Première remise de clef de la Ville aux Gadz'Arts

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 395, décembre 2015

Les écoles d’arts et métiers ont leurs traditions, leur cycle de réjouissances, parfois différentes suivant les établissements, et qui ont évolué avec le temps.

Le cycle des fêtes

Le calendrier de l’école d’Angers, ouverte à Beaupréau en 1811 suivant le décret du Premier consul Bonaparte du 19 mars 1804, puis transférée au chef-lieu de Maine-et-Loire en 1815, est rythmé par quatre fêtes dans les années 1900-1960. La Bienvenue intègre les élèves de première année, appelés conscrits, souvenir de l’organisation militaire primitive. La Sainte-Cécile, début décembre, correspond au baptême de la nouvelle promotion. L’Équerre, instrument composé de deux parties égales, est placée début mars, à peu près au milieu de la scolarité. C’est la seule des quatre manifestations qui soit organisée par les viscrits, élèves de seconde année. Les trois autres sont à la charge des anciens (troisième année). La Délivrance marque l’achèvement de l’année scolaire. Avant 1900, c’était « l’enterrement de la Mécan’s », qui mettait au bûcher les innovations techniques de l’année.

Les clefs d’Ex

Vers 1900, le rituel des fêtes s’enrichit d’un nouveau symbole : une grande clef, la clef d’Ex, abréviation de clef d’exance ou clef de sortie, est fabriquée dans les ateliers. Cette tradition, apparue à l’école de Cluny à la fin du XIXe siècle, symbolise la fermeture de l’école après les examens. La formation initiale de maître ouvrier poussait les Gadz’Arts vers le compagnonnage et leur première tradition était d’exécuter un chef-d’œuvre représentatif de la promotion. Ce fut la clef d’Ex. La plus ancienne conservée est une clef de Cluny, de 1898. À Angers, elle a toujours été en bois, et en général de la taille du plus petit de la promotion. Une autre clef, de taille beaucoup plus importante – 2,35 m de longueur – est promenée par la ville le jour de la Sainte-Cécile, début décembre, puis sur le « Char de la Délivrance » fin juin et installée au Café du Soleil, place du Pélican (actuel restaurant Le Tillandsia, place Mendès-France), habituel lieu de réunion des promotions de Gadz’Arts jusqu’à la fin des années soixante-dix.

Chacune de ces fêtes, à partir du début du XXe siècle, s’accompagne de monômes. Ces processions en file indienne, la main droite sur l’épaule droite du camarade situé devant, déroulent leurs spirales depuis l’abbaye du Ronceray, siège de l’école, jusqu’à la place du Ralliement et au Sol’s, le Café du Soleil. Cette « chaîne » symbolique de la fraternité ne doit jamais être rompue, durant la totalité de la manifestation, même au passage des véhicules comme les bus, tramways ou taxis.

Les bals forment aussi l’essence de ces réjouissances, qui s’étendent parfois sur deux jours, samedi et dimanche. Ainsi la fête de l’Équerre des 8 et 9 mars 1952. La « Revue », jouée par les viscrits au Théâtre de la Cité (salle Saint-René, impasse des Jacobins, près de la cathédrale), ouvre les festivités. Puis se déroule la cérémonie traditionnelle du Ronceray pour l’Équerre, en présence des anciens. Dans la matinée du dimanche, le monôme traditionnel parcourt la ville jusqu’au Café du Soleil. La journée s’achève par un grand bal dans les triples salons du Welcome, spécialement décorés par les Gadz’Arts.

Une nouvelle tradition

Il se trouve que la clef, qui tient aux Arts et Métiers une si grande place dans les traditions, est aussi l’emblème de la ville d’Angers. D’où la naissance d’un nouveau symbolisme : la remise de la clef de la ville aux Gadz’Arts par la municipalité, au début de chaque année scolaire, puis en fin d’année, la cérémonie corollaire de restitution. On a cru longtemps très ancienne cette cérémonie symbolique jusqu’aux recherches d’Henri Le Breton, professeur à l’école des arts et métiers, qui l’a fait remonter à octobre 1963 seulement (1). Le hasard d’une découverte dans la presse m’a permis d’en préciser encore la date – 2 décembre 1962 – et d’en connaître l’auteur.

