Chronique historique
par Sylvain Bertoldi Conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 407, avril 2017
Le conservatoire à rayonnement régional est issu de l'école de musique créée en 1890, élevée au rang de conservatoire national en 1980, mais un premier conservatoire avait déjà existé entre 1857 et 1866.
Angers aime la musique et le prouve depuis au moins le XVIIIe siècle. Une première société de concerts se crée au début des années 1770 et dès lors, sauf quelques interruptions, la ville bénéficie de concerts classiques réguliers, première dans l’Ouest avant Rennes et Nantes. De 1856 à 1867, l’activité musicale est importante et le créateur du premier conservatoire n’y est pas étranger. Philippe François, dans son mémoire Musique et concerts classiques à Angers, 1840-1914, a calculé qu’une moyenne de 11,75 concerts par an est donnée dans ces années 1856-1867, tandis qu’à Rennes, elle n’est que de 7,41.
Tentatives
À plusieurs reprises, des initiatives privées s’emploient à la création d’un conservatoire de musique : en 1726, 1802 (avec les citoyens Stoupy et Rodolphe), 1816 (plusieurs pères de famille veulent former une réunion d’étude), 1835 (avec l’artiste Travisini). Mais ces tentatives, quand elles connaissent un début de réalisation, avortent toutes très vite. Lorsque la municipalité est sollicitée par l’État, elle répond, le 28 février 1820 : « Le conseil municipal, considérant qu’il n’a jamais existé à Angers d’école de musique et que cet établissement ne seroit d’aucun avantage pour les habitans de cette ville, déclare qu’il n’y a pas lieu d’accueillir la demande dont il s’agit. » Même réponse est faite le 3 avril 1822 à Alexandre Choron, directeur de l’École royale et spéciale de chant, qui faisait connaître l’intention du gouvernement de voir se créer dans les villes les plus importantes du royaume des classes gratuites pour le solfège et le chant.
En 1855, c’est le chef d’orchestre du théâtre, Jules Lefort, arrivé depuis deux ans à Angers, qui propose au maire la création d’une école de musique, pour renforcer les chœurs du théâtre :
« Ne serait-il pas possible d’établir à Angers une école municipale de musique qui aurait pour mission de répandre le goût de la musique et qui, ouverte en dehors des heures de travail, offrirait un délassement à la classe laborieuse et permettrait en peu de temps à la direction de recruter dans ses rangs les dix ou quinze choristes hommes dont le théâtre a surtout besoin. Les frais de cette école seraient modiques. La Ville ferait les frais de local et d’éclairage et pourrait charger le chef d’orchestre du théâtre de la direction de l’enseignement. À Poitiers en 1850, j’avais formé une école de même genre qui en moins d’un mois réunissait cent vingt élèves. À chaque concert, à chaque solennité musicale, ces voix jeunes et déjà disciplinées avaient la meilleure part dans le programme et la population se rappelle encore les messes en musique qu’aux fêtes solennelles de l’Église je faisais chanter à mes jeunes élèves. » (Archives municipales, 271 R 3-38/29).
