A la conquête de l'air : premiers envols en Anjou

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 352, avril 2011

Le rêve de l’homme : voler. Une ascension en ballon se serait déroulée lors du couronnement de l’empereur Fo-Kien à Pékin en 1306. Léonard de Vinci dessine hélicoptère et parachute. Les expériences se multiplient au XVIIIe siècle, d’abord sans résultats, si bien qu’en 1780, Condorcet et Monge annoncent péremptoirement qu’aucune tentative pour s’élever dans les airs ne saurait aboutir. Le 4 juin 1783, les frères Montgolfier réussissent la première expérience publique d’ascension d’un ballon à air chaud à Annonay.

La compétition fait rage. Le physicien Jacques Charles et les frères Robert expérimentent le ballon à gaz d’hydrogène au Champ de Mars, à Paris, le 27 août 1783. Avec ce système, l’air chaud n’est pas produit en faisant brûler de la paille mouillée et des substances animales comme la laine : il est obtenu par de l’acide sulfurique jeté sur de la limaille de fer. Dans ce cas, on parle de « charlière » et non de « montgolfière ».

 

Ces ballons partent à vide. Un nouveau pas est accompli le 19 septembre 1783, avec l’ascension à Versailles, en présence de la famille royale, d’un canard, d’un coq et d’un mouton. C’est enfin le premier voyage humain, le 21 novembre suivant, au château de la Muette, avec Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes.

 

Un Angevin s’intéresse de près à la conquête de l’air. C’est même le premier aéronaute de l’Anjou. Passager du ballon le Marie-Antoinette avec Pilâtre de Rozier, le 23 juin 1784, il remporte le triple record de la distance (trajet de 52 km), de la vitesse (60 km/h) et de l’altitude (3 000 m environ).  Il s’agit du chimiste Joseph-Louis Proust (1754-1826), qui se rendit célèbre avec sa loi des proportions définies. Son frère Joachim, maître apothicaire, n’était pas non plus à court d’idées. Il fit parler de lui à Angers pendant la Révolution.

En attendant, Joseph-Louis Proust travaille avec le physicien Charles au ballon à hydrogène qui s’élève à Paris le 27 août 1783. Il tient sa ville natale au courant des progrès de l’aérostation, en publiant plusieurs articles dans les Affiches d’Angers. Le premier, du 3 octobre 1783, rend compte des expériences des frères Montgolfier : « Nous croyons devoir à nos lecteurs quelques détails sur cette découverte, qui peut n’être que curieuse, et qui peut aussi devenir de la plus grande importance. »

Très vite, en décembre, il lance une souscription pour rééditer à Angers l’exploit des frères Montgolfier. Le 9 janvier 1784, il annonce clairement son ambition dans les Affiches d’Angers - mais y garde - prudemment ? - le « nous » anonyme : « On nous a instruit que quelques personnes étoient persuadées qu’on ne devoit que faire partir un ballon, sans y monter ; nous croyons devoir prévenir le public que les physiciens qui s’occupent de la machine, après avoir fait différentes expériences à une certaine hauteur, s’élèveront ensuite à ballon perdu. »

 

Mais l’entreprise rencontre beaucoup de réticences. Certains répandent de faux bruits dans le public : le ballon le Flesselles de Lyon aurait eu un accident, le 19 janvier 1784. Aussitôt, un article paraît dans les Affiches d’Angers du 30 janvier : « En vain les âmes indifférentes, ou timides, ou envieuses, veulent-elles inspirer leurs préventions et leurs défiances au public. » Mais les « clameurs obscures de quelques individus » se poursuivent. Nouvel article dans les Affiches du 20 février, où l’on voit que Proust travaille avec son frère. La souscription n’avance pas. Elle n’est encore « qu’à demi remplie ». Ceux qui ont souscrit se plaignent : « Pourquoi tant tarder, dit-on tous les jours ? ». Il faut étouffer les rumeurs. « L’absence de mon frère ne portera aucun préjudice à cette expérience. […] Pour rassurer le public sur le succès de cette machine, dont je suis actuellement chargé en mon propre et privé nom, je vous prie de lui apprendre que j’en ai toutes les dimensions fixées par M. Pilâtre, et que je n’ai rien négligé pour acquérir plus que la théorie dans une affaire où ma vie et mon honneur sont intéressés. Dans un voyage que j’ai fait à Paris, où j’ai eu la gloire de travailler à produire le gaz inflammable, qui a transporté M. Charles jusqu’à Nesle [le 1er décembre 1783], j’ai eu l’avantage de conférer avec les inventeurs de ce chef-d’oeuvre de chymie et de mathématiques, de considérer, à loisir, leurs machines, et d’entrer dans les plus petits détails […] ».

Enfin, les choses se précisent le 2 avril 1784. Dans un article - cette fois signé, et c’est le seul - Proust annonce pour le lundi suivant des démonstrations de gaz, avec ballons d’essai, au château d’Angers, pour faire comprendre la différence entre les montgolfières et les charlières. Une montgolfière « perdue », de 11,69 m de haut sur 5,80 m de diamètre, permettra d’avoir « des idées nettes » sur la grande (19,5 de haut sur 39 m de circonférence), qu’il compte lancer dans un mois, le temps de la construire. Elle doit coûter 2 400 livres. C’est pourquoi il fait encore appel aux souscripteurs.

 

Et le premier vol connu en Anjou se déroule le 12 avril 1784, mais… pas avec Proust, pas à Angers et sans passagers. Il a lieu avec un Nantais, M. L’Aligant de Morillon, « amateur de physique expérimentale », au château de Serrant au milieu d’une grande fête offerte par le comte, avec banquet, musique, chansons, décharge d’artillerie… Le 16 avril, les Affiches d’Angers font paraître un grand article consacré à cet événement. L’aérostat qui s’est élevé à Serrant est fort petit, 2,27 m de diamètre : rien de comparable avec les ambitions de Joseph-Louis Proust.

Qu’est-il donc advenu de ses projets ? On ne le sait pas précisément. On ne peut que le deviner. Les premières démonstrations se sont-elles déroulées comme prévu au château ? Aucun récit d’éventuelles ascensions n’a été conservé. A-t-il pu lancer sa première montgolfière, de taille réduite, lors des essais ? En tout cas, l’envol de la grande montgolfière a bel et bien été annulé. Ballon trop grand ? Proust voulait rééditer en tous points l’exploit des frères Montgolfier du 21 novembre 1783. Souscription insuffisante ? La défense de « faire enlever » des ballons sans autorisation, prise par la municipalité le 19 mai 1784 afin de prévenir tout risque d’incendie, a fait le reste.