Les premières... et dernières corridas

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 363, mai 2012

Qu’Angers ait pu avoir des corridas paraît aujourd’hui surprenant. En 1950 déjà, le souvenir en était complètement effacé : « Nous aurons, écrit « Philinte », journaliste au Courrier de l’Ouest, le 27 avril, deux grands spectacles tauromachiques jamais vus dans notre cité où tout n’est que calme et douceur… » Et pourtant les corridas ont constitué le clou des grandes fêtes de 1894 et 1898. Mais la mémoire est sélective. Le tempérament angevin, à l’opposé du caractère méridional, ne s’est pas passionné pour le sport favori de l’Espagne, du Portugal et du Midi de la France.

Les années 1880-1890 multiplient les fêtes pour animer les différents quartiers de la ville. Un comité se crée en 1884, avant l’officielle Société des fêtes, fondée en 1901. Après avoir régulièrement organisé des fêtes de charité, la Doutre, pour 1894, veut frapper un grand coup. Le docteur Bichon, président du comité d’organisation, conseiller municipal et conseiller général, président de la Fanfare d’Angers-Doutre, est soucieux d’attirer la prospérité sur le quartier. La grande Fête des Fleurs de 1894 doit être extraordinaire. Tous les plaisirs sont convoqués : retraites aux flambeaux, fête foraine, festival des sociétés musicales, ballon captif, grandes courses vélocipédiques, fête de gymnastique, danse serpentine dans la cage aux lions… Le point d’orgue ? De grandes courses de taureaux !

Félix Robert, premier matador français

L’impresario des courses, Campion, passe contrat avec un matador, non des moindres : le premier matador français, Félix Robert. Sa carrière est un roman. Pierre Cazenabe, dit Félix Robert (1862-1916), est né à Meilhan, près de Tartas, sur la route de Dax. D’abord sabotier, puis garçon de café à Mont-de-Marsan, il s’oriente vers la course landaise. C’est un succès. On le surnomme en 1881 « l’écarteur luisant ». Bientôt, il conquiert ses galons dans la corrida espagnole et obtient en 1893, dans une école tauromachique de Séville, un diplôme de matador français. Après des succès à Alger, Bordeaux, Vérone où il défile en « torero di Spagna », mais avec un béret basque, Félix Robert se fait un nom dans la presse internationale en octobre 1894. Le 24, avec Paul Nassiet, il terrasse un taureau échappé dans les rues de Dax. Le New-York Herald titre : « Sensational Corrida ». Le 18 novembre 1894 à Valence (Espagne), il est - semble-t-il – le premier matador français à prendre une alternative espagnole (investiture au titre de matador), qu’il renouvelle dans les arènes de Madrid en 1895. À Marseille, le 2 août 1896, on le porte en triomphe aux cris de « Vive les libertés du Midi », « Vive la mise à mort ». Le matador français a plus d’engagements qu’il n’en peut accepter, en France, en Espagne, au Portugal, jusqu’au Mexique où il épouse la fille d’un banquier et parlementaire. Chassé par la révolution mexicaine de 1910-1911, il crée aux États-Unis, près du lac Salé, un cirque de cent chevaux et une écurie de courses. C’est l’une des soixante personnalités de l’Ouest américain, à l’égal de Billy the Kid.

 

Les courses de 1894

Félix Robert arrive à Angers le 16 juin 1894, déjà auréolé de gloire. Sa photographie est exposée à la chemiserie Crémieux, place du Ralliement, et il y a foule devant la vitrine pour contempler ce « beau garçon, bien campé » (Le Patriote de l’Ouest, 16 juin). Avec sa cuadrilla, il défile en tête du cortège de la retraite aux flambeaux ce soir-là, juste derrière la musique de 135e de ligne. Les Angevins sont déçus : les toreros sont en costume de ville. De leur côté, les taureaux de Camargue ont débarqué la veille, dans une voiture de déménagement. Les arènes en bois – construction provisoire – ont été édifiées place La Rochefoucauld. Cinq spectacles s’y déroulent, les 17, 21, 24, 28 juin et 8 juillet. 3 200 spectateurs assistent aux premières courses, le dimanche 17 juin. De chaleureux applaudissements saluent les prodiges du matador français et de ses collègues. On admire les jeux tauromachiques landais les plus variés - notamment le saut sans perche et les pieds dans un béret, le triple saut d’ensemble - mais aussi les jeux espagnols. Aucune des cinq courses ne correspond cependant à la véritable corrida espagnole. La mise à mort est remplacée par un simulacre, conformément aux lois françaises. Félix Robert, retenu par d’autres engagements après le 24 juin, assure brillamment les trois premières. Il est remplacé par l’espagnol Angel Adrada pour les deux dernières. À la souplesse et à l’agilité de la cuadrilla française succèdent l’audace et le sang-froid des Espagnols. Tous soulèvent une avalanche d’applaudissements, de fleurs, d’éventails et d’oranges… La recette moyenne des trois premiers spectacles dépasse les 6 000 francs. Elle est plus faible pour les deux suivants, moins suivis.