Aucune réponse officielle n’est donnée à cette proposition. Toutefois, Eugène Talbot, avocat général à la cour d’appel, lettré, mélomane et compositeur à ses heures, très introduit auprès du maire Ernest Duboys, propose de mettre à sa disposition une salle de l’école mutuelle (sans doute celle des Cordeliers). Mais, « comme je ne pouvais disposer de cette salle que le soir, rapporte Jules Lefort dans une lettre du 29 novembre 1865, il ne m’était pas possible à moi seul de supporter les frais d’éclairage, de chauffage et d’achat de musique. »
Charles Hetzel
Deux ans plus tard, la proposition du professeur de musique Charles Hetzel paraît rencontrer le désir d’Eugène Talbot et du conseil municipal de favoriser le développement de la musique. Hetzel, originaire du Dorat en Limousin, est connu pour donner des leçons de musique depuis les années 1840, y compris gratuitement à des ouvriers sans moyens. Il a côtoyé Eugène Talbot à la Société philharmonique, reformée en 1843. Pianiste et chef d’orchestre, c’était, selon Paul Lépicier, président de la Société Sainte-Cécile, « un artiste de grande valeur, entreprenant, énergique et intelligent » (Angers et l’Anjou, Congrès pour l’avancement des sciences, 1903). On retrouve Hetzel dans le projet de congrès musical de 1850, puis parmi les membres titulaires de l’association du Cercle du Boulevard en 1854. Il compose lui aussi. Le 5 mars 1855, au concert de la Société philharmonique, « M. Fauré a joué deux morceaux : le premier est dû à un de nos compatriotes, aussi bon compositeur qu’excellent professeur, M. Hetzel […] » (Journal de Maine-et-Loire, 10 mars). Le marchand de musique Charles Plumerel, rue Baudrière, est dépositaire de ses œuvres : Hymne à la Vierge, Illusion, morceaux de piano, d’après une publicité du 16 février 1856 (Journal de Maine-et-Loire). Le 14 décembre 1857, sa fille Marie-Caroline épouse Célestin Port, qui s’illustrera si longtemps dans les fonctions d’archiviste du département.
1857, c’est l’année où Charles Hetzel propose d’ouvrir un conservatoire de musique. Il envoie une première missive au maire le 25 mars, puis une seconde le 2 juin : « Encouragé par quelques amateurs et artistes de notre ville, je viens Monsieur le Maire soumettre à votre approbation un projet d’école de musique complément de toutes les institutions dont vous avez bien voulu doter la ville d’Angers ; ce projet embrasse toutes les parties de l’enseignement musical et peut dans un temps très rapproché fournir de grandes ressources à toutes les réunions musicales de notre ville, aux églises, au théâtre, et par cela même révéler des vocations, des talents. Jusqu’à ce jour, nous avons eu quelques artistes de mérite qui ont tenté vainement de se fixer à Angers, les ressources leur ont toujours fait défaut. J’offre un moyen par cette nouvelle institution de les encourager à rester dans notre ville. »
La lettre n’est pas plus précise, mais le 18 juillet un règlement du conservatoire est établi par Hetzel : son but « est de perfectionner l’art musical à Angers et d’en propager le goût, de développer les dispositions pour la musique des jeunes gens pauvres et de leur enseigner gratuitement un état ; d’offrir aux chefs de pupitre de l’orchestre du théâtre une position stable et avantageuse, afin d’avoir des artistes distingués ; de former des musiciens habiles pour le théâtre et de créer une pépinière d’artistes pour certains instruments qui deviennent de jour en jour plus rares, tels que le violon, le violoncelle, le hautbois, le cor anglais, le cor ; de renforcer l’orchestre du théâtre (notamment les instruments à archet), les chœurs par les élèves du conservatoire dans les grands ouvrages comme L’Étoile du Nord, La Juive etc. ; de donner plus de splendeur aux fêtes religieuses en faisant exécuter à grand orchestre des messes et des oratorios par les professeurs et les élèves du conservatoire ; enfin de favoriser et de seconder à Angers l’essor et le développement des sociétés musicales en tout genre. »
Dix-sept cours, solfège révolutionnaire
Le 30 juillet, le conseil municipal donne un avis favorable et attribue au projet de Charles Hetzel, « l’un des professeurs les plus distingués de la ville », une allocation de 3 000 francs pour « la création à Angers d’une école de musique gratuite embrassant toutes les parties de l’enseignement musical […], considérant que l’école projetée est de nature à exercer une heureuse influence sur la population, en même temps qu’elle pourra offrir […] de grandes ressources à toutes les réunions musicales de la ville, aux églises et au théâtre ».
