Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 400, mai 2016
Mise à jour : 4 avril 2023
En février 1475, Louis XI donne aux Angevins leur première municipalité. Le conseil est composé d’un maire, de dix-huit échevins et trente-six conseillers, d’un procureur et d’un clerc. Mais il ne pourvoit pas à son logement et le nouveau corps de ville s’installe modestement en location à la porte Chapelière, une ancienne porte fortifiée au bas de la rue Baudrière. Quelques travaux y sont faits, un « buffect » et un « grant coffre » à trois clefs pour les archives y sont installés. Le conseil tient cependant souvent ses assises à l’extérieur, dans la demeure de grands personnages de la ville.
De la porte Chapelière à la Godeline
Louis XI décédé le 1er décembre 1483, la mairie est mise sur la sellette, mais finalement maintenue. Les échevins réussissent à obtenir une nouvelle charte (juin 1484) leur accordant la libre élection annuelle du maire. Le conseil est ramené à vingt-quatre échevins, un procureur et un greffier, élus à vie. La mairie en profite pour déménager à l’hôtel de la Godeline, premier véritable hôtel de ville, rue du Grand-Talon, aujourd’hui rue Plantagenêt. L’édifice est plus vaste, plus solennel, mais c’est toujours une location et le bâtiment est à peine habitable. Le 29 juillet 1484, les échevins Jean Bourgeolais et Pierre Thévin sont chargés de "marchander a louage" l'hôtel de la Godeline "a tel pris raisonnable qu'ils verront estre a faire" (délibération du conseil, BB 2, f° 32 v°). Une convention délie la municipalité de son bail passé pour la porte Chapelière avec la veuve Jarry, tandis qu’un autre acte traite de la location - pour trente ans - de la Godeline avec Colas Guyet, qui sous-louait lui-même ce qui restait de logement habitable aux fermiers de l’évêque de Nantes, propriétaire des lieux.
Des travaux d’appropriation sont menés de juin à septembre 1484 et poursuivis les années suivantes. Le compte de Jean Fallet donne un « Estat de la despence […] faicte en la maison de Godeline […], laquelle maison lorsque lesdicts de la mairie la prindrent pour faire leur maison de ville, estoit en ruyne et a esté requis y faire des reparacions neccessaires » : 11 journées de maçons pour refaire l’escalier, la porte de la salle principale, les ouvertures et le carrelage ; 600 carreaux pour la salle et la chambre du conseil ; 6 journées de couvreurs ; 200 ardoises et 1 500 clous. D’autres travaux de couverture, de menuiserie, cheminée et lucarnes sont réalisés les années suivantes.
La porte Chapelière était si peu propre aux assemblées de la ville, que le conseil était souvent « itinérant ». Entre avril et août 1484 par exemple, il se tient successivement dans la maison du greffier, dans l’ex-chambre des comptes ducale près du château, au réfectoire du couvent des carmes, chez l’échevin Jean de La Rivière, dans la maison du doyen de l’Église d’Angers, au réfectoire du chapitre cathédral. Le 9 août, il élit domicile pour la première fois à l’hôtel de la Godeline, mais celui n’est sans doute pas encore assez confortable. Le 12 août, le conseil est tenu chez le procureur de la Ville, Jean Cochon ; le 16 août, en la chambre des comptes. Le 17, il revient à la Godeline, le 19 chez Jean Cochon, le 4 septembre aux halles. Les réunions se font ensuite plus souvent à la Godeline, mais des conseils sont encore tenus chez certains magistrats ou chanoines de la cathédrale, en la chambre des comptes ou chez le gouverneur de la ville. Le coffre des archives, resté porte Chapelière, n’est déménagé à la Godeline qu’en 1485.
Un don méprisé
Malgré ces dispositions en faveur de la Godeline, les échevins courent plusieurs lièvres à la fois. Le 9 février 1485, ils envisagent d’acheter la maison de l’ancien maire Jean Belin, lieutenant du sénéchal d’Anjou, « en laquelle par cy devant a esté tenu le conseil d’icelle ville durant l’autre mairie » (Archives municipales, BB 2, f° 73 r°).
