La première statue

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 358, décembre 2011

La plus ancienne statue d’Angers, érigée dans l’axe des boulevards, face à l’ancienne porte des Champs du château, honore « l’un des meilleurs souverains qu’ait eu l’Anjou » : le roi René (1409-1480), duc d’Anjou, de Bar et de Lorraine, comte de Provence, roi de Naples et de Jérusalem.

À l’époque médiévale, la statuaire n’a sa place que dans églises et châteaux. Elle apparaît – réservée à la figure du monarque - dans l’espace public à partir du XVIIe siècle, avec l’ouverture de vastes places et perspectives. Il n’en est pas d’exemple à Angers, à moins que l’on ne classe dans cette catégorie l’érection du buste en plomb de Louis XIV dans une niche de l’escalier des jardins de l’hôtel de ville.

 

« On fait des statues partout », pourquoi pas à Angers ?

Au XIXe siècle, la statuomanie s’empare des villes, qu’un nouvel urbanisme aère largement de boulevards et de places. Le 24 janvier 1839, le bibliothécaire d’Angers, François Grille, écrit à Pierre-Constant Guillory, adjoint au maire et président de la Société industrielle :

« Vous avez lu sans doute ce qui a été dit par Arago […] à l’occasion de la statue de Carrel. On fait des statues partout. On fait à Paris pour le jardin des Plantes celles de Cuvier, de Jussieu, de Buffon. On a fait en Angleterre cinq statues monumentales de l’ingénieur Watt. On a fait à Rouen la statue de Corneille et celle de Boieldieu […] et partout, dis-je, on fait honneur à ses grands hommes. Pourquoi Angers n’a-t-il pas des monumens pour Volney, Desjardins, Beaurepaire, Lépeaux ? M. de Beauregard parle du roi René et déjà depuis longtemps la pensée d’une statue pour ce bienfaiteur de l’Anjou était venue à tout le monde. Mais pourquoi ne songer qu’à un roi ? » (Archives municipales d’Angers, archives Guillory).


L’historien Jean-François Bodin, le premier, en 1821, pense faire ériger un monument au roi René, sur une terrasse créée en face de la cathédrale, montée Saint-Maurice. En 1836, le sculpteur David d’Angers forme un projet de plus vaste ampleur, destiné à l’entrée de la promenade du Mail. Il propose d’y honorer Volney, Robert le Fort, Roland, le roi René, Jean Bodin et Ménage.

« Il reste encore celle de l’un de ces gigantesques et nobles acteurs de notre Révolution régénératrice de l’homme, qui a donné un si sublime exemple d’honneur national dans cette crise unique dans l’histoire des peuples, je veux parler du général Beaurepaire, dont vous m’avez si heureusement désigné la place sur le pont d’Angers, à l’entrée de la rue qui porte le nom de cet illustre citoyen. Je serais heureux d’offrir à mon pays le modèle de ces statues pour ma part de souscription […]. » (Archives municipales d’Angers, lettre lue au conseil municipal, 28 novembre 1836).

Tandis que Frédéric Sourdeau de Beauregard, président de la Société d’agriculture, sciences et arts, établit des plans pour le rétablissement du mausolée du roi René à la cathédrale, le conseil municipal ouvre un premier crédit de 4 000 francs pour une statue à ériger sur le pont du Centre en l’honneur de Beaurepaire (délibération du 24 août 1839). Mais l’une et l’autre affaire en restent là. La statue de Beaurepaire ne voit le jour qu’en… 1889 et celle du roi René, en 1853, grâce à une initiative privée.

 

Commande privée à David d’Angers

Depuis 1838 au moins, Théodore de Quatrebarbes projetait de rendre hommage à René d’Anjou. Si la figure du duc d’Anjou plaisait au républicain David d’Angers dans son idéal de célébration de toutes les gloires de la patrie, elle correspondait aussi aux vues politiques des royalistes. Le comte de Quatrebarbes décide donc en 1842 de commander à ses frais au plus illustre des Angevins une statue du bon roi René. Elle sera en bronze, et le commanditaire pense l’ériger place de l’Académie, face au château et à son hôtel particulier. Le modèle en plâtre est expédié à Angers en août 1843 et présenté dans la grande salle de la mairie. Il est « inauguré » lors d’une séance solennelle du Congrès scientifique de France, le 7 septembre. Théodore de Quatrebarbes lit plusieurs extraits de ses travaux sur les œuvres du roi René, dont la publication en quatre volumes doit servir au financement du projet.

Le bronze est coulé en 1846 par Eck et Durand de Paris. Sur une idée du commanditaire, le sculpteur complète son oeuvre par un résumé de l’histoire angevine jusqu’au roi René, en douze statuettes, destinées à orner le socle : Dumnacus, Roland, Robert le Fort, Foulque Nerra, Foulque V, Henri II Plantagenêt, Philippe Auguste, Charles Ier d’Anjou, Louis Ier d’Anjou, Isabelle de Lorraine, Jeanne de Laval et Marguerite d’Anjou. L’ensemble est donné à la Ville en 1847. Le commanditaire avait offert la statue ; l’artiste, son travail. La construction du piédestal, évaluée à 8 041,14 francs par l’architecte Édouard Moll, restait à la charge de la municipalité. Moyennant quoi la Ville avait reçu une subvention de 6 000 francs du ministère de l’Intérieur, payée en 1847 et 1848 pour rembourser Théodore de Quatrebarbes de l’avance faite pour la fonte des statuettes.