Le conservatoire est ouvert le 5 octobre 1857. Après une année de fonctionnement, Charles Hetzel dresse son premier rapport, le 24 mai 1858. 177 élèves se sont répartis entre dix-sept cours : chant, solfège, piano, violon, violoncelle, contrebasse, flûte, clarinette, cor, hautbois, basson, harmonie, musique chorale, musique instrumentale d’ensemble… « C’est une entreprise unique peut-être en province », se réjouit son directeur. Le cours collectif de solfège est le cours populaire par excellence, qui doit « féconder l’œuvre en formant une masse active sans cesse renouvelée » où se recruteront les diverses classes d’instruments. Hetzel y pratique une méthode par chiffre, importée à Angers sur la suggestion d’Eugène Talbot, pour « introduire sans peine les élèves au milieu des difficultés les plus abstraites de l’art musical » et obtenir des « résultats rapides et sensibles » qui les encouragent. Le conservatoire est contrôlé par une commission administrative et de surveillance où siège notamment Eugène Talbot.
Les professeurs sont issus de l’orchestre du théâtre, concertistes à la Société philharmonique, professeurs en ville : Lemarié et Séjourné père enseignent le violon ; Mme Grüber, 1er prix du Conservatoire de Paris, le piano ; Mme Melchior, le chant ; Cauville, le violoncelle ; Maugé, l’harmonie ; Alfred Delaporte, le solfège et l’orgue ; Jules Lefort, chef d’orchestre du théâtre, le chant choral… Hetzel affiche en 1858 son intention de créer une classe d’orchestre sous la direction de Lefort, mais ce projet n’aboutit pas.
Des matinées musicales
Nouveauté qui en fait sans doute effectivement une « entreprise unique », des concerts sont donnés par professeurs et élèves. Ces matinées musicales s’ouvrent en novembre 1857. Quatre-vingt-quatorze personnes s’y abonnent la première année et assistent aux progrès des élèves. Le Journal de Maine-et-Loire note le 29 mars 1859 : « Un ouvrier des carrières, simple compteur d’ardoises, a fait depuis l’an dernier des progrès très notables. Il a le sens musical et pourrait devenir un sujet distingué si les nécessités de l’existence ne le retenaient à son dur labeur ». C’est, comme le dit encore ce journal, une « œuvre de moralisation et de progrès » (29 janvier 1859).
Voici ce qu’en dit Charles Hetzel lui-même, dans son rapport de mai 1858 : « Dès cette année […], avec la bonne volonté seule des maîtres et des élèves, j’ai pu, chaque mois à jour fixe, donner des programmes toujours renouvelés et toujours inspirés du nom des grands maîtres, une série de séances d’un genre que nulle part ailleurs en province on n’a encore osé tenter, et nouveau même à Paris, puisqu’une infime minorité peut trouver place aux concerts du conservatoire impérial. Ces matinées, sans rien qui pût les recommander à la foule, ont dépassé toutes mes espérances de succès. Dans un local encombré, mal sonore, mal disposé pour les auditeurs, pour les artistes, on n’a songé à se plaindre que d’être trop à l’étroit ou de n’y pouvoir pénétrer. Devant un public vraiment d’élite, Haydn, Mozart, Beethoven, Onslow, Meyerbeer, Mendelssohn, Spohr, Weber, Rossini, Hérold, Auber…, les plus grands noms et les plus belles œuvres, les plus sérieuses, les plus fécondes pour la méditation de l’artiste qui veut apprendre, ont été écoutées, applaudies. »
Luttes intestines
Mais cette entreprise et son succès même attirent critiques et jalousies. La Société philharmonique y voit une concurrence pour ses concerts, et des âmes charitables se plaisent à entretenir le malentendu entre les deux institutions. « Je ne m’attendais guère, écrit Charles Hetzel dans son rapport, à rencontrer cette lutte moitié sourde, moitié courtoise, dans des réunions animées d’intentions vraiment amies d’un art, que je me croyais appelé à servir. Pour dissiper toutes les préventions, non content d’ouvertures indirectes et de conversations de passage, j’ai fait de moi-même et dans un rendez-vous spécial, toutes les avances qui pouvaient m’être permises. J’ai échoué… J’espère que d’autres personnes plus heureuses que moi arriveront à bout de mettre l’union et la concorde parmi tous ceux qui se disent les vrais amis de l’art. »
