Le premier grand immeuble : la Maison bleue

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, Conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 414, mars 2018

Mise à jour : 11 janvier 2024


A l’angle du boulevard du Maréchal-Foch et de la rue d’Alsace se trouve un bâtiment d’exception : la Maison bleue, bâtie en 1927. C’est le premier grand immeuble angevin avec ses sept étages et son couronnement amorti par une succession de terrasses en gradins, le premier aussi – et le seul de France de cette ampleur – à être entièrement revêtu d’un décor de mosaïques colorées. C'est aussi le premier immeuble à être conçu entièrement en béton armé.

L’ambition d’un homme

Un bâtiment ambitieux, conçu par un homme d’ambition : Gabriel Crêtaux, hôtelier et homme d’affaires nantais, arrivé à Angers en 1912 pour exploiter l’Hôtel d’Anjou, à travers la Société des Grands Hôtels de la Vallée de la Loire. Et bien plus qu’exploiter un hôtel. La société a pour objectif toutes affaires commerciales, industrielles, immobilières et financières. Plusieurs Angevins en font partie, dont Louis Cointreau. Gabriel Crêtaux s’intéresse particulièrement au boulevard, où se trouve l’Hôtel d’Anjou, et pousse Maurice Picard à vendre son hôtel particulier, à l’angle du boulevard et de la rue d’Alsace, en juillet 1926. Avant même que la vente ne soit concrétisée, il a déjà chargé son architecte, Roger Jusserand, qui travaille pour lui à la réfection de la salle des fêtes de l’Hôtel d’Anjou, de dresser les plans d’un bel immeuble à cet emplacement de choix. Les grandes lignes de la future Maison bleue sont donc fixées dès juin 1926, mais c’est une toiture en ardoise à pans brisés qui est alors prévue pour le 7e étage.

Un modernisme non abouti

Roger Jusserand est un jeune architecte de 35 ans, diplômé de l’école des beaux-arts d’Angers, mais non DPLG, diplôme délivré uniquement par l’École nationale des beaux-arts de Paris, très attiré par les monuments historiques. En 1922, il fait partie d’une mission archéologique en Syrie et en Palestine pour l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Cependant, il connaît bien l’oeuvre des architectes parisiens. C’est lui qui introduit à Angers les terrasses en gradins, inventées par Henri Sauvage et Charles Sarazin pour leur immeuble de la rue Vavin à Paris en 1912-1913. Un immeuble d’ailleurs entièrement revêtu de carreaux de grès blanc en faïence de Choisy-le-Roi. Roger Jusserand était très au fait des dernières tendances de l’Art Déco, ami de l’architecte Maurice Laurentin, auteur du Sacré-Coeur de Cholet (1937-1941). En 1924, il est candidat malheureux à la succession de René Brot, architecte de la Ville d’Angers.

Les plans définitifs de la future Maison bleue sont datés du 30 mars 1927. L’immeuble offre dix-huit appartements sur six niveaux, avec deux entrées, possédant chacune leur escalier et ascenseur : l’une au 10 boulevard du Maréchal-Foch, desservant un appartement par niveau et l’autre, au 25 rue d’Alsace, avec deux appartements par niveau. Seule l’entrée rue d’Alsace possède une conciergerie (avec loge, cuisine, chambre). Le septième niveau est dévolu aux chambres des domestiques. Il a été transformé suivant les prescriptions du service d’hygiène, le 15 mai 1928, qui a demandé que les chambres aient une superficie de 25 m2 au moins, sinon « elles ne pourront en aucun cas servir à l’usage d’habitation ». D’autres observations sont émises par le service municipal. Elles portent principalement sur l’aération et l’éclairage de la loge du concierge, de sa cuisine et des cuisines des différents appartements. Celles-ci devront avoir une superficie de 20 m2 au moins et une fenêtre d’au moins 2 m2.

