Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 398, mars 2016
L’École des beaux-arts, de municipale devenue régionale en 1885, est en triste état en 1944 : locaux incendiés par les Allemands (bâtiment construit en 1924-1926 au jardin des Beaux-Arts) ; cours éparpillés en quatre endroits de la ville dans des locaux trop étroits ; nombre d’élèves en chute libre ; direction et professeurs vieillissants ; enseignement fossilisé ; livres de la bibliothèque déposés en vrac dans les greniers de l’hôtel de ville… Le tableau est sombre d’une école condamnée « à la médiocrité et au sommeil », « où la vie a cessé de circuler depuis longtemps » (rapports d’inspection, 1952 et 1953).
Une nouvelle direction
Une réorganisation et un rajeunissement des méthodes s’imposent : État et municipalité conjuguent leurs efforts à partir du début des années cinquante. Le grand artisan de la rénovation, c’est Pierre Thézé, nouveau directeur nommé à la rentrée de septembre 1950 pour remplacer l’Angevin Abel Ruel, atteint par la limite d’âge. Sculpteur, grand prix de Rome, il a trente-six ans, vient de Bretagne où son père est artisan ébéniste. Il a remporté de nombreux prix et séjourné à la Villa Médicis entre 1946 et 1949. Angers le séduit dès le premier contact. Il aime son élégance, apprécie son renom musical, ses richesses artistiques, ses jardins. Il a des idées bien déterminées pour relever l’école des beaux-arts. L’enseignement doit selon lui viser un triple but : détecter les artistes de demain, former des ouvriers pour aider l’industrie de la région, développer le sens artistique dans le grand public.
Et pour atteindre ces objectifs, il agit dans trois directions : budget, locaux, cours. De nouveaux moyens sont alloués à l’école des beaux-arts. La subvention de l’État est progressivement augmentée de 80 000 francs en 1949 à 1 080 000 francs en 1956. En 1951, la Ville inscrit 3 568 000 francs de crédits pour le personnel et 365 000 francs de frais de fonctionnement. Pour la reloger dans des locaux enfin convenables, elle achète l’hôtel d’Ollone, rue Bressigny, pour dix millions de francs en 1950. Les travaux traînent cependant en longueur. C’est seulement à la rentrée d’octobre 1959 que l’école peut prendre complète possession de ses nouveaux bâtiments, définitivement aménagés quelques mois plus tard. L’ancien château d’eau, jouxtant la propriété d’Ollone, est astucieusement transformé par les architectes Mornet et Gabreau en quatre ateliers entièrement vitrés.
Nouveaux cours et nouvelles têtes
Le rajeunissement des méthodes est essentiel. Le contenu de l’enseignement n’avait pas changé depuis la fin du XIXe siècle, incluant une orientation artisanale et industrielle : peinture, dessin, anatomie, architecture, composition décorative, modelage et sculpture, géométrie, dessin appliqué à la mécanique et à l’industrie, stéréotomie, trait de charpente et de menuiserie. De nouveaux cours sont créés : mode, histoire du costume et histoire de l’art, décoration plane et en volume, art graphique, lettre, publicité, gravure. De nouveaux professeurs sont recrutés : Jacques Linard, James Guitet, Jacques-Henry Martin, Jules Poulain, Jean-Marie Rivoire-Vicat, François Filliol de Raimond…
Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’école des beaux-arts n’avait jamais eu de cours de gravure lorsque celui-ci est ouvert, fort modestement d’abord, au printemps 1953 sous la direction de Charles Tranchand, peintre et graveur angevin très connu. Le journaliste du Courrier de l’Ouest, Joseph Racapé, s’en fait l’écho le 9 décembre 1953. Le cours se déroule tous les samedis pendant trois heures. Il compte huit élèves, choisis parmi les meilleurs du dessin, de la sculpture et de la peinture. Malheureusement le matériel se réduit à peu de chose, une petite presse taille-douce pour les gravures sur métal, rue Saint-Éloi, dans une salle du bâtiment de l’Institut municipal. Il n’y a pas de presse lithographique, contrairement à ce qui est indiqué dans l’article de presse. Charles Tranchand doit abandonner son professorat à la fin de l’année scolaire 1953-1954 pour raison de santé (il meurt le 15 mai 1955) et c’est Jacques Linard, professeur de décoration à Angers depuis neuf mois, qui assure, entre octobre et décembre 1954, l’intérim du nouveau cours complet de peinture-gravure - seize heures d’enseignement - dont la création est votée par le conseil municipal du 12 juillet 1954.