Il faut l’intervention du maire et la nomination d’une commission spéciale pour régler au mieux les intérêts du conservatoire et de la Société philharmonique et assurer leurs bons rapports… Deux membres de la Société - le président Voisin et un administrateur – ainsi que le conseiller municipal Bellanger père et Eugène Talbot, représentants du directeur du conservatoire, rédigent une transaction. Chaque institution conservera le caractère qui lui est propre et sa spécialité. Elles se porteront réciproquement appui et concours. La Société philharmonique continuera à donner les concerts le soir. Pour les matinées musicales, elle en donnera trois et le conservatoire autant. La Société pourra disposer du concours individuel des élèves et professeurs du conservatoire. Toutefois, ses chœurs ne devront pas dépasser en nombre de voix la masse des chanteurs dont pourrait disposer le conservatoire lui-même. Il est spécifié que le conservatoire ne pourra faire entendre d’artistes étrangers à la ville dans ses matinées musicales. Celles-ci, d’abord données dans la salle de dessin de l’école supérieure des sciences et des lettres, puis dans la salle du conseil municipal, auront lieu désormais dans la salle de concert de la Société philharmonique, au Cercle du Boulevard.
Une nouvelle transaction, alors que les esprits se sont un peu assouplis, est mise au point en janvier 1859. Cette fois, la Société philharmonique met à disposition sa salle de concert sans aucun frais de location, pourvu qu’il ne s’y fasse entendre aucun artiste étranger à la ville ou attaché à la scène théâtrale. Elle ne se réserve pour l’avenir que la faculté de donner deux matinées musicales par an, laissant au conservatoire la liberté d’en organiser quatre. Enfin, « la commission de la Société philharmonique sera heureuse toutes les fois que l’occasion se présentera de faire entendre à ses concerts les professeurs et les élèves du conservatoire. »
La question des locaux
Le rapport au conseil municipal de la commission des examens du conservatoire, du 10 janvier 1859, constate les progrès croissants des élèves : « Parmi les hommes, il en est un certain nombre qui, vivant de leur travail, ne peuvent venir qu’après une journée laborieuse, suivre ces leçons qui semblent les délasser de leurs fatigues. Leur attitude parfaite, l’attention avec laquelle ils écoutent, l’entrain avec lequel ils chantent et la satisfaction qu’ils ressentent de leurs succès, tout démontre l’utilité morale de l’établissement où ils trouvent ainsi le moyen de passer leurs soirées dans une occupation à la fois utile et agréable. » Le conseil exprime donc sa « vive satisfaction ». À partir de 1860, la subvention de la Ville est portée à 5 000 francs : « La commission de patronage et de surveillance […] a constaté […] le développement inespéré qu’a pris, en un peu moins de deux ans, cet établissement ». Un plus grand nombre de cours doivent être rétribués (conseil municipal, 31 mars et 5 juillet 1859).
Toutefois, la question la plus importante est celle des locaux. Les cours du conservatoire se déroulent au domicile personnel du directeur : 28 boulevard du Haras (actuel boulevard du Maréchal-Foch) en 1857-1858, 14 rue Basse-Saint-Martin (rue Corneille) pour l’année scolaire suivante, au 2 rue de l’Hôpital (David-d’Angers) à partir de l’automne 1859. Un rapport de la commission administrative du conservatoire, datable de la fin 1859, insiste sur l’incommodité des locaux et propose une première solution : l’achat de la maison du docteur Renier, située presque à l’entrée de la rue Hanneloup. Dans les dépendances, on pourrait construire une salle pour quatre cents auditeurs. Mais acquisition et appropriation font monter la facture à 34 000 francs.
