Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 369, décembre 2012
Jusqu’au XVIIIe siècle, Angers, comme la plupart des villes de France, n’a d’autres moyens de lutte contre le feu que ses hommes, armés de seaux en bois. Encore faut-il réquisitionner les récipients chez les boisseliers et les habitants. Lorsqu’un incendie se déclare, on requiert également les corporations du bâtiment, pour faire la « part du feu ».
L’incendie du palais de justice en 1744
C’est ce qui advient le dimanche 19 juillet 1744. Le roi a donné l’ordre de fêter dignement la prise d’Ypres : Te Deum à la cathédrale, décharge d’artillerie et feux de joie sur la place des Halles (actuelle place Louis-Imbach) sont organisés. Mais des flammèches du feu de joie embrasent les archives du greffe du présidial et de la prévôté, le palais de justice de l’époque. Déjà « les flammes se faisoient parroistre au-dessus de la couverture » (Archives municipales, BB 113, f° 64) quand on avertit les échevins dans l’après-midi. Aussitôt sont envoyés couvreurs, charpentiers, maçons et autres ouvriers pour découvrir le toit et tronçonner la charpente afin d’empêcher que le feu ne dévore le bâtiment tout entier. Les habitants du quartier sont convoqués pour « tirer de l’eau de leurs puits » et la « laisser couler dans la rue », tandis que d’autres, « des deux sexes », forment deux chaînes humaines. L’eau est puisée du côté du port Ayrault et, de main en main, les seaux arrivent au palais de justice. Vers sept heures du soir, un détachement de la compagnie des invalides du château est posté autour du palais pour faire régner l’ordre dans les secours. Après plus de douze heures de lutte, l’incendie est enfin éteint à six heures du matin.
Instruit par cette expérience, peu douloureuse si on la compare au grand incendie de Rennes de 1720, le conseil de ville décide dès le lendemain de se procurer des pompes. Leur usage est encore récent. L’invention des premiers tuyaux de cuir souple en 1672 par le néerlandais Jan Van der Heiden a rendu opérationnelle sa pompe à bras. Elle est introduite à Paris en 1699 par le comédien François Dumouriez Duperier qui obtient le privilège exclusif de sa fabrication et la direction du premier corps de pompiers de la capitale en 1716. Rouen achète une pompe en 1710, mais ce système hollandais ne donne pas satisfaction. En 1721, les échevins passent une nouvelle commande, cette fois auprès de leur compatriote Le Rat qui avait présenté un mémoire pour améliorer l’instrument. Sa nouvelle machine, bien plus performante avec ses pistons étanches, assure à Rouen pour plusieurs dizaines d’années la suprématie dans la fabrication des pompes. Elle vaut à son auteur la place de directeur de l’administration des pompes en 1729, occasion d’introduire sans cesse de nouveaux perfectionnements dans leur usage, et d’être accueilli au sein de l’académie des sciences, belles-lettres et arts de la ville. La pompe de 1721, dite « des Échevins », symbole de modernité dans une cité en bois, a si bien marqué les esprits qu’elle a été transférée au musée après cent cinquante ans de service. La plus ancienne pompe à bras d’Europe - et peut-être du monde - se trouve aujourd’hui au musée des Sapeurs-Pompiers de France à Montville (Seine-Maritime).
Première pompe, achetée à Rouen
Le 20 juillet 1744 donc, le maire d’Angers prie le sieur Billard, receveur du grenier à sel, qui « a connoissance de celuy qui les fabrique et qui demeure en la ville de Rouen », de lui écrire pour demander le prix de ses pompes et « la manière qu’il faudroit s’en servir pour en faire usage ». Celui qui les fabrique n’est autre que Le Rat et sa réponse satisfait la municipalité. L’achat est d’importance : avec tous les instruments, la dépense s’élève à 1 756 livres et 16 sols. Un premier acompte est réglé en octobre de la même année. Le 12 avril 1745, le sieur Le Rat fait acheminer la pompe par la Seine jusqu’au Pecq. De là, elle est voiturée vers Orléans et par la Loire, à Angers, où elle parvient dans le courant du mois de mai. Une lettre du fabricant, datée du 22 avril, lue au conseil de ville le 7 mai, donne tous les détails des différentes pièces dont se compose la pompe, ses outils, les tuyaux, le balancier de fer, les leviers de bois pour le balancier, le petit panier d’osier blanc en forme de cône pour filtrer l’eau et « empêcher les ordures d’entrer dans la pompe ». La missive est assortie de nombreux conseils :
« Messieurs, vous aurez la bonté de prendre un habile serrurier pour monter et démonter ladite pompe, parce que ces gens-là sont plus au fait que d’autres pour placer touttes les pièces à leurs repaires. Vous aurez aussi attention de faire tremper les deux pistons de la pompe avant que de vous en servir pour les faire remfler et vous n’observerez point sur l’instruction ce qu’il est dit pour les pistons, atendu que comme ils sont d’une nouvelle fabrique et plus solides […] » (Archives municipales, CC 22 et BB 113, f° 112-113).
