprécier ses talents. Charles Bodinier, né à Beaufort, secrétaire général de la Comédie française, est souvent mis à contribution pour les animer. Beaucoup d’artistes de la Comédie française sont conviés, comme Sylvain, Coquelin cadet. Bodinier avait fondé un petit théâtre d’application pour les élèves du Conservatoire, connu sous le nom de théâtre de la Bodinière, où des soirées sont données pour le Dîner du Vin d’Anjou.

Les Angevins y sont particulièrement présents. Au dîner de la tour Eiffel de juillet 1894, l’une des artistes du théâtre de la Bodinière chante un poème de l’Angevin Montiès, mis en musique par un autre Angevin, Anthiaume. Dans les années d’entre-deux-guerres, on entend les rimiaux de Marc Leclerc et les poèmes de Paul Sonniès (pseudonyme de Paul Peysonnié), le romancier Maurice Brillant, le journaliste Henry Coutant, l’artiste de l’Opéra-Comique Suzanne Cesbron-Viseur, la pianiste Marcelle Gérar, le violoniste Roland Charmy, l’ancien pensionnaire de la Comédie française Paul Décard, le compositeur Eugène David-Bernard, l’actrice Mme Lherbay… et bien sûr l’écrivain et humoriste Curnonsky qui n’aurait pas manqué un dîner du Vin d’Anjou ! Au dessert, on lui réclamait quelques bonnes histoires du pays « et là son accent faisait merveille » raconte son biographe Simon Arbellot. Curnonsky déclarait que le vin d’Anjou, qui « assujettit », mais ne grise point, jouit de propriétés telles que l’animation la plus folle règne à toutes les réunions du Dîner !

En 1926, le Dîner se « décentralise » pour la première fois en Anjou, à la belle saison. C’est l’excursion du 28 septembre 1926 à Saint-Hilaire-Saint-Florent, Trèves-Cunault, Doué, Asnières, Montreuil-Bellay. Le repas a lieu à l’Hôtel de la Loire, chez Barrau, à Gennes, la meilleure table de l’Anjou. Désormais, il sera de tradition de venir tous les deux ans en Anjou.

« Et voilà, conclut le docteur Maisonneuve, comment la modeste initiative de quelques Angevins, isolés dans Paris, eut pour conséquence de rapprocher fraternellement une foule de braves gens sortis du même sol, qui s’ignoraient et auraient continué à passer les uns près des autres sans se connaître […]. L’éclat de ces réunions a eu un second effet, […] il a rejailli sur le fin produit de nos coteaux et largement contribué à attirer sur lui l’attention des Parisiens. » Au dîner du 9 décembre 1919, le président inaugure solennellement deux prototypes du verre à vin d’Anjou. En décembre 1925, c’est la bouteille à vin d’Anjou qui est présentée, après de longues recherches menées par les Verreries Mécaniques de l’Anjou. Le Dîner du Vin d’Anjou a joué le rôle d’un ambassadeur.