Le projet de Tendron
Un second rapport de la commission administrative, en février 1860, attire de nouveau l’attention du conseil municipal sur cette question. L’existence du conservatoire exige des locaux spécifiques garantissant son fonctionnement régulier et sa prospérité. Le directeur doit y avoir son logement afin d’exercer une surveillance incessante. Une salle de répétition et de concert pour les exercices d’ensemble et l’accueil du public complètera cet instrument de travail. Il faut donc bâtir, car Angers, quoique ville de 50 000 habitants, « ne possède pas un seul local qui puisse être mis à la disposition d’une œuvre quelconque ». Comment ? Les signataires – Talbot, Béraud et Bellanger – proposent une sorte de partenariat public-privé avant la lettre : un particulier bâtirait moyennant une location annuelle avec faculté pour la Ville de devenir ultérieurement propriétaire. Le prix de location devrait être tel qu’il puisse être déduit sur la subvention accordée au conservatoire, de sorte que le seul concours à demander à la Ville consisterait dans une garantie du loyer au constructeur. La commission choisit comme terrain l’angle oriental de la rue Hanneloup et de la rue projetée entre le faubourg Bressigny et la rue Ménage (rue Desjardins) et demande un projet à l’architecte Gustave Tendron.
Le bâtiment esquissé aurait 21,32 m en façade sur 10,60 de large. Au rez-de-chaussée, les classes, la bibliothèque musicale, la salle d’accord, le cabinet du directeur trouveraient place ; au premier étage, le logement du directeur. Un autre bâtiment adossé au premier abriterait la salle de concert, de 20 m de longueur sur 10 m de largeur. Le prix total, terrain compris, s’élevant à 44 770 francs, la commission reconnaît qu’elle ne pourrait distraire de son budget de 5 000 francs annuels que 1 800 francs pour le loyer, la différence devant être réglée par la Ville. Ce projet est poussé par le conseiller municipal Bellanger auprès du maire dans une lettre du 4 mars 1860. « Il importerait, écrit-il, de s’en occuper le plus promptement possible par le double motif qu’il serait à craindre que le terrain qu’on y voudrait employer ne fût cédé à d’autres acquéreurs et qu’il ne reste que le temps strictement nécessaire pour la construction d’ici la rentrée des élèves au mois d’octobre prochain et la fin du bail actuel de la maison aujourd’hui occupée par l’établissement. » La location du bâtiment n’excéderait pas 2 200 à 2 300 francs par an qui seraient couverts jusqu’à concurrence de 1 800 à 1 900 francs par la subvention accordée au conservatoire.
Difficultés
Après cette lettre, le silence retombe. Aucune réponse officielle n’est donnée. Le conservatoire reste dans le petit bricolage. L’enseignement connaît aussi des difficultés. Les professeurs, peut-être pas assez payés (le traitement annuel n’est que de 300 francs) et peut-être pas assez surveillés par le directeur, ne sont parfois pas très assidus. Hetzel demande et obtient de la commission administrative le renvoi du professeur de solfège, Alfred Delaporte. En mai 1864, c’est Alfred Cauville qui démissionne de ses fonctions de professeur de violoncelle, sans doute assez fâché contre Hetzel : « Des considérations toutes personnelles me forcent à prendre cette décision », dit-il, tandis qu’Hetzel de son côté indique au maire : « Cette résolution aurait déjà dû être prise depuis longtemps par M. Cauville, la classe de violoncelle dont il était le professeur titulaire n’ayant jamais donné et ne pouvant donner de résultats satisfaisants ».