1898 : « cette fois, la vraie corrida »

Le Comité des fêtes parvient de nouveau à faire venir à Angers Félix Robert, alors au faîte de sa gloire. Les arènes provisoires en bois – de 8 000 places – sont encore édifiées place La Rochefoucauld. Les nouvelles courses, écrit Le Patriote de l’Ouest du 4 juillet 1898,

« offriront certainement un autre attrait que celles qui ont eu lieu [en 1894], soit dit sans les débiner, car celles-ci seront de véritables courses comme celles d’Espagne avec des taureaux que l’on ne traite pas en animaux domestiques auxquels on va ferrer la patte, les exercices terminés. Les taureaux qui paraîtront les 10, 14 et 17 juillet seront si fatigués, si fatigués de leurs exercices, la espada Félix Robert fera si bien le geste de les tuer qu’ils ne reparaîtront jamais dans une arène. […] Le personnel employé sera suffisant pour que tout le cérémonial décent en pareille occurrence soit mis en œuvre, la résistance des picadores sera assez grande, l’agilité des capeadores et des banderilleros, l’audace froide de la espada assez imposante pour que l’on hurle et trépigne, jette cigares et bonbons dans l’arène comme à Séville ou Grenade […]. Nous aurons l’occasion de revenir sur le sujet avant les courses, mais disons déjà que l’idée en a été saluée avec un véritable enthousiasme par la population angevine qui a trop de soleil dans ses vins de tapage pour n’être pas à un moment donné assez méridional pour se laisser emballer par la lutte de l’homme contre l’animal puissant et furieux. »

L’enthousiasme dure peu. Pour la première fois, des critiques s’élèvent contre les corridas. Certes, la plume du Patriote de l’Ouest chargée du compte rendu publié le 12 juillet - déguisée sous le pseudonyme de Gribouille Flâneur - n’est pas celle du 4 juillet, mais elle traduit le sentiment de beaucoup d’Angevins. D’abord, les places sont chères : 10 francs pour la tribune d’honneur, 5 francs aux premières, 3 pour les secondes, 2 au promenoir. Songeons qu’un ouvrier de la manufacture d’allumettes de Trélazé gagne 6,60 francs par jour en 1902 ; une ouvrière, 5,05 francs seulement. Mais pourtant, poursuit le journaliste, « la belle comédie d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, a fait salle comble au théâtre municipal, le moindre fauteuil se vendant au poids de l’or ». Les Angevins préfèrent donc les spectacles qui parlent à l’esprit…

La course landaise intéresse, en particulier le saut en longueur, exécuté par dessus les vaches au moment où elles baissent la tête pour donner leur coup de corne. « Cette lutte de souplesse, d’adresse, entre ces Landais si lestes qu’ils semblent en caoutchouc et les génisses futées, rusées, hargneuses qui, cela se voit, éprouveraient une réelle joie à défoncer quelques côtes ou à empaler quelques-uns de ces messieurs […], c’est la première partie de la course, elle s’achève. Personne n’a sérieusement de mal et l’on est passé par de très poignantes émotions. Bravo ! Bravissimo. »

Les choses se gâtent après l’entracte. La course espagnole commence. Le sang va couler. Le ciel vire à l’ardoise. L’ambiance n’y est pas. « Et puis, cela manque de cris, on ne s’appelle pas, on ne s’interpelle pas. Les gens qui parlent n’ont pas cet accent redondant et sonore qui anime et qui étourdit. » L’insoutenable arrive. Les chevaux ne sont que pauvres rossinantes efflanquées. Le taureau n’en fait qu’une bouchée. « C’est dans l’assistance un frémissement d’horreur qui ne fait que s’accentuer lorsque les intestins du cheval blessé commencent à pendre sanguinolents hors de la plaie béante. […] Le public s’anime de dégoût. Le cheval qui a été frappé le premier, excité par la souffrance, essaie de trottiner autour de la piste, ses tripes ballottent, laissant tomber quelques gouttes de sang. C’est profondément écœurant. » Des hommes pâlissent. Des dames quittent l’arène un moment, d’autres détournent la tête.