Développement du cours de gravure
Le recrutement se fait en novembre, lors d’un grand jury à l’hôtel de ville, présidé par Georges Fontaine, inspecteur général des beaux-arts. Une première sélection a retenu huit candidats sur une trentaine, dont Jacques-Henry Martin qui remporte le concours. Ancien élève de l’école des beaux-arts de Nancy, professeur à l’école de Metz, il s’apprêtait à postuler aux beaux-arts de Rouen, quand son compatriote nancéen Jacques Linard le décide à se présenter au concours d’Angers : tout est à créer, le directeur Pierre Thézé, jeune prix de Rome, se trouve un peu dans le vide.
Le nouveau professeur de peinture et de gravure prend ses fonctions le 5 janvier 1955. Le Courrier de l’Ouest le présente dès le 26 janvier :
« C’est un tout jeune homme. Il n’a que 26 ans. En dépit d’apparences réservées, on serait presque tenté de dire, timides, il sait ce qu’il veut et vous l’explique très nettement, avec la plus grande clarté. Ses projets sont bien établis et il n’hésite pas un instant sur les moyens à employer pour la réalisation. Voilà qui dénote une volonté affirmée, un caractère solide. »
Le cours de gravure trouve avec lui sa véritable fondation. Il crée un atelier complet pourvu d’un triple équipement : presse typographique Stanhope pour la gravure sur bois, presses lithographiques pour la gravure à plat, presses pour la gravure en creux (taille-douce). Les presses lithographiques proviennent d’imprimeries, mais la grande presse pour la gravure en taille-douce est d’une provenance plus prestigieuse. Ce n’est rien moins que celle du grand artiste nancéen Victor Prouvé, qui l’avait fait fabriquer sur mesure pour son usage personnel. Elle était passée ensuite chez Étienne Cournault, autre artiste lorrain. Cette machine convoitée devait partir pour Oran, quand Jacques-Henry Martin l’a retenue. Un atelier de typographie est également monté, le seul d’une école de province avec celui de Nancy.
Un autre article du Courrier de l’Ouest, du 16 mars 1956, présente « comment travaillent les jeunes graveurs », encore installés dans des ateliers de fortune, dans les communs de l’hôtel d’Ollone. L’atelier de gravure est une pièce d’à peine 4 m sur 3. « Pour aller du bac des acides au placard des plaques gravées, du réchaud à gaz à la table où reposent les épreuves, il faut tourner autour d’un engin imposant », la presse mécanique à volant de Victor Prouvé, récente acquisition, « qui vaudrait neuve à l’heure actuelle plus d’un million » et faire attention aux accidents toujours possibles ! Le métier de graveur est à la fois délicat et méticuleux, un métier d’orfèvre, et un métier sale (encre, vernis…). Il réclame un véritable laboratoire chimique et des qualités de patience. Tous les procédés sont étudiés : gravure en relief sur le bois ou xylographie (dans le fil du bois ou en sens inverse, le bois de bout), en creux sur le métal (eau-forte au burin ou à la pointe sèche, aquatinte avec emploi de résine, manière noire), à plat sur pierre calcaire lithographique.
La gravure est une spécialité à option. La première année est réservée à l’initiation aux techniques et à l’histoire de la gravure, accompagnées d’exécutions simples en linogravure ou en lithographie suivant le niveau. Les élèves de deuxième année s’initient à la gravure en taille-douce et à l’impression lithographique. En troisième année, ils approfondissent leurs connaissances et exécutent toutes les formes de gravure. Un dossier de travaux personnels leur est demandé.