L’enseignement n’est pas facilité ni par la gratuité qui favorise la mobilité, ni par l’origine des élèves qui exercent un métier dans la journée et ne se rendent aux cours du soir qu’à titre de distraction. Dans son rapport du 25 avril 1860, Hetzel souligne que le cours de solfège collectif pour les hommes, uniquement composé d’ouvriers, ne compte plus que dix-neuf élèves. « Il est extrêmement difficile de maintenir ces jeunes têtes, la moindre influence les détourne. » Quant au 1er cours de violon, il a « toujours été en souffrance, peu d’assiduité des élèves qui l’ont suivi (et des professeurs) ». En revanche, la 2e classe est un modèle pour l’école, avec sept élèves. Un nouveau règlement est édicté en septembre 1860. Chacune des dix classes ne pourra comprendre, à l’exception des cours de solfège collectif, que huit élèves. Et l’on fait bien attention à ce que les cours soient organisés de façon « qu’il n’y ait aucune communication entre les élèves des deux sexes, si ce n’est aux cours d’ensemble et aux exercices généraux où le directeur sera constamment présent ».
Le compte rendu de la commission administrative du 31 juillet 1860 est moins enthousiaste que les années précédentes. Les classes de solfège collectif et d’ensemble, ainsi que celles de piano sont toujours en progrès. En revanche, pour les classes d’instruments, il y a successivement progrès et décroissance. « Les classes de femmes fournissent toujours une plus grande somme de progrès, ce qui s’explique par l’assiduité plus soutenue des élèves et par le but que la plupart d’entre elles se proposent, l’enseignement. » Malgré tout, le nombre d’élèves reste assez stable : 168 inscrits pour 1862-1863. Quelques-uns sont déjà capables de tenir leur place dans un orchestre. Brunel, en 1864, remporte le premier prix de cor au Conservatoire de Paris.
De conservatoire, celui d’Angers n’a que le nom. La municipalité en 1858 a d’abord demandé l’obtention du titre de « succursale du Conservatoire de Paris » et reçu une lettre bienveillante en ce sens de son directeur, Auber : « Je viens de m’entendre avec M. Ambroise Thomas, inspecteur général de nos écoles succursales, à l’effet de hâter la réalisation de votre désir. Je serais heureux que cette mesure, qui ne peut qu’être utile aux intérêts de l’art, fût promptement adoptée. » (lettre du 16 octobre 1858, Arch. mun. Angers, 271 R 3-38/29). Mais finalement l’affaire en reste là et dans son rapport du 25 avril 1860, Hetzel se félicite que l’administration ait pris « une sage mesure en voulant que son école de musique reste purement et simplement école municipale […]. En passant sous la férule du Conservatoire de Paris, il n’est plus permis à notre école d’avoir la moindre initiative, elle doit rester à l’état d’école primaire, uniquement à la recherche de sujets à renvoyer au Conservatoire de Paris. »
Les matinées musicales sont supprimées en 1860 au profit de soirées musicales. Celle du 30 mai, donnée au siège de l’école, 2 rue de l’Hôpital, fait entendre un solo de hautbois, un air de ténor, l’ouverture du Barbier de Séville, le 5e acte de l’opéra de Halévy La Reine de Chypre, un grand duo pour deux pianos sur Norma de Bellini, le trio de Guillaume Tell dans le 4e acte de l’opéra de Rossini, un fragment du trio en ut mineur de Beethoven… Ces soirées ne font pas que des heureux chez les professeurs, obligés d’y participer. L’un d’eux, Scherek, adresse au maire une réclamation à ce sujet, en mai 1862.