Ils ont aussi demandé au roi une maison de ville. Leur « humble suplication » aboutit grâce au conseiller du roi, Jean Bourré, trésorier de France, seigneur du Plessis-Bourré et capitaine du château d’Angers. Alors qu’ils sont bien installés à la Godeline, Charles VIII leur fait don, par lettres patentes du 4 septembre 1485, de « certaine maison et jardin » appartenant au domaine royal, place des Halles. Au XVe siècle, cette maison est souvent désignée sous le vocable de « maison Poissonnière », du nom d’un de ses locataires, lieutenant du sénéchal d’Anjou, puis sous celui de maison des halles, ou plus couramment de « grant maison des halles ». C’est aujourd’hui l’aile de paléontologie du Muséum des sciences naturelles, en haut de la place Louis-Imbach. Comme l’hôtel de la Godeline, elle n’était pas en très bon état… : « etant de present en grand ruyne et comme inutile et de nulle valeur » indique l’administration royale. Elle est donnée aux échevins pour y « faire bastir, construire et edifier leur maison commune de ladicte ville, pour traiter, deliberer et conclure des faits et affaires communes d’icelle et autrement en disposer à leur plaisir », à condition toutefois de ne pas la vendre. La redevance au domaine royal était légère : une maille d’or (vingt sols parisis) et le jour de la Fête-Dieu, un « chapeau de roses vermeilles à six rangs » (Robert, Recueil des privilèges de la ville et mairie d’Angers…, 1748, p. 42-43).
Ce don ne plaît guère. Si, en juin 1487, la maison est louée à la veuve du marchand Jean Moreau, avec faculté de la reprendre pour y installer l’hôtel de ville, deux ans plus tard le corps de ville demande au roi la permission de l’aliéner, ce qu’il lui accorde le 27 septembre 1489 par de nouvelles lettres patentes :
« Depuis nosdictes lettres de bail, quoique […] eux suplians ayent possédé […] icelles maison et jardin, neantmoins pour ce qu’ils ne sont pas scitués ne assis en lieu propre pour faire maison de ville, appellé la porte de Saint-Michel-du-Tertre, qui est à l’un des bouts et extrémité d’icelle ville, et n’y a que le cimitiere de l’église dudict Saint-Michel-du-Tertre entre lesdites maisons et icelle porte, ils n’y ont aucune chose basti ne édifié, ne n’ont intention de faire, ains sont deliberez les laisser en l’état qu’ils les ont trouvées […], nous requérant, iceux suplians, que notre plaisir soit leur permettre qu’ils en puissent faire leur profit et les vendre et que de l’argent qu’ils en auront, ils essayeront à trouver une autre maison ou place plus propre pour faire et édifier leurdicte maison de ville et sur ce leur octroyer nos lettres de congié et licence. […] » (Robert, idem).
Sans doute cette maison était-elle à l’époque éloignée du centre de la ville, mais elle se trouvait face à l’auditoire (le palais de justice) et aux halles, devant l’une des seules places d’Angers, où se tenaient foires, marchés, spectacles : elle était donc au cœur du centre administratif et commerçant. De plus, l’édifice était important et autrefois prestigieux. Les études architecturales et l’analyse dendrochronologique de la charpente du bâtiment actuel du Muséum ont montré qu’il se composait primitivement d’une très vaste salle de 50 m de longueur environ bâtie au milieu du XIIIe siècle, à charpente apparente ornée d’un décor peint présentant une alternance d’armoiries de familles de la haute noblesse angevine de l’entourage de Charles d’Anjou, premier comte apanagé (1246), frère de saint Louis. Sans doute cette grande maison comtale servait-elle à la réception ou au rassemblement de la féodalité angevine, formant contrepoint au château, d’une utilité plus proprement militaire. Après le retour de l’Anjou au sein du domaine royal en 1480, l’administration royale ne savait que faire de ce qui était devenu une grande carcasse inutile.
Les 7 et 25 septembre 1489, avant même l’envoi des lettres patentes, la municipalité décide de la laisser à Jean Bourré, qui lui avait obtenu ce don :
« […] la maison de la ville donnee par le roy pour y faire maison de ville n’est pas assise en lieu convenable ne sortable pour y tenir conseil de ville actendu qu’elle est situee en l’ung des bouz de ladicte ville et qu’elle est en grant caducité et ruyne, tellement tombee que sans grans fraiz et mises la Ville ne sauroit la relever et repparer. […] A esté par commune deliberacion et advis de mesdicts sieurs conclud et accordé qu’elle sera baillee et laissee a mondict seigneur du Plessis si c’est son plaisir la prendre et accepter en regard adce qu’il fut cause et moyen de la faire avoir a ladicte Ville […] » (Archives municipales, BB 7, f° 18 v°).
Les quatre cents livres que cette vente procure ne servent pas à l’achat d’un hôtel de ville, mais au remboursement d’un emprunt contracté auprès du chapitre cathédral… (Archives municipales, BB 8, f° 19 r°, 12 août 1491).