Une des premières écoles des beaux-arts de France
En 1956, le résultat de ces réformes se fait déjà sentir. Les élèves inscrits qui étaient 260 en 1950 sont au nombre de 361. L’école comprend 15 professeurs, dont 4 titulaires à temps complet, nommés par concours. Le nombre d’heures de cours est passé de 87 h ½ en 1950 à 157 h ½. Aussi, le 10 janvier, par arrêté ministériel, l’école d’Angers est-elle élevée à la première classe et l’on parle même un moment de la transformer en école nationale. Les résultats au Certificat d’aptitude à la formation artistique supérieure (CAFAS), créé en 1954, sont excellents. Les sept élèves présentés sont tous reçus (année scolaire 1955-1956). Le rapport d’inspection de 1956-1957 est élogieux (Archives municipales, série R) : « Il n’y a rien à ajouter aux appréciations de l’année passée, sur le bon travail de MM. et Mmes Linard et Martin, de M. Guilleux, de M. Gabreau et de M. Poulain, si ce n’est de signaler l’heureuse fortune pour les candidats au CAFAS de pouvoir profiter d’un atelier de vannerie que la chambre d’apprentissage de la vannerie et du tissage a confié à Mme Linard. » L’inspecteur général Georges Fontaine ajoute sa note personnelle :
« Angers continue à se maintenir aux premiers rangs des écoles de France. Pour la première session du diplôme national des Beaux-Arts, si attendue et si observée, Angers a l’honneur d’avoir le numéro un du classement général, avec la très exceptionnelle mention « très bien ». Par ailleurs, les six candidats au certificat théorique [le CAFAS] (trois graveurs et trois décorateurs) ont tous été reçus. »
Les épreuves du CAFAS sont longues et complexes, comme le souligne un article du Courrier de l’Ouest du 5 avril 1957. Pour un étudiant qui choisit l’option gravure, un premier certificat sanctionne les épreuves théoriques : culture générale, histoire des civilisations, histoire de la gravure, analyse écrite d’une œuvre d’un artiste accompagnée de croquis. Les techniques de la gravure font l’objet d’autres épreuves écrites et illustrées de croquis. L’étudiant doit aussi présenter un mémoire sur un sujet d’histoire régionale de son choix. Les trois étudiants graveurs de l’année 1956-1957 ont retenu l’histoire de l’ardoise, les rimiaux d’Anjou et les poésies sur la vigne. Chacun compose un ouvrage abondamment illustré dont il imprime lui-même le texte à l’atelier de typographie. Le second certificat est uniquement constitué d’épreuves pratiques, de dessin et de gravure, sur un thème régional : paysage, portrait, illustration d’un texte donné à l’examen. Les admissibles présentent eux-mêmes au jury le dossier de leurs travaux personnels constitué au cours de leurs années d’études.
D’année en année, les rapports d’inspection restent louangeurs :
« M. Thézé dirige parfaitement bien cette école, et les résultats qu’il obtient chaque année sont excellents. Les élèves se classent très bien dans les examens et concours. L’an dernier, Bernard Lattay a obtenu une mention « très bien » pour son diplôme de gravure. Cet enseignement très homogène est dispensé par une équipe de professeurs jeunes pleins d’allant. M. Linard est chargé de la décoration et de la publicité, M. Martin de la gravure et de la peinture. […] Je ne terminerai pas sans signaler les classes pleines de fraîcheur et de goût dirigées par Mesdames Martin et Linard qui sont destinées aux enfants des cours du jeudi et du dimanche. » (rapport de mars 1958).
Georges Fontaine y ajoute comme d’habitude sa note personnelle, soulignant que le corps enseignant est exclusivement nancéen, à l’exception du directeur, puisque le professeur de dessin a lui aussi été remplacé par un Nancéen.
De nouveaux artistes à Angers
Le Panorama des six dernières années d’action municipale (1953-1959), publié par Victor Chatenay, mentionne le succès de l’école régionale des beaux-arts : 421 élèves, la cinquième place sur les treize établissements français de même catégorie. Les professeurs n’y restent pas dans un honnête professorat. Ils développent d’importants travaux personnels, exposent. Dès juin 1955, à l’exposition itinérante de la « Jeune gravure contemporaine » au musée des Beaux-Arts, patronnée par les Musées nationaux, les jeunes professeurs Jacques-Henry Martin et Jacques Linard sont invités à présenter quelques-unes de leurs œuvres en gravure, mais aussi en peinture. Des artistes qui sont en « perpétuelle recherche », comme l’écrit Henry de Grandmaison dans son article « Jacques-Henry Martin, de la gravure à la peinture. Une perpétuelle recherche » (Ouest-France, 13 février 1963).
« Jacques-Henry Martin n’est pas de cette race de peintres « assis », contents de ce qu’ils font et protégeant avec plus d’orgueil que d’honnêteté la recette qu’ils ont trouvée et qui leur assure, soit une certaine réputation facile, soit un confort. Pour lui, tout est vie, tout est donc évolution dans l’art, tout est transmutation et l’alchimiste entre dans le jeu avec ferveur et enthousiasme pour redécouvrir le monde, dans ses lignes, dans ses volumes, dans ses espaces, dans ses couleurs. […] Son art est en mouvement, en révolution, en rénovation, à la recherche de cette essence de la beauté à laquelle on ne touche jamais, mais que l’on parvient à frôler. »
Ce qui le conduit aussi à faire venir des artistes de grand renom, ou appelés à l’être. Thomas Gleb, Henri Goetz, James Guitet, Roger Chastel et François Morellet exposent ainsi pour la première fois à Angers, à l’école des beaux-arts, tandis que le graveur Bertrand Dorny, les frères Baschet, musiciens et sculpteurs qui fabriquent des instruments sonores avec du verre et du métal, ou le tisserand Place-Lecaisne sont invités comme artistes-visiteurs pour des conférences-démonstrations d’une journée.
Avec mes remerciements à Monsieur Jacques-Henry Martin pour les nombreux renseignements et photographies qu’il m’a fournis.