C’est que la Maison bleue est une construction bourgeoise, très conservatrice dans la gestion des espaces : dans les appartements d’angle, un très vaste vestibule, grand comme un salon, relègue les cuisines dans un espace ingrat donnant sur une cour étroite ; des cuisines accessibles aux domestiques par une porte séparée, placée à côté de la grande porte d’entrée de l’appartement, à double battant. De même, la division verticale de l’immeuble est héritée des immeubles haussmanniens : plus on s’élève, plus les plafonds des appartements s’abaissent (de 3,25 m au 1er à 2,60 m au 7e étage), même si la différence est beaucoup moins marquée que dans les immeubles du XIXe siècle (de 3,80/4 m à 2,60 m). L’ascenseur lui-même s’arrête au 6e étage. Là où le bâtiment se révèle plus « progressiste », c’est avec la suppression des escaliers de service : domestiques et propriétaires empruntent le même grand escalier. Il pourrait l’être également en ce qui concerne les terrasses, un luxe dévolu aux derniers étages, y compris aux domestiques. Mais cet avant-gardisme n’est pas abouti. La terrasse supérieure, qui aurait pu abriter un vaste appartement avec jardin suspendu, reste inutilisée.

Manque de confiance

Le montage financier de l’opération se révèle délicat. Une société d’actionnaires est créée en janvier 1927, la Société Immobilière du Boulevard, société anonyme coopérative au capital de 1 500 000 francs. Toutefois, plusieurs actionnaires se désistent peu de temps après : Louis et André Cointreau, la duchesse de Brissac. Manquent-ils de confiance dans l’issue du projet ? Plus tard, d’après une lettre de Roger Jusserand à Gabriel Crêtaux à propos de la commercialisation des magasins du rez-de-chaussée (Archives départementales de Maine-et-Loire, 141 J 34, 16 août 1928), on apprend que l’environnement angevin n’inspirait aucune confiance à la duchesse de Brissac, jugeant la ville « en retard ». Le financement est finalement trouvé sur le fil grâce à l’architecte qui se fait le promoteur actif de la vente des appartements, grâce au professionnel de l’immobilier angevin Henri Fillocheau, au notaire Antoine Collin et à l’ami parisien de Gabriel Crêtaux, le dramaturge André Mouëzy-Éon. La construction étant évaluée à 3 millions de francs, plusieurs emprunts ont dû être obtenus, après de difficiles négociations.

Ce manque de confiance envers le milieu local se traduit aussi dans la recherche de l’entrepreneur. Jusserand prend des contacts à Nancy ! « Je pense, écrit-il le 8 octobre 1926, avoir beaucoup de mal à faire exécuter cet immeuble à Angers, vu qu’il dépasse les possibilités et la mentalité de mes chers concitoyens. » (Archives départementales de Maine-et-Loire, 141 J 33). Il travaillait pourtant avec Narcisse Lelarge à l’Hôtel d’Anjou, en toute satisfaction.

L'entreprise Fraillon, Durand et Lemare

Les entrepreneurs de la région sont finalement mis en concurrence et c’est une entreprise de Poitiers – Fraillon, Durand et Lemare – qui remporte le marché. Créée par Charles Fraillon à la fin du XIXe siècle, son expérience est solide. Lui-même est un ancien contremaître de l’architecte Palausi. Au début des années 1920, les lettres à en-tête annoncent : « Entreprise générale de travaux en ciment, bitume et carrelages, mosaïques artistiques vénitienne et romaine, spécialité de planchers en ciment armé, travaux publics et particuliers, béton armé », toutes spécialités qui seront de la plus grande utilité pour le chantier de la Maison bleue. Les références indiquées sont de premier ordre : la Banque de France (à Rennes), la Génie militaire, les Ponts et Chaussées, les compagnies de chemins de fer…

Quand André Fraillon, à son retour de la guerre en 1918, reprend l’activité de son père, il s’associe avec Auguste Durand, Poitevin également. Ce dernier était entré dans l’entreprise comme comptable et avait épousé en 1906 Jeanne, la fille aînée de Charles Fraillon. Au décès de celle-ci, il a épousé une de ses sœurs, Charlotte. Il résidait à Angers, 72 avenue Vauban. Un troisième associé apparaît en 1924, Édouard Lemare, lors de la création de la société en nom collectif Fraillon, Durand et Lemare, au capital de 965 000 francs. Une succursale est ouverte à Angers, puis à Saint-Germain-en-Laye avec Lemare et à Châtellerault, tandis que le principal établissement resté situé à Poitiers, 1 boulevard de Verdun. La construction de la Maison bleue en 1927-1928 marque une sorte d’apogée dans l’activité de l’entreprise.

