Le premier grand hôtel

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 389, mars 2015

À la fin du Moyen Âge, Angers, ville d’environ 12 000 habitants, compte une vingtaine d’hôtelleries. Parmi elles, le Cheval-Blanc, rue Saint-Aubin, au futur numéro 12, dont le propriétaire devait payer redevance à l’abbaye Saint-Aubin. Pourquoi la présenter comme le premier grand hôtel d’Angers ? Au bénéfice de son importance acquise au fil du temps, de sa renommée, de sa cuisine et… de sa longévité, puisque la maison a tenu jusqu’en décembre 1954.

Fondée en 1514 disent les publicités du XXe siècle. Erreur ! « L’oste du Cheval-Blanc », un certain Jean Barin, figure déjà dans une délibération du conseil de ville du 24 janvier 1485, énumérant les principales auberges : les hôteliers, convoqués à l’hôtel de ville, doivent prêter serment sur les heures de Notre-Dame que, si des étrangers arrivent dans leurs établissements, ils en informeront aussitôt le maire. La guerre n’allait pas tarder à se déclarer entre le royaume de France et la Bretagne. « L’hostellerie du Cheval-Blanc » est alors propriété de la famille Barrault, commanditaire du logis du même nom à la fin du XVe siècle. François Barrault la baille pour cinq ans au marchand René Delanoé en 1518, moyennant une rente annuelle de 65 livres. Ce devait être une auberge assez modeste. Un marché d’entretien de couverture d’ardoise retrouvé pour 1611 laisse entrevoir sa configuration, qu’il a toujours conservée : logis par devant, greniers, étables, écuries par derrière.

Les Rebondy

Avec la famille Rebondy commence la montée en puissance, même si la Boule-d’Or, rue Baudrière ou le Lion-d’Or, faubourg Bressigny sont encore beaucoup plus importants à la fin du XVIIe siècle. Alexandre Rebondy s’illustre le 21 novembre 1623 en sauvant la vie du maire, Gabriel Jouet, attaqué par un laquais ivre. Charles Rebondy paraît un parfait maître-queux, pratiquant le livre de cuisine publié en 1656 par Pierre de Lune, écuyer du duc de Rohan, « contenant une nouvelle façon d’apprêter toutes sortes de mets ». Du passage éventuel de Madame de Sévigné, nous n’avons que le parfum légendaire : nulle trace dans sa correspondance. Elle loge chez l’évêque d’Angers, Henri Arnauld (septembre 1684).

La renommée de l’hôtel se confirme au XVIIIe siècle : Buffon y descend en 1730, le philanthrope François de La Rochefoucauld en 1783, l’Anglaise Mme Cradock en 1785, qui le qualifie d’hôtel « propre, raisonnable et bien de toutes façons ». En février 1790, l’hôtelier Joubert manque de peu d’être élu parmi les trente notables devant former le nouveau corps municipal. La publicité parue dans les Affiches d’Angers en 1807 pour la vente de l’hôtel note qu’il comporte 24 chambres, peut contenir 10 voitures et 50 chevaux.

Dormir au Cheval-Blanc en 1851

L’hôtel est souvent évoqué par ses visiteurs dans leurs mémoires.

« Vers 9 heures, écrit la comtesse d’Armaillé dans ses souvenirs publiés par la comtesse Jean de Pange (Quand on savait vivre heureux, 1830-1860, Paris, Plon, 1934), nous entrions à l'auberge du Cheval-Blanc. C'était la meilleure d'Angers, et celle que fréquentaient la noblesse et les personnes considérées de la province. Les maîtres de l'auberge, les servantes accueillaient avec un air de bonhomie et de familiarité respectueuse […]. L'auberge était très ancienne, bâtie en bois et en torchis, avec des galeries couvertes comme au Moyen Âge, qui permettaient aux chambres de communiquer les unes dans les autres. Ce système était commode mais les obscurcissait beaucoup. On m'apporta à dîner dans ma chambre, et je m'amusais énormément du tapage de la cour intérieure remplie de monde, de chevaux de poste et de voitures démodées. […] Je m'endormis comme je pus, car il régnait un tapage incroyable non seulement dans la cour, mais dans la maison entière. Au dehors les cloches n'arrêtaient pas de tinter, puis une bande d'individus passa dans la rue très étroite en chantant. Enfin les chiens commencèrent à aboyer dès que le silence s'établit ».