Le 22 janvier 1492, avec retard, l’administration royale fait dresser par experts l’état précis de la maison des halles pour savoir si l’aliénation accordée sera avantageuse au roi et à la Ville. Des témoins sont auditionnés quelques jours plus tard. Le 4 février, les officiers du roi émettent l’avis que, pour l’augmentation du domaine royal, « on ne pourrait faire un employ plus utille de ladite maison et dépendances que d’y établir le siège de la justice et de donner à rente au profit du domaine l’auditoire servant lors de pallais pour l’exercice des juridictions » (Archives municipales, Grand cartulaire analysé, II 2).
Un pas en avant, un pas en arrière
Voici que les échevins font soudain machine arrière. Le 12 février 1496, ils décident de racheter la maison à M. du Plessis-Bourré. Mais l’incertitude règne. Le projet de transfert du « palais de justice » ne paraît pas abandonné : un conseiller de la chambre royale des comptes vient en octobre pour reprendre la grande maison des halles afin d’en faire les auditoires royaux et rembourser la Ville de ses dépenses pour ce bâtiment (Archives municipales, BB 9, f° 71 r°, 23 octobre 1496).
L’affaire reste à l’état de projet, puisque le conseil annonce une mise en location du bâtiment en mars 1497. Des travaux de couverture sont exécutés. Se ravisant, il nomme des commissaires le 19 juin 1503 pour vendre la maison et en acheter une autre mieux située. Un an plus tard, la maison - invendable ? – reste louée à Robin Petit moyennant dix livres par an. En 1511, elle est relouée pour un bail de cinq ans. Son état ne devait pas être très reluisant : en mai 1512, il faut en évacuer les porcs qui s’y trouvent ! L’année suivante, les locataires Roland Bracier, sergent royal et le marchand Jean Aillevault refusent de payer leur loyer en raison des réparations qui n’ont pas été faites. En 1516 encore, ils réclament un rabais sur la location des deux dernières années.
Pendant ce temps, l’évêque de Nantes se réveille. Depuis 1484, la mairie d’Angers était installée à l’hôtel de la Godeline sans payer de location. Le nouvel évêque souhaite rentrer dans son argent. Les échevins lui envoient une délégation pour l’amadouer et lui faire une offre d’achat :
« Messieurs les maire [Jean Cadu, maire de 1513 à 1515], le lieutenant maistre Jehan de Pincé, de Lancerre et de La Babinière pour ce qu’ilz ont des congnoyssances et habitudes avecques monsieur l’evesque de Nantes, sont depputez et commis de essayer a recouvrer pour la ville par achapt ou autrement au myeulx qu’ilz pourront la maison de Godeline en laquelle tient le conseil et pour en traicter du marché pour en faire rapport au prouchain conseil. » (Archives municipales, BB 15, f° 204 v°, 3 février 1514).
Les négociations n’aboutissent pas. Le 31 décembre 1516, l’ancien maire Jean Cadu est de nouveau chargé de voir avec l’évêque de Nantes comment la Ville peut avoir l’hôtel de la Godeline, à rente ou autrement : sans succès. L’évêque réclame ses loyers toujours impayés en 1520 et somme les échevins de quitter les lieux (Archives municipales, BB 17, f° 90 v°-91 r°). Il est impossible d’obtenir la Godeline ? La mairie envisage donc une autre solution : l’achat de la maison de la cour Jouy, dans le quartier de la poissonnerie (30 juin 1519). Nouvel échec sans doute, car en 1520 resurgit la maison de la porte Chapelière :
« […] a esté sur ce conclud et ordonné que l’on aura icelle maison par la meilleure forme que faire ce pourra pour la ville et que l’on n’y espargnera riens adce que en icelle maison l’on puisse en l’advenir y faire une maison de ville actendu qu’elle est ou melieu et ceur de ville et que plus propice lieu l’on ne pourroit bonnement trouver en ladicte ville […] » (Archives municipales, BB 17, f° 85 r°, 4 juillet 1520).
Ce choix laisse pantois, cette maison ayant été jugée insuffisante en 1484… mais apparemment sa situation au point central de la ville prévalait sur toute autre considération. L’achat est rapide, quoique le dernier quart de la maison, aux mains d’un propriétaire différent, ne soit acheté qu’en janvier 1522. L’acquisition à peine terminée, on se rend compte qu’il est impossible d’y installer l’hôtel de ville ! Et dès le 19 mars 1522, deux échevins sont chargés de voir quelles réparations sont nécessaires pour mettre en location la maison achetée à grands frais… Trois ans plus tard, le conseil décide de la revendre pour en acheter une autre, vente réalisée en 1527.