 

Protestations

Conclusion ? Après la mise à mort du taureau, Félix Robert salue et reçoit des cigares qu’on lui lance, des demi-londrès. « En Espagne aussi, souligne le commentateur, on accable le matador de cigares, mais ce sont des puros, des havanes… Eh bien, dans cette différence de cigares est la différence qu’il y a entre les courses d’Espagne et celle d’Angers, la même qui existe entre un havane et un demi-londrès. Le demi-londrès est un bon cigare, loyal, honnête, mais ce n’est pas le puro parfumé et capiteux. » Le journaliste du Petit Courrier, Émile Marchand, est bien plus sévère :

 

« À la fin du spectacle, M. Pitre, commissaire de police, a verbalisé pour la mise à mort des taureaux et  celle des chevaux. Nous ne pouvons qu’approuver cette verbalisation, surtout en ce qui concerne les chevaux. Que les infortunés espagnols vantent tant qu’ils voudront leurs courses de taureaux. Dans leur pays, elles procurent peut-être des jouissances particulières. Pour nous, tout en laissant à chacun la liberté de prendre son plaisir où il le trouve, nous considérons comme ignoble la vue de ces chevaux, qui ne tiennent plus sur leurs pattes, et dont on fait labourer le ventre à coup de cornes. Cette exhibition de tripes à la mode d’Espagne est affreux. Autres lieux, autres mœurs. » (Le Petit Courrier, 11 juillet)

 

 

Le conseiller municipal Tarlé, dans une lettre adressée au maire et à la presse, proteste contre ce « spectacle répugnant, triste parodie des corridas espagnoles ». Aux courses du 14 juillet, un incident comique est créé par un spectateur qui se précipite dans l’arène pour protester en faveur des bêtes qui vont y trouver la mort. Félix Robert le sort prestement de la piste, l’enlevant comme un simple nourrisson. Le lendemain, le spectateur concerné rend visite au Patriote de l’Ouest, qui a rapporté le fait, jurant ses grands dieux qu’il n’avait pas été enlevé : « Il nous a fait remarquer sa taille d’un mètre quatre-vingts et sa corpulence proportionnée, insistant sur ce fait qu’il n’était point facile à soulever »…


Le 30 juillet, M. de Tarlé provoque un petit débat au conseil municipal, en demandant l’interdiction de telles courses à l’avenir. Il revient à la charge le 23 novembre, mais le conseil n’est pas unanime. « Si vous êtes l’ennemi des courses de taureaux, réplique le docteur Bichon, tout le monde n’est pas de votre avis. Un tiers au moins des habitants de la Doutre a été très heureux de les avoir. Ces fêtes ont fait beaucoup de bien dans le quartier, parce qu’elles y ont apporté beaucoup d’argent. » Finalement, le conseil est d’avis de n’autoriser ces courses que si les chevaux ne sont pas sacrifiés.

Rejet des corridas

En 1950, les courses de taureaux projetées pour le 28 mai par l’Amicale des anciens prisonniers, déportés, internés politiques et résistants de la police de France et d’outre-mer, soulèvent cette fois une vague de réprobation jusqu’à Constantine… Une lettre de demande d’autorisation est envoyée à la mairie le 16 mars. À la suite d’un entrefilet paru dans Le Courrier de l’Ouest du 20 avril, le premier président de la cour d’appel écrit au maire Victor Chatenay : « Les services de police (sic) organiseraient le dimanche de la Pentecôte une authentique corrida avec quatre mises à mort. Je vous serais personnellement obligé de bien vouloir me donner l’assurance qu’il s’agit là d’une annonce fantaisiste et que personne n’a envisagé sérieusement l’organisation en Anjou d’une corrida avec mises à mort. »

Réponse du maire : aucune autorisation n’a été demandée à la municipalité pour organiser une corrida, « cette manifestation aura lieu, je le présume, dans une enceinte privée ». Les dirigeants du stade Bessonneau et du stade du Crédit de l’Ouest, pressentis pour l’accueillir, se récusent. L’organisateur se rabat sur le stade des Banchais. Les sociétés protectrices des animaux rappellent l’interdiction - faite par la loi du 2 juillet 1850, dite loi Grammont - des courses au nord d’une ligne Bordeaux-Briançon, précisant que la Cour de cassation et le Conseil d’État ont déclaré qu’il appartient aux préfets de prendre des arrêtés d’interdiction quand les maires ne le font pas. Finalement, devant l’ampleur des protestations, l’arrêté préfectoral du 17 mai interdit toute course de taureaux dans le département, avec ou sans mise à mort. Ainsi se termine l’épisode des corridas angevines.