Dans une lettre au maire du 26 juillet 1864, Hetzel résume les difficultés de son entreprise. « La première année de la création du conservatoire, j’ai pu organiser un orchestre composé des élèves de l’école et de MM. les professeurs. La Société philharmonique en a pris ombrage et a crié bien fort que c’était une concurrence. J’ai dû m’effacer [ce qui n’est pas très exact, puisqu’un modus vivendi avait été trouvé]. Plus tard, et à la prière de quelques membres de la Société philharmonique, j’ai cru devoir permettre à quelques-uns de mes élèves de chanter à leurs concerts. Ils ont obtenu du succès et on n’en a su aucun gré, loin de là. C’est alors que j’ai cessé mes matinées musicales. J’ai voulu rester dans l’ombre et ne m’occuper que de l’enseignement. Alors j’ai trouvé des gens qui m’ont accusé d’impuissance. À cette époque, de nouvelles sociétés se sont créées [la Sainte-Cécile en 1860, l’Orphéon d’Angers de Jules Lefort la même année, l’Orphéon du Tertre de Delaporte en 1863] et ont cherché, de la manière la plus marquée, à m’enlever mes élèves, et il m’était moralement défendu de m’élever contre cet entraînement sans encourir le blâme presque général. »
Démocratisation artistique
Reprenant l’initiative, Hetzel inaugure le 28 mars 1864, à l’instar de ceux de Jules Pasdeloup à Paris, une série de Concerts populaires, qu’il veut accessibles au plus grand nombre grâce au billet d’entrée fixé à 50 centimes. Il choisit une salle située dans un quartier populaire et dépourvue de tout le décorum habituel : les greniers Saint-Jean. Jules Lefort, son concurrent et néanmoins ami, dirige l’orchestre. Mais la série tourne court, faute de public, après le onzième concert. Le choix du quartier de la Doutre paraissant un échec, Hetzel fait construire par Tendron sa propre salle de concert, aux cloîtres Saint-Martin, avec entrée sur le boulevard. 1 100 ou 1 200 spectateurs y tiennent à l’aise. Baptisée « théâtre Auber », elle est inaugurée le 4 novembre 1865. Initialement salle de concert, elle sert aussi pour les spectacles après l’incendie du théâtre du Ralliement, dans la nuit du 4 au 5 décembre 1865.
Toujours à la recherche de locaux pour son conservatoire, Hetzel forme le projet de l’adjoindre à sa salle de concert-spectacle et, avant même que la question soit soumise au conseil municipal, il donne congé au propriétaire de la maison qu’il occupe pour le 25 décembre 1865. Même s’il n’existe aucune communication directe entre les locaux qu’Hetzel réserve au conservatoire et son théâtre, le maire se trouve vivement préoccupé des inconvénients et dangers que peut présenter cette proximité – promiscuité – pour les jeunes filles qui fréquentent le conservatoire. En octobre, Charles Hetzel doit faire face à une salve de critiques sur cette question des bâtiments, la suppression de la classe de violoncelle due à l’inexactitude du professeur Dunkler, la dépense de 300 francs dévolue à un professeur et affectée par suite de sa démission à des frais de bureaux. Hetzel se défend, indique qu’il y met beaucoup de ses deniers personnels, qu’il touche 400 francs pour le loyer des classes du conservatoire alors que le local qu’il occupe est d’un loyer de 1 200 francs. « Quant au transfert des classes dans son nouveau logement, il attend la décision de la commission à cet égard. Il sera heureux de se rendre dans toute espèce de local que la Ville voudra bien lui assigner. »
La fin du conservatoire
Mais déjà les couloirs bruissent de son possible remplacement. Les ambitions sont à l’oeuvre. Jules Lefort, directeur de la Société Sainte-Cécile et chef d’orchestre du théâtre, prépare dès le 29 novembre 1865 une lettre au maire, d’un ton tout patelin : « Je viens d’apprendre qu’il était question en ce moment de nommer un nouveau directeur du conservatoire de musique d’Angers et viens, M. le Maire, me recommander à votre bienveillance et vous faire connaître mes faibles droits à la candidature. » Il ne l’envoie cependant que le 3 mars 1866, n’hésitant pas à se faire accusatoire dans le billet qui l’accompagne, la musique adoucit les mœurs… : « On m’assure à l’instant que M. Hetzel va quitter Angers et comme depuis près de deux mois certaines classes du conservatoire n’ont pas été faites, et que d’autres ont été et sont encore très négligées, je me décide à vous faire parvenir cette lettre que je voulais vous adresser fin novembre dernier et que je ne vous ai pas remise parce que vous m’avez dit qu’il n’était pas question de remplacer M. Hetzel. Comme je pense que d’après ce qui vient de se passer, il ne restera pas à Angers, je viens vous demander de me confier la direction du conservatoire, ne serait-ce que jusqu’aux vacances prochaines et si à cette époque vous êtes content des progrès des élèves, vous pourrez me nommer définitivement. »
Les archives n’ont malheureusement pas enregistré tous les épisodes de cette lutte autour du conservatoire. Il faut attendre le 9 juillet 1866 pour apprendre par une délibération que « cette création municipale n’a pas donné les résultats qu’on devait en attendre. Malgré le zèle du directeur, malgré ses qualités incontestables d’organisateur dévoué à son oeuvre et persévérant, l’établissement confié à ses soins, loin de se développer, s’amoindrit. La commission pense qu’il y a lieu d’en simplifier les éléments et vous propose de changer la dénomination de conservatoire en celle plus modeste d’école municipale de musique. » La subvention est baissée en conséquence de 5 000 à 3 000 francs.