Une riche et illustre clientèle

L’hôtel est le premier établissement recommandé par les guides de voyage, d’autant qu’Alexandre Bahuet dit Breton l’a fait entièrement rebâtir de tuffeau fin en 1855-1856. L’Indicateur angevin de 1866 le place en tête de son énumération : « Les hôtels pour voyageurs se recommandent par un confortable que l’on trouve rarement en province. Le Cheval-Blanc, les hôtels d’Anjou, de Londres et de l’Europe sont à bon droit signalés aux voyageurs. » S’ouvre alors une période faste. En 1874, le propriétaire, Mornard, transforme sa cour en jardin pour servir de salle à manger d’été, ce que le journaliste du Gaulois ne manque pas de signaler. En visite à Angers les 29-31 octobre 1875, il consacre un assez long passage à l’hôtel dans son article du 30 octobre (Le Tour de France du Gaulois. – Angers) :

« La salle à manger de l’hôtel du Cheval-Blanc, avec sa décoration d’un style sombre, avec ses imitations de vieilles faïences et ses vitraux, ne jurerait pas dans un restaurant du boulevard des Italiens. Cette salle s’ouvre sur une cour transformée en jardin, ce qui permet en été de déjeuner au milieu d’un massif de fleurs. Un velum vous abrite contre les ardeurs du soleil. […] La clientèle de l’hôtel se compose principalement des riches touristes, des officiers supérieurs en tournée d’inspection, des grands propriétaires de l’Anjou et des pensionnaires de la ville, jeunes magistrats, journalistes, conseillers de préfecture ou employés de grandes administrations. »

Des réceptions s’y donnent, comme celle du 11 février 1897, au cours de laquelle la marquise de Monspey reçoit

« les officiers du 25e dragons et l’élite de la société angevine. […] Les toilettes élégantes et de bon goût s’entrecroisaient dans les tourbillons de la valse avec un délicieux frou-frou de soie, de gaze, de dentelles et de fleurs » (Le Petit Courrier, 13 février).

Les visiteurs illustres s’y pressent : des écrivains, Henry James en 1882 et Anne Hollingsworth Wharton vers 1910 ; la dompteuse Mme Bob Walter en 1894 ; l’avionneur Deperdussin en 1912 ; Roland Garros ; le roi du rire Cocantin en 1918 ; Curnonsky et Marcel Rouff, qui relatent leurs dîners dans La France gastronomique. Guide des merveilles culinaires et des bonnes auberges françaises, publié en 1921 ; Colette en 1923 ; plusieurs ministres du gouvernement polonais en exil en 1939-1940 ; Albert Camus, Maria Casarès et Serge Reggiani lors du Festival d’Angers de 1953… La liste pourrait être longue, si les archives de l’hôtel avaient été conservées. Malheureusement, le livre d’or a été volé au cours de la deuxième guerre mondiale (témoignage du fils du dernier chef de cuisine de l’hôtel, M. Bertagnolio). N’omettons pas cependant l’écrivain portugais Eça de Queiroz, qui apprécie particulièrement le séjour au Cheval-Blanc - et probablement le charme d’une belle Angevine - au point d’y multiplier les séjours, entre 1879 et 1884. Il y écrit même son roman Le Mandarin, daté « d’Angers, juin 1880 ». C’est aussi le quartier général des musiciens. Vers 1898-1910, l’hôtel abrite le siège social de la Société des concerts populaires, autour de son président Louis de Romain et de Jules Breton, l’un de ses administrateurs, fils de l’ancien propriétaire du Cheval-Blanc. Les artistes et compositeurs qu’elle invite y descendent, comme Massenet, Saint-Saëns, Max d’Ollone.

Tous profitent du service confortable et des prestigieux Vatel qui se sont succédé, tel Paput-Lebeau au début des années 1860, créateur en 1864 du Gastrophile. Journal de l’art culinaire, puis d’un recueil de recettes publié en 1883 sous le même titre : Le Gastrophile ou Art culinaire renfermant 60 menus, 275 recettes. Y figure le menu du dîner offert au Cheval-Blanc par le barreau d’Angers à Jules Favre et Adolphe Crémieux, le 5 février 1862, comprenant vingt plats... : potage Sévigné, turbot sauce hollandaise, filets de perdreaux à la Périgueux, quartier de chevreuil sauce poivrade, asperges sauce mousseline, pain de volaille sur socle, plum-pudding au punch, plombière à l’impératrice, gâteau napolitain, kiosque rustique (inspiré des réalisations du grand cuisinier Urbain Dubois)... En 1939, Henry Sprecher, « ex-chef diplômé, section gastronomique régionaliste, Salon d’automne de Paris », énumère quelques spécialités de la maison dans son dépliant commercial et touristique : escargots farcis, brochet beurre blanc, sole Cheval-Blanc, pigeonneau Bonne-Maman, poulet Yvette, Bonhomme normand (« ma création », indique fièrement le chef), soufflés Cheval-Blanc… Aussi beaucoup de repas d’affaires, de famille ou de mariages se déroulaient-ils dans la célèbre « hostellerie » angevine.