… et premiers pompiers
Le serrurier Marbrault, « homme intelligent » et « le plus au fait et en état de se bien acquitter de cet employ », est nommé directeur de la pompe le 29 mai 1745. Pour ses peines, il est exempté de contributions concernant les gens de guerre, de guet et de garde aux portes de la ville. Sa mission est de faire jouer la machine au moins douze fois par an afin de la maintenir en état, et d’instruire deux personnes à la manipuler. Le 24 juillet 1745, le maire l’assiste de quatre aides : Bordière et Chastelais, serruriers ; Delaunay, charpentier et Lhermenier, couvreur. Ce sont les premiers pompiers d’Angers. La pompe est logée dans une maison appartenant à l’abbaye Saint-Serge, du côté du port Ayrault. Une seconde, plus petite, est achetée en 1746, puis deux cents seaux de cuir en 1755 sur le modèle des récipients nantais, pour remplacer ceux en bois, très fragiles. La municipalité se résout à cette acquisition, après avoir caressé un temps le projet de faire contribuer d’un seau chaque membre des corps et communautés de la ville…
L’incendie à l’hôpital général dans la nuit du 7 au 8 décembre 1758 détermine le renforcement de l’organisation du premier corps de pompiers angevins. Ils sont désormais sept, tous exemptés des contributions concernant les gens de guerre, et équipés, « comme à Paris », de bonnets à la houzarde, avec les armes de la ville au-devant, pour être reconnus. Les pompes doivent être exercées tous les mois en présence de deux membres de l’hôtel de ville et de son procureur. L’équipement est complété de crochets et haches de fer. Un membre du conseil de ville est chargé de rédiger une ordonnance afin de régler « la façon dont on doit se comporter pour donner du soullagement aux incendiez et observer un ordre convenable pour procurer un prompt soulagement. » (Archives municipales, BB 118, 9 décembre 1758, f° 61 v°-62)
Premier réseau de lutte contre l’incendie
Dix ans plus tard, le système de lutte contre l’incendie est encore amélioré par l’achat de deux nouvelles pompes, à Paris, moyennant 1 500 livres chacune, avec leurs accessoires. Elles arrivent le 7 novembre 1768, conduites par un sous-brigadier des gardes pompes du roi à Paris, qui enseigne le maniement des nouvelles machines à ses sept collègues. Au budget de 1769, Angers ne consacre pas moins de 664 livres 4 sols à son service d’incendie, l’aménagement d’un local à pompe rue Courte revenant à 416 livres à lui seul (Archives municipales, CC 208). Les quatre pompes sont en effet désormais réparties dans la ville : sous les halles, à proximité de l’hôtel de ville ; rue Courte (actuelle rue du Musée) ; place Cupif (quartier de la République) et dans la Doutre, près de la communauté des pénitentes.
En 1776, le corps des pompiers atteint douze membres, puis dix-sept en 1782. Il est alors composé de six serruriers, trois couvreurs, deux cordiers et d’un membre des professions suivantes : charpentier, ferblantier, tailleur de pierre, menuisier, sellier et cordonnier. Depuis 1773, le sieur Quentin, « ci-devant pompier à Rouen et de retour en cette ville, sa patrie », se trouve à sa tête, avec le titre d’inspecteur des pompes. C’est lui qui, en 1788, est chargé de fabriquer la cinquième pompe de la ville, une pompe portative utilisable dans les maisons (Archives municipales, BB 132, f° 131 v°-132 r°). La même année, les pompiers sont dotés de bonnets en cuivre, fabriqués par le ferblantier Olivier Hautreux, rue du Cornet. Ils ne sont pas encore regroupés dans une caserne, mais depuis 1782, leur maison est distinguée par l’apposition d’une plaque bleue. Enfin, date importante, la municipalité décide, le 4 décembre 1777, de verser une indemnité à chacun d’eux : trente sols par jour lors de l’essai des pompes, quarante par jour et autant par nuit en cas d’incendie (Archives municipales, BB 128, f° 22).
Angers a-t-elle été précoce dans l’organisation de son service de lutte contre l’incendie ? Paris, Rouen et quelques autres villes au nord d’une ligne Saint-Malo – Genève l’ont devancée, mais elle se trouve au même rang que Rennes, et bien avant Nantes et Brest.