A Angers, Auguste Durand s’est créé la « flatteuse réputation d’un homme de bien » (La Tribune libre, journal local hebdomadaire, critique et satirique, 22 octobre – 6 novembre 1927) : travailleur, il sert aussi la cause de l’éducation de la jeunesse par le sport, étant président du comité départemental de l’UVF, du comité angevin des Aiglons, du Billard-Club, des Amis des sports en Anjou, vice-président du Club sportif Bessonneau, membre du conseil de la Ligue Football-Association de l’Ouest, créateur du stand sportif à la foire-exposition, donateur d’un terrain de jeu pour les scolaires...

Inimitiés entre entrepreneurs, dès que les travaux de la Maison bleue commencent en avril 1927, Henri Brochard (future entreprise Brochard et Gaudichet) fait courir le bruit que les fondations sont insuffisantes, que le chantier devra être abandonné... Il n’en est rien et dans une lettre de Jusserand à son commanditaire, celui-ci réplique, en faisant allusion à l’aménagement du Grand-Hôtel pour les Nouvelles Galeries (Galeries Lafayette actuelles) : « Vous voyez le triste individu, mais il ferait mieux de se regarder vu que les façades de l’ancien Grand Hôtel se crevassent de partout et qu’ils sont dans la nécessité de mettre des étais afin d’éviter des accidents. Il ferait mieux de se taire. » (lettre du 4 septembre 1927, Archives départementales de Maine-et-Loire, 141 J 34).

Des mosaïques spectaculaires

En moins d’un an, l’immeuble est achevé dans ses structures de béton armé. Il reste à réaliser le décor de la façade. Comme pour le choix de l’entrepreneur du gros oeuvre, Crêtaux et Jusserand ont voulu mettre en concurrence les entreprises pour obtenir les prix les plus bas possibles. Alors qu’ils font travailler l’entreprise rennaise Odorico à l’Hôtel d’Anjou, ils s’adressent pourtant à Gentil et Bourdet à Billancourt en novembre 1926. Ceux-ci ont travaillé à Angers pour le décor de carreaux émaillés du hangar aux chaises du jardin du Mail en 1914 et celui de la façade du cinéma Familia (devenu le Palace) en 1921. Mais avec un budget limité à 70 000 francs, l’entreprise parisienne ne peut faire des merveilles, alors que Jusserand imagine une frise soulignant la transition entre la façade et les gradins, une frise « à grands ramages comme certaines qui figuraient aux Arts décoratifs [l’exposition de 1925 à Paris]. Le principal est qu’elle doit être très moderne, très dernier cri et très décorative » (lettre du 30 novembre 1926 à Gentil et Bourdet). Il veut une dominante or, avec du violet et du noir. La maquette plus simple que présentent les mosaïstes parisiens pour rester dans l’enveloppe financière envisagée déçoit l’architecte, qui finit par s’adresser à Isidore 0dorico… Sa famille est originaire de la province italienne du Frioul où s’est développé un savoir-faire particulier dans l’art de la mosaïque. Son père Isidore I (1845-1912) et son oncle Vincent sont venus travailler sur le chantier de l’opéra Garnier à Paris, sous la direction du grand mosaïste Facchina. En 1882, ils s’établissent à Rennes. C’est une entreprise prospère qu’a reprise Isidore II après des études à l’école des beaux-arts de Rennes.

Odorico part d’un projet réduit pour proposer peu à peu des améliorations. Bientôt la frise colorée mise en valeur sur un fond de carreaux blancs se transforme en décor en plein sur toute la façade, soit une oeuvre déployée sur près de 55 m de longueur et 25 m de hauteur ! Le crescendo de l’ornementation séduit architecte et actionnaires : on passe d’un sage revêtement d’ocre jaune qui met en valeur les premiers niveaux à des bleus de plus en plus foncés, animés des motifs caractéristiques de l’Art Déco, faisceaux, cercles et volutes, comme le montre le projet d’élévation daté du 30 mars 1927. Aux grès cérames et émaux industriels sont associés des matériaux artisanaux taillés à la marteline (marteau tranchant) : pâtes de verre, smaltes, ors. Certes, on passe aussi d’un devis de 70 000 à plus de 225 000 francs, mais qu’importe : Odorico a persuadé tout le monde qu’on ne peut faire autre chose.

