Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, Conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 425, été 2019
Je brade, tu brades, il brade, mais depuis quand bradons-nous ? Depuis 1929… La braderie était auparavant un mot inconnu : Angers n’est pas Lille. Cette pratique du Nord s’est implantée en Anjou grâce à la foire-exposition…
Une innovation de la foire-exposition
Fondée en 1924, pour renouer avec les célèbres foires du Sacre d’antan - en mai ou début juin, autour de la Fête-Dieu - elle cherche en 1929 à développer son rayonnement pour attirer davantage d’acheteurs. De nouvelles idées sont mises à l’étude. Des journées thématiques doivent créer de l’animation. C’est décidé : la VIe foire-exposition de l’Anjou, du 29 mai au 9 juin 1929 aura trois journées : la journée de la Publicité, la braderie et la journée du Toit, en lien avec les Ardoisières et l’École supérieure de couverture.
Le journal L’Ouest du 17 février explique ce qu’est une braderie : « La braderie nous vient du Nord et de l’Est : elle consiste à mettre en vente, au moyen d’étalages de fortune, établis sur la voie publique, tous les objets démodés ou défraîchis, tous coupons, articles d’occasion ou de curiosités, que possèdent les magasins et même les particuliers. » On n’est pas loin du vide-grenier ! Le journal précise que le comité d’organisation de la foire se propose d’expliquer aux commerçants le fonctionnement de la braderie et ses avantages par des conférences dans les différents quartiers de la ville.
Attirer par l’originalité
Une première réunion est organisée le 16 mai au syndicat d’initiative, à l’hôtel de la Godeline. Devant une salle archicomble, Rousset, président de la commission d’organisation de la braderie, originaire du Nord, détaille « d’une façon claire et précise comment la braderie se pratique dans le Nord et maintenant dans beaucoup de grandes villes de France où elle obtient chaque année un succès considérable » (L’Ouest, 18 mai). Le relieur André Bruel, de la rue Plantagenêt, indique la manière d’installer sur des tréteaux, des caisses ou « sur des installations des plus baroques » les marchandises à brader, « c’est-à-dire vendre à des prix sacrifiés ». Chacun doit faire l’effort nécessaire, « sans s’occuper si le voisin allait faire ou ne pas faire quelque chose ». Pour attirer l’acheteur, on insiste sur l’utilité des panneaux de publicité, des haut-parleurs et même des musiciens pour « créer une ambiance de gaieté qui donnerait à ce genre de vente son caractère tout spécial ». Le comité de la foire-exposition a préparé 600 affiches à donner aux commerçants et 40 000 prospectus à distribuer dans le département. D’autres réunions sont organisées dans la Doutre, faubourg Saint-Michel et rue Bressigny. Le jour J sera le 1er juin.
La veille de ce grand jour, les journaux déversent à leurs lecteurs une pluie de publicités dans lesquelles le mot « braderie » est décliné de toutes les façons. Chaque commerce tient à faire savoir qu’il participera à la manifestation. Certains, comme la Chemiserie Moderne, rue Baudrière, annoncent même : « Braderie pendant toute la foire » ! Bref : le mot d’ordre, c’est « On bradera !!! ».
Et la journée est un grand succès, une révélation si l’on peut dire, qui procure aux commerçants angevins, et même à quelques particuliers, des affaires très importantes. Tous les magasins ont rivalisé d’originalité pour brader selon les règles d’or de la publicité. « Ici un orchestre encourageait la clientèle ; là, un peintre en carton installé sur un échafaudage peignait en lettres inachevées le mot du jour « on brade »… ; ailleurs des hommes-sandwiches se promenaient avec d’immenses parapluies-réclame ; partout les vendeuses affairées annonçaient les prix inconnus jusqu’à ce jour. On a trouvé des chapeaux de paille à 3,50 F, des paires de chaussettes à 3 F, des souliers blancs à 6 F. On se serait cru transporté aux années d’avant-guerre. » (L’Ouest, 2 juin).
Priorité au commerce local
La philosophie de la braderie est révélée par les arrêtés municipaux pris à partir de 1934 pour sa réglementation et par une note - non datée - du maire, Eugène Proust, sans doute du début des années 1930. La braderie est destinée au « commerce local seul, afin de permettre à celui-ci d’écouler des stocks, des marchandises passées de mode ou défraîchies et d’en faire profiter la population. Les camelots ont un emplacement qui leur est réservé sur les boulevards, et c’est là seulement qu’ils peuvent s’installer. Un commerçant de la place d’Angers ne peut installer un autre banc que celui qu’il peut avoir devant son magasin qu’à la condition expresse d’ouvrir ce nouveau banc à plus de vingt mètres d’un commerce fixe vendant les mêmes marchandises » (Archives municipales, 2 I 295).
En 1932, la braderie semble avoir conquis définitivement droit de cité dans la vie angevine : « Depuis quatre ans que cette coutume est entrée dans les mœurs de notre cité, le succès ne fait que s’accentuer » (Le Petit Courrier, 3 juin). « De toutes les innovations qu’a créées en notre ville la foire-exposition, la braderie est certainement la plus populaire » (idem, 5 juin).
La braderie du 4 juin 1932 fait date. « Les commerçants ont compris que cette journée de braderie devait sortir de l’ordinaire » et ont voulu donner à chaque quartier une couleur particulière. En tout premier lieu, la rue de la Roë, « l’âme de la braderie », avec son marché chinois. Rue Lenepveu, « les « pick-up » accompagnent les boniments des vendeuses. Un magasin jette du 2e étage des cadeaux à la foule émerveillée. La fanfare du IVe arrondissement anime la Doutre. D’innombrables camelots sont installés partout, « au petit bonheur, dans tous les coins disponibles », ce contre quoi la municipalité voudra agir par ses arrêtés à partir de 1934. Le journal note que « les gens de la campagne » sont accourus en masse. Au final, le journaliste livre cette fine réflexion : « Il est curieux de constater combien l’acheteur, en dehors des articles habituels, est à l’affût de l’occasion, du « rossignol » bon marché qui lui permettra de se vanter auprès de ses voisins de la « bonne affaire » qu’il a pu réaliser à la braderie »…
En tout cas, la braderie est bienvenue, au milieu de la grande dépression causée par la crise de 1929. Le Comité de défense commerciale et industrielle, dont le siège est au 23 rue Voltaire, la prépare chaque année activement. Pour 1934, la braderie semble un moment remise en question. Va-t-elle être supprimée à cause du développement des magasins à prix uniques ? Le Comité présente un rapport à la chambre de commerce contre les « agissements » de ces nouveaux commerces. Fausse alerte. On maintient la braderie, devenue si populaire et dont on espère chaque année des « nouveautés sensationnelles : un bazar à Tombouctou par exemple ou un marché annamite, chinois… ou dans la lune, avec beaucoup de musique, des chansons, du bruit, des rires et de la gaieté » (Le Petit Courrier, 24 avril 1937).
Et de fait, chaque année apporte sa nouveauté. Pour 1937, le comité commercial de la rue de la Roë place la braderie sous le signe de la cerise, ce qui donne lieu à un défilé de chars du haut desquels on jette des poignées de cerises aux Angevins…
La braderie s’interrompt en 1940 pour reprendre en 1949. Depuis, elle n’a pas manqué une seule année.