« La grant maison des halles » pour hôtel de ville ? Un choix à reculons…
Pendant ce temps, la « grant maison des halles », toujours louée par la Ville, après avoir été remarquée par l’administration royale pour servir de palais de justice, est « marchandée » par l’université en 1521 pour y fonder un collège. Le 2 janvier 1522, la mairie donne son accord, pourvu qu’il puisse y avoir une chambre où tenir le conseil de ville (Archives municipales, BB 17, f° 147). Un choix semble donc enfin se profiler. Ce projet tourne court lui aussi, mais le 21 juillet 1525, la Ville - délibération lourde d’avenir – décide de ne plus louer la grande maison des halles et d’y placer… ses munitions. Un début.
Cependant… les échevins ne sont toujours pas convaincus d’y installer leur hôtel de ville… Ils demandent aux officiers du roi un échange avec les auditoires où se tient la justice ! (Archives municipales, BB 18, f° 58 v°-59 r°, 23 février 1526). Et poursuivent d’actives négociations avec l’évêque de Nantes pour acheter l’hôtel de la Godeline ou le louer sur la période la plus longue possible. Ils n’obtiennent qu’un dernier bail de trois ans à compter de Noël 1526. Le 21 décembre 1526, le maire - c’est à nouveau Jean Cadu juge ordinaire d’Anjou, apprécié de ses concitoyens puisque réélu à plusieurs reprises, de 1525 et 1527, puis de 1529 à 1532 - met clairement ses collègues devant leurs responsabilités, remontrant « que l’on eust a se pourveoirs d’une maison de ville et que de brief l’esvesque de Nantes fera vuyder celle de ceans ou l’on tient de present le conseil » (Archives municipales, BB 18, f° 78 r°).
Le 11 janvier 1527, on annonce au conseil que la maison de la porte Chapelière est vendue à Jean Leconte moyennant la belle somme de 1 420 livres. Grande décision à la réunion suivante du 18 janvier : les échevins décident d’affecter ces 1 420 livres aux réparations de la grande maison des halles.
« Pourtant que autreffois a esté ordonné ceans qu’il seroit employé jusques a troys cens ou six cens livres es reparacions de la maison des halles, laquelle somme ne seroit suffisante pour parfaire l’euvre qui y est requis, a ceste cause mondict sieur le maire a mis in medium que mesdicts sieurs eussent a adviser qu’il y sera employé plus grant somme […]. A esté ordonné que en la repparation d’icelle maison y sera employé de la somme de quatorze cens vingt livres […] ce que l’on voyra a y employer et estre a faire. Et sont d’avis que dudict euvre soit faict ung giet et protraict dudict ediffice par gens adce congnoyssans. » (Archives municipales, BB 18, f° 84 v°-85 r°).
De simples réparations, on en vient donc à « faire euvre » selon « ung giet et protraict », c’est-à-dire à bâtir selon un plan et un dessin des façades, tout en gardant le plus possible de l’ancien bâtiment, selon une habitude courante à l’époque. Ce plan, le dessin et une maquette sont montrés au conseil du 22 février 1527 qui les approuve et charge le maire Jean Cadu, ainsi que les commissaires Jean Bouvery, Jean Perrigault et Michel Regnart d’en passer marché avec deux maîtres maçons, Michel, dont on ne connaît pas le patronyme et qui n’apparaît plus ensuite dans les documents, et surtout Pierre Boismery :
« Par mondict sieur le maire a esté rapporté oudict conseil le protraict et plate forme de l’ediffice de la grant maison des halles […]. Apres lequel veu et visité […], a esté conclud et ordonné que ledict euvre sera faict et conduyt selon ledict protraict et divis d’icelluy ou autrement en la meilleure forme que faire se pourra et a esté aussi conclud qu’il sera marchandé avecques des maczons a faire ledict ediffice, c’est assavoir a maistre Michel [un blanc], Pierre Boysmery, maistres maczons ou autres ainsi que mondict sieur le maire et les commissaires d’autreffoiz adce commis voyront estre a faire, soit a la somme de sept cens livres tournois […] ou autre somme qu’il sera par eulx advisé […] » (Archives municipales, BB 18, f° 90 v°-91 r°).
Les travaux sont suffisamment avancés pour que la municipalité tienne dans le bâtiment son premier conseil le 5 novembre 1529, mais ils ne s’achèvent qu’en 1542, avec la construction d’un nouveau portail. Après avoir échafaudé cent idées et promené leur projet en divers endroits de la cité, les échevins possèdent enfin leur propre hôtel de ville. Ils s’installent place des Halles à contrecoeur, mais y restent près de trois siècles. L’emplacement n’était pas si mauvais finalement et valait sans doute bien cinquante-deux ans de réflexion...