En 1962, la clef d’Ex promenée par la ville inspire Jules Lecoq (1885-1972). Personnage fort connu à Angers, imprimeur dans la Doutre (2), féru d’histoire de sa ville, président-fondateur des Amis du Vieil Angers, auteur de billets et d’articles réguliers pour Le Courrier de l’Ouest signés du pseudonyme « Le Vieil Angevin », c’est lui qui ajoute à la tradition gadzarique une nouvelle coutume, en reliant ce symbole des deux clefs. Pour la première fois, le dimanche 2 décembre, à midi, la clef de la ville est remise par le maire aux élèves de l’école. Jules Lecoq décrit lui-même la réception dans un article du Courrier de l’Ouest paru le 12 décembre 1962 :

« Cette année, cette « tradi » [de la Sainte-Cécile] a été magnifiée par une cérémonie intime (mais combien émouvante) de la remise de la « Clef 1962-1963 » par le député-maire d’Angers [Jacques Millot], salle des séances de l’hôtel de ville, en présence du Major et de 30 futurs ingénieurs (10 par promotion), ce, sans tambours ni trompettes, sans journalistes ni photographes aux « flashs » quelquefois… aveuglants. Deux seuls civils entouraient le premier magistrat de la cité : M. le directeur de l’école et un vieil habitant de la Doutre, amateur de choses anciennes et historien de l’école et du Ronceray. Un écu imposant, couché sur la grande table, supportait une clef d’or sur fond rouge : en tête de ces armes, le bleu de France avec deux grandes fleurs de lys en bronze doré, prêtées par celui qui a tracé ces lignes. Le « Vieil Angevin » donna les explications nécessaires de cette cérémonie – dont il est un peu l’initiateur. »

Les recherches du professeur Henri Le Breton permettent de connaître la suite de l’histoire. En 1963, la cérémonie de la clef se déplace vers le début de l’année scolaire, en octobre, et se matérialise par l’usinage à la forge de l’école d’une clef spécifique. Jusqu’en 1970, elle n’avait ni emballage, ni protection. Lors des échanges en mairie, elle était transmise d’une main à l’autre, « comme un vulgaire témoin de course de relais ». « Avec le vif désir de faire que les « remises de clef » se déroulent avec la solennité qui convient, mais, surtout, avec la volonté d’obtenir que la clef, symbole d’amitié entre la Ville d’Angers et les Gadz’Arts, soit l’objet de l’attentif respect qu’à ce titre on lui doit, j’ai moi-même, en 1971, confectionné le cadre protecteur dans lequel elle est, depuis, conservée. Et j’ai demandé que, lors de son séjour à l’école, elle soit ainsi présentée, exposée, en bonne place dans le bureau du directeur. » (lettre d’Henri Le Breton aux élèves de l’école, 2 novembre 1988) (3)

Depuis, la tradition de la remise de la clef de la Ville aux élèves de l’École nationale supérieure des arts et métiers se poursuit chaque année.

(1) Henri Le Breton – promotion 1929 (129-132) – fils et petits-fils de Gadz’Arts, promotions Châlons 1892 (92-95) et Angers 1858 (58-61), a été professeur de fonderie à l’école des Arts et Métiers d’Angers de 1950 à 1976.
(2) Les Éditions de l’Ouest sont issues des anciennes imprimeries Grassin et Lecoq, achetées par la Société des Éditions de l’Ouest respectivement en 1919 et en 1921.
(3) Je remercie vivement Jacques Le Breton pour les rencontres-interviews qu’il m’a ménagées avec son père en 2006 et pour tous les renseignements qu’il m’a communiqués, en particulier pour le dossier réuni par ce dernier sur cette question.