À nouveau, le silence retombe sur la statue, reléguée au jardin fruitier, actuel jardin du musée des Beaux-Arts, dans l’attente d’une hypothétique installation. La municipalité hésite sans doute à célébrer un prince pour des raisons politiques… Le 12 octobre 1850, l’imprimeur des ouvrages de Théodore de Quatrebarbes, Léon Cosnier, publie dans le Journal de Maine-et-Loire un article plein d’amertume. L’année suivante, en février 1851, le modèle en plâtre, resté dans la grande salle de l’hôtel de ville, est lui-même mis en réserve du fait des travaux de restauration entrepris dans le bâtiment. C’est de nouveau une initiative privée qui permet à la statue d’être enfin mise en valeur.

Inaugurée grâce à l’initiative de la Société industrielle

Le 9 mars 1853, la Société industrielle demande au maire par la plume de son président Pierre-Constant Guillory de faire coïncider l’inauguration de la statue du roi René avec la cinquième exposition agricole, industrielle et artistique qu’elle prépare. Le maire promet dans sa réponse du 21 mars « de renouveler auprès du conseil municipal lors de sa prochaine session financière la proposition de déterminer celle de nos places qui devra recevoir le bon roi et de voter la somme nécessaire à l’acquittement de la dépense » (Arch. mun. Angers, 3 D 28). Léon Cosnier présente le 26 mars, dans le Journal de Maine-et-Loire, le projet d’une grande fête chevaleresque dont le héros sera le roi René et le principal épisode, l’inauguration de la statue. Mais la date d’ouverture de l’exposition, le 19 mai, est trop rapprochée. La fête chevaleresque se transforme donc en trois jours de fêtes de charité, les 5-7 juin.

Devant l’émulation générale – les Angevins sont aiguillonnés par l’exemple récent des villes de Nantes et de Laval – la municipalité décide très vite du choix d’un emplacement pour la statue et de la construction d’un piédestal provisoire. Le 12 avril, les conclusions de la commission présidée par le comte Méry de Contades sont adoptées par le conseil :

« Nous avons reconnu, à l’unanimité, et sans la moindre hésitation, que la statue ne peut être plus convenablement placée que sur l’axe du boulevard des Lices, à peu près au point de rencontre de cet axe avec celui de la rue Toussaint, sur la place de l’Académie : elle sera ainsi placée près du château où est né le roi René […]. Elle sera vue du pont de la Basse-Chaîne, du boulevard de Laval, de la rue Toussaint, de la place de l’Académie, enfin de tout le boulevard des Lices auquel elle fera face. Votre commission trouve encore un grand avantage dans le choix de cet emplacement, celui d’être conforme au désir du donateur […] ».


La commission archéologique de Maine-et-Loire présidée par Godard-Faultrier demande au contraire dans sa séance du 28 mai que la statue soit tournée vers la Maine, se fondant sur la règle « qu’il convient de regarder le visage d’une statue lorsque l’on monte vers elle ». Sans succès. Les édiles préfèrent qu’il regarde le haut de la ville et le boulevard des Lices, mieux construit et achevé que celui descendant vers la Maine.

 

Louis XIII rencontre le roi René…

Le roi René devait être le principal sujet des fêtes, mais c’est Louis XIII qui tient finalement la vedette ! Pour des facilités de costumes – plus élégants, plus faciles à acheter – la commission d’organisation réunie chez l’ingénieur des mines Blavier décide de reconstituer l’entrée de Louis XIII et de sa mère Marie de Médicis à Angers, le 8 août 1614… Et l’inauguration de la statue se déroule avant les fêtes, le 31 mai. Cependant dans sa marche la grande cavalcade du 6 juin rend un hommage appuyé au roi René. Les cavaliers entourent la statue. Drapeaux et bannières s’inclinent devant elle.

Les travaux d’appropriation définitive ne sont achevés que vers le 15 mars 1855. Le socle porte sur un côté l’inscription :

« Au roi René, avec le produit de ses œuvres, par le comte de Quatrebarbes ». « La statue est posée, avec raison, conclut l’article du Journal de Maine-et-Loire du 2 juin 1853, en face du boulevard des Lices. Lorsqu’on la contemple de la chaussée, elle se détache admirablement sur une vaste étendue de ciel ; vue de côté, elle semble sortir fièrement du château formidable qui fut le berceau de René d’Anjou. Quel que soit du reste le point choisi par le spectateur, elle est pleine de vie et de mouvement, il semble qu’on la voit marcher. […] Notre roi René restera comme l’une des belles inspirations de notre illustre statuaire ; on lui a demandé une figure jeune, vaillante et artiste. Il nous semble difficile de réaliser plus noblement les trois conditions. »