Les cours de l’école sont suspendus à la fin juillet 1866. Charles Hetzel obtient un congé à sa demande pour novembre-décembre. Le 19 décembre, il écrit au maire qu’il a l’intention de rouvrir l’école de musique le 3 janvier et compte toujours sur son « extrême sollicitude pour faire prospérer la nouvelle réorganisation de [son] école municipale ». Par ailleurs, il écrit à Olivier Joubin, secrétaire général de la mairie, pour faire placarder l’avis de réouverture, avec ces phrases « sacramentelles » : « Un nouveau cours de musique élémentaire (pour hommes) s’ouvrira le jeudi 3 janvier à 8 h du soir. Un nouveau cours de musique élémentaire (pour les femmes) s’ouvrira le jeudi 3 janvier à 10 h du matin. » « Comment vous le savez, dit-il en introduction, j’étais parti d’Angers dans l’intention d’aller chercher à la campagne [au Dorat] l’oubli et le repos, je n’ai encore trouvé sur mon chemin que déceptions et mécomptes, continuation hélas de ma misérable année. »
Le maire répond dès le 21 décembre qu’il est inutile qu’il revienne à Angers pour l’école de musique : « Je crois devoir vous faire savoir que les cours dont il s’agit ne seront réorganisés qu’après que le conseil municipal aura été saisi à la session de février prochain des questions qui se rattachent à cette institution et notamment à son maintien ou à sa suppression. Je vous donne cet avis afin de vous éclairer sur la situation et pour que vous ne veniez pas à Angers à moins que d’autres motifs ne vous y rappellent. »
Une autre candidature à la direction de l’école de musique est parvenue sur le bureau du maire, celle d’Alfred Delaporte, ancien professeur du conservatoire d’Angers, dans une lettre argumentée, mais non datée : « Ayant appris officieusement que le conseil municipal avait l’intention de créer une nouvelle école de musique sous le patronage de la ville, je viens solliciter de vous, M. le Maire, l’honneur d’être appelé à la direction de cette école. » La compétition faisait rage dans le milieu musical, à Angers comme ailleurs, les bonnes places étant déjà très rares…
Le 2 mars 1867, le conseil décide que les cours de l’école de musique doivent rouvrir le plus tôt possible, mais le maire demande qu'aucun délai ne soit fixé, étant donné les difficultés qui restent pendantes. L'école reste fermée. En juillet 1868, son budget de 3 000 francs est supprimé. La commission du budget estime « qu’il entre peu dans le rôle du conseil de créer et de diriger une école de musique et que l’entreprise conviendrait mieux à l’initiative privée ».
Après cet épisode, finalement douloureux, du premier conservatoire, l’école de musique ne renaît qu’en 1890, à partir des cours créés par la Société chorale Sainte-Cécile en 1869.
(mise à jour : 8 janvier 2021)