La pose des mosaïques débute fin janvier 1928. Elle est assez longue... Les mosaïques sont assemblées par plaques de 50 x 50 cm... suivant la technique de pose indirecte « a rivoltatura » ou méthode « Facchina ». Les tesselles sont assemblées à l’envers sur une feuille de papier kraft dans l’atelier et posées sur place grâce à des dessins techniques précis (méthode du calepinage). Il y faut onze mois, d’autant qu’Odorico suit en même temps l’énorme chantier du casino Balnéum de Dinard. Mario Bortolus, très connu par la suite à Angers pour son entreprise de mosaïques, y acquiert l’expérience d’un bon conducteur de chantier. Le résultat est spectaculaire. La belle façade conçue par Jusserand devient un manifeste Art Déco complet et incomparable. Comme toute nouveauté, elle ne plaît pas à tout le monde... Les uns la trouvent splendide, les autres fustigent les couleurs trop criardes (article de Triboulet dans La Presse angevine, grelots d’Angers et d’ailleurs, 5 août 1928). Quoi qu’il en soit, la Maison bleue est un « étendard » pour Odorico qui lui permet de développer son entreprise. Il a déjà une succursale à Nantes, il en ouvre une à Angers 17 rue d’Assas en 1932, dont le représentant est Dominique Mander, celui-là même qui a assuré la direction de la pose des mosaïques de la Maison bleue.

Des magasins difficiles à négocier

Achevée en décembre 1928, la Maison bleue est-elle un succès commercial ? Les appartements ont trouvé preneurs auprès des actionnaires de la Société Immobilière du Boulevard grâce aux amis de Crêtaux et de Jusserand. L’entrepreneur Auguste Durand lui-même y installe le siège de son entreprise de travaux publics en novembre 1929, dans l’appartement d’angle du 1er étage, largement décoré de mosaïques par Odorico. En revanche, les six magasins restent longtemps vides. Ils sont mis à la vente et non en location-vente sur quinze ans comme pour les appartements. Les promoteurs de l’immeuble voulaient des commerces de luxe en rapport avec le prestige de l’opération. Mais les enseignes parisiennes n’ont pas trouvé intéressant d’ouvrir des succursales dans une ville jugée aussi modeste et peu avancée... Même la firme Cointreau n’a vu aucun intérêt à s’installer dans le magasin d’angle : la « marque mondiale » préférait investir les grandes capitales étrangères. Alors c’est une pharmacie qui s’installe à l’angle au début de l’été 1928, la pharmacie de Lucien Bréhéret, transférée de la place du Ralliement (elle se trouvait au 14, à l’angle de la rue d’Alsace, où sont actuellement les Galeries Lafayette), chassée par l’aménagement des Nouvelles Galeries. Les autres emplacements se négocient beaucoup plus lentement. Gabriel Crêtaux donne encore de sa personne en créant dans l’un d’eux la société Angers Parfums, en septembre 1928, devenue la parfumerie Louise. Son ami Henri Fillocheau, expert en immeubles, s’y installe également. Viennent ensuite les Chaussures Séria et la Compagnie du gaz en 1930, le Comptoir de la Bonneterie et la chemiserie Eddy en 1932, les assurances Chefneux et enfin Ribbrol - La Maison du Stylo - en 1939.

Remerciements

A Laurent Fraillon, qui m'a apporté son témoignage et des documents sur l'entreprise de son grand-père, André Fraillon,

A Christian Gasnier, pour ses recherches aux Archives départementales de Maine-et-Loire.

Bibliographie :

SARKISSIAN (Sevak), La Maison bleue, Angers, CAUE, 2002, 95 p.
GUÉNÉ (Hélène), Odorico, mosaïste Art déco, Bruxelles, AAM Éditions, 2000, 222 p.
LEMAÎTRE (Capucine), ENOCQ (Daniel), Odorico, l'art de la mosaïque, Rennes, éditions Ouest-France, 2023, 360 p.
VITARD (Stéphanie), Fiche Ville d’Art et d’Histoire, Ouvre une